Le narrateur vient d'écrire un scénario ésotérique au sujet de Melville, cherchant à appréhender l'intérieur de la tête mystiquement alvéolée d'un auteur qu'il adule. De fil en aiguille, il parvient à rencontrer le réalisateur Michael Cimino à New York, auquel il rêve de soumettre son scénario pour une adaptation cinématographique qui serait intitulée "The Great Melville". Il rend compte de cet échange singulier à celui qui l'a intronisé auprès de Cimino, et passe avec lui une soirée mémorable au Bofinger, tandis que se joignent à eux Isabelle Huppert et une certaine Léna Schneider, aux charmes de laquelle il succombe, et qui le conduit à égarer Sabbat, le chien de son voisin Tot, qu'il garde en son absence.
Au pays des romans suivant une structure convenue voire scolaire, répondant à un schéma conventionnel, Tiens ferme ta couronne fait figure d'exception notable.
C'est une expérience de lecture très particulière que nous propose l'auteur : la trame est imprévisible, les attentes du lecteur sont ballotées, on ne voit guère où l'auteur veut en venir, et il souvent malaisé d'appréhender la part du réel dans le récit - j'ai douté plus d'une fois, suspectant les effets hallucinatoires d'une drogue sur le narrateur, tant les événements rapportés semblent parfois incongrus.
Et c'est précisément ce qui fait le charme du livre. Yannick Haenel nous entraîne dans les tribulations détonnantes et dépaysantes d'un narrateur déjanté, souvent perdu dans d'interminables réflexions, alors que le quotidien et ses détails pratiques lui échappent.
Bien sûr, l'audace de l'auteur est délectable : faire de Michael Cimino et d'Isabelle Huppert des personnages de roman est osé, et je ne parle même pas du maître d'hôtel qu'il trouve être le sosie d'Emmanuel Macron, et qu'il nomme ainsi sans scrupule.
Le roman présente en outre le grand intérêt de mêler des réflexions d'ordre philosophique, sur l'écrivain et sa solitude par exemple ou sur l'oeuvre de Melville, et des scènes qui tiennent du vaudeville (le chien perdu, les moustachus qui s'invitent chez le narrateur alors qu'il visionne Apocalypse Now...).
Cette fantaisie, cette densité de matière et cette difficulté à saisir d'un regard les tenants et les aboutissants de l'intrigue m'ont fait penser aux films de David Lynch, et m'ont tenue en haleine pendant toute la lecture.
Je m'étais figurée une issue différente, et pensais notamment à des révélations concernant le personnage de Tot qui ne sont pas venues, mais cela n'a pas nui autre mesure à mon appréciation du roman.
J'ai donc pris grand plaisir à lire Tiens ferme ta couronne, qui sort des sentiers battus et ne ressemble à aucun autre livre. Il me reste donc à explorer davantage l'oeuvre de Yannick Haenel, que j'espère aussi démente et colorée.
"J'étais fou peut-être, mais j'avais écrit ce scénario pour faire entendre ce qui habite la solitude d'un écrivain ; je savais bien qu'une telle chose échappe à la représentation : personne n'est capablle de témoigner pour la pensée de quelqu'un d'autre parce que la pensée existe précisément hors témoin ; pourtant c'est ce que j'avais tenté de faire entendre dans mon scénario : la pensée de Melville - la population de ses pensées."
"Un écrivain, me disais-je, disais-je à mes amis, [...] est quelqu'un dont la solitude manifeste un rapport avec la vérité et qui s'y voue à chaque instant, même si cet instant relève de la légère tribulation, même si cette vérité lui échappe et lui paraît obscure, voire démente ; un écrivain est quelqu'un qui, même s'il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au coeur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation, à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l'être."
"Les étoiles ne meurent pas, elles déchirent la gorge des humains qui admirent le soleil. Il faudrait enfoncer un couteau dans la matière des journées, trancher le gras, y découper ce qui seul vous éblouit ; a-t-on besoin d'autre chose que de vertige?"
"Un roman, me disais-je : je vais écrire un roman. Après tout, n'avais-je pas vécu ces derniers mois de véritables aventures ? Pointel avait raison : la mort de Cimino rendait cette idée nécessaire ; mais en le rencontrant, j'avais rencontré aussi mille autres choses qui s'étaient mises à flamboyer dans ma vie. Je devais raconter ça : ce flamboiement."