"C'est une guerre interplanétaire, comme l'avait prévu Walter, et c'est ainsi que nous devons la mener".

Parfois, il y a des choses curieuses : revisiter une histoire, un livre, cela ne pose aucun souci ; mais envisager de reprendre l'univers d'un autre auteur pour en imaginer la suite, là, ça peut provoquer pas mal de remous. Les exemples sont nombreux et un nouvel exemple pourrait alimenter les discussions, avec la parution en France du nouveau roman de Stephen Baxter. En effet, "Le Massacre de l'Humanité" (parution en grand format chez Bragelonne) n'est ni plus ni moins que la suite d'un des premiers grands classiques de la SF : "la Guerre des Mondres", de HG Wells. En gros, les Martiens reviennent et ils ne sont pas contents ! Pour faire bien les choses, Bragelonne a eu l'idée de réunir les deux textes en un seul volume, avec un petit dépoussiérage de la traduction originelle de Henry D. Davray qui n'avait pas bougé depuis le début du XXe siècle signée Laurent Queyssi, afin de l'harmoniser avec sa traduction du texte de Baxter. "Le Massacre de l'Humanité" joue la carte de la fidélité envers l'oeuvre de Wells, tout en lui insufflant des techniques romanesques contemporaines. Et joue avec les conséquences sur l'histoire de notre planète de la première invasion martienne...
Treize années ont passé depuis l'arrivée soudaine sur la Terre des Martiens, la découverte de ces créatures étranges, de leurs monstrueux tripodes, du Feu Ardent et de la Fumée Noire qui ont fait tant de dégâts, de l'Herbe Rouge, disséminée sur leur passage. Treize années, et ceux qui ont traversé cette invasion et y ont survécu restent encore profondément marqués.
Walter Jenkins, l'homme à qui l'on doit le Récit de l'invasion, plus que tout autre. Il a fui l'Angleterre et vit désormais à Vienne, dans un hôpital où il est soigné par Freud en personne. Mais, il semble que son obsession demeure : les Martiens sont son unique sujet de préoccupation, lui qui redoute par-dessus tout de les voir revenir.
Walter en est certain, l'invasion de 1907 était un coup d'essai, l'objectif des habitants de la planète rouge reste le même : envahir la Terre et la débarrasser de ses habitants, par tous les moyens possibles. Il en est à ce point persuadé qu'il reprend contact avec ses proches, et particulièrement Julie Elphinstone, qui était alors mariée avec Frank, le frère de Walter, mais a divorcé depuis.
Il a voulu qu'elle réunisse autour d'elle quelques anciens combattants de ce premier conflit afin de leur faire part de son intuition. Outre Julie et son jeune collègue, le journaliste américain Harry Kane, on trouve Eric Eden, un héros de la guerre contre les Martiens, qui fut fait prisonnier avant de s'évader, et l'artilleur Albert Cook, qui tient un rôle important dans le Récit.
Lors de cette conversation, Walter fait part de son inquiétude à Julie. Il en est certain, une nouvelle invasion est pour bientôt, tous les signes sont réunis... Il lui demande de rentrer en Angleterre et lui confie en quelque sorte la mission de tout mettre en oeuvre pour la faire échouer. En effet, pour Walter, il est évident que le coup de chance de 1907 ne se reproduira pas.
Les Terriens ne peuvent plus se fier à la bactérie qui a décimer la première armada martienne. Pour Walter Jenkins, les Martiens ont mis ces treize années à profit pour mûrir un nouveau plan. Ils ont appris de leur échec et ont cherché des solutions. Et ils disposent toujours d'un avantage technologique énorme, malgré ce que les Humains ont pu apprendre de leur premier passage.
Il est convaincant, Walter, alors Julie, Eric et Albert rentre en Angleterre, un pays qui a bien changé. Reste maintenant à savoir s'il a vu juste en présidant une seconde invasion, ou s'il est bon à être définitivement enfermé dans une chambre capitonnée d'un hôpital viennois, aux bons soins du docteur Freud.
Si jamais il a raison, il n'y aura pas 36 solutions, il faudra être en ordre de bataille quand les cylindres martiens s'écraseront sur le sol terrien afin de profiter du bref laps de temps entre ces atterrissages et le moment où leurs tripodes seront capables d'entrer en action. Là, et seulement là, les Martiens seront vulnérables, pense-t-il.
A moins que...
A moins que les Martiens aient effectivement appris de leur première expérience et qu'ils aient pallier à leurs différentes lacunes. Walter Jenkins, c'est un peu le Ian Malcolm des conflits entre Mars et la Terre : il en a marre d'avoir toujours raison. Les Martiens arrivent et cette seconde invasion sera sans commune mesure avec la première...
Quelle bonne idée d'avoir adjoint le texte de Wells à cette suite signée Stephen Baxter. En effet, à moins que vous ne veniez de relire "la Guerre des Mondes" la semaine dernière, une petite remise à niveau n'est pas inutile (je l'avais lu adolescent, ça faisait loin, je me souvenais mieux de l'adaptation très libre de Steven Spielberg que du roman).
Non, ce ne sera pas inutile, car Stephen Baxter s'appuie vraiment sur le texte originel. Mais, il lui apporte tout de même certains éléments qui n'apparaissait pas dans le Récit, comme l'appelle les personnages du "Massacre de l'Humanité", de Walter Jenkins. Tiens, en voilà un, d'élément supplémentaire : on ne connaissait pas le nom du fameux narrateur de "la Guerre des Mondes".
D'ailleurs, bon nombre des personnages du livre de Wells n'étaient pas appelés par leurs noms et d'autres, comme Eric Eden ou le général Marvin, n'y faisait qu'une apparition éclair. En donnant de l'ampleur à cette suite, Stephen Baxter y apporte aussi une structure narrative qui soit plus confortable pour le lecteur, et c'est une très bonne chose.
Mais il conserve le côté éclaté du récit qu'il y avait chez Wells, avec un narrateur central, en l'occurrence une narratrice, puisque c'est Julie Elphinstone qui prend le relais de Walter et centralise les histoires des autres protagonistes. Cela permet de conserver le côté témoignage direct qu'il y a dans "la Guerre des Mondes" tout en offrant au lecteur la vision sur plusieurs théâtres d'opération.
Ah, Julie... Je me suis demandé si son patronyme, Elphinstone, était une référence à Lord Keith, qui fut chargé d'annoncer au nom de la couronne britannique son exil à Saint-Hélène. Passé ce point onomastique, intéressons-nous à cette jeune femme, qui n'avait que 19 ans au moment de la première invasion martienne.
A l'approche de la seconde, on découvre une femme indépendante, qui a choisi de divorcer de Frank Jenkins et de mener sa carrière professionnelle en priorité. Devenue journaliste, elle va non seulement prendre une part directe dans la lutte contre les Martiens lors de la seconde invasion, mais va en tirer le récit que l'on a en main en collectant les témoignages des différents protagonistes.
Courageuse et intuitive, elle va se jeter dans la bataille, tout en sachant que c'est à elle que Walter a confié la difficile mission de faire échouer l'invasion. Sauf qu'elle n'a aucune idée de la manière d'y parvenir... Dans "la Guerre des Mondes", le récit de Walter donnait l'impression qu'il avait subi les événements plus qu'autre chose, pour Julie, c'est tout l'inverse.
Elle prend les choses à bras le corps, paye de sa personne, se lancent dans des aventures folles, prend des risques et recherche la solution qui permettra au monde d'échapper à l'emprise martienne. Elle n'est pas le seul personnage féminin fort, à ses côtés, elle va pouvoir compter sur Verity Bliss, jeune femme d'une vingtaine d'année, une VAD, une volontaire endossant le rôle d'infirmière.
Sans doute Julie retrouve-t-elle en partie en Verity ce qu'elle était lors de la première invasion. Mais, Verity va aussi être très utile à la journaliste pour comprendre la situation et ce qu'implique véritablement l'occupation martienne qui va s'instaurer... Verity, c'est un peu une frustration pour moi, j'aurais aimé voir ce personnage prendre plus de place, grandir, gagner en épaisseur...
Il est toutefois intéressant de souligner que Stephen Baxter a choisi de faire reposer son histoire en très grande partie sur les épaules d'une femme, de lui confier le rôle de narratrice et d'historienne de la seconde invasion, en quelque sorte. Il en fait aussi un personnage entier, un peu candide, peut-être, mais sans les zones d'ombre qu'ont les personnages masculins. Il en fait surtout une vraie héroïne.
Et puisqu'on a évoqué le texte de Wells, il est amusant de voir comment Baxter joue avec ce Récit. Il en fait un témoignage peu fiable aux yeux de tous, signe de la mégalomanie de Jenkins, de ses contradictions, aussi. Les personnages qui y apparaissent ne s'y reconnaissent pas vraiment et gardent une certaine rancoeur envers l'auteur du récit, qui tire un peu trop la couverture à lui.
Certes, Walter Jenkins a peut-être forcé le trait dans son récit, il s'est peut-être donné le beau rôle dans sa relation de la première invasion martienne, mais bientôt, tous verront, hélas, que l'hurluberlu égocentrique et peu sympathique est un visionnaire qui a tout compris, tout prévu avant tout le monde. Même pas besoin de convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé...
De même, Stephen Baxter définit le contexte plus précisément que ne le fait Wells. Il a choisi 1907 en fonction des éléments fournis par Wells, mais aussi de recherches astronomiques qui s'en approchent le plus. Amusant, car cela fait de "la Guerre des Mondes" un roman d'anticipation, puisque paru à l'origine en 1898.
Mais, ce choix de l'année 1907 est intéressant à plus d'un titre : en laissant passer treize années, laps suffisant pour que la crainte des Martiens retombent, mais pas pour que les principaux acteurs du Récit ne puissent plus être en état de jouer un rôle, il ouvre une autre porte vraiment très intéressante, celle de l'uchronie.
En effet, si la première invasion martienne a été circonscrite à l'Angleterre, ses conséquences ont touché le monde entier, l'Europe au premier chef. Et, de mon point de vue, l'une des excellentes idées de Baxter est d'imaginer que les destructions subies par l'Angleterre ont rebattu les cartes diplomatiques et géopolitiques.
C'est toute l'histoire de ce début de XXe siècle que redessine Baxter pour préparer le terrain à sa seconde invasion martienne. Tous les rapports de force, en Angleterre, en Europe et jusqu'aux Etats-Unis, sont modifiés, notre vision du monde déplacée et les conséquences de la première invasion trouvent peu à peu leur place.
Car le roman de Wells, il est vrai, connaît une fin très abrupte, et donc assez ouverte. Une ouverture où s'engouffre Stephen Baxter qui peut ainsi jouer sur plusieurs registres : ce qui est raconté par Wells, l'Histoire telle que nous la connaissons, mais aussi sur le plan littéraire et même scénaristique, disons-le, car "le Massacre de l'Humanité" est un roman très visuel.
Tout cela permet à Baxter de refondre des éléments historiques dans son roman de science-fiction. Les deux guerres mondiales que nous connaissons se retrouvent d'une certaine manière dans "le Massacre de l'Humanité", Stephen Baxter "jouant", je mets des guillemets, car, pour certains aspects, le jeu repose sur des éléments sinistres, avec les faits que nous connaissons.
C'est d'ailleurs peut-être là qu'il s'éloigne le plus de Wells : l'un joue véritablement sur la carte futuriste pour écrire un roman qui, plus d'un siècle après sa parution, reste tout à fait impressionnant ; l'autre utilise ce que l'on sait de la période qui nous sépare de Wells, et donc, du passé tel que ses lecteurs en ont connaissance, pour construire son uchronie.
Il y a tout de même quelque chose de très ludique, dans cette lecture, comme souvent avec l'uchronie. La manière dont ce genre se démarque de l'histoire, l'utilise pour en donner une version alternative est quelque chose qui divertit le lecteur que je suis, parce que cela offre des repères et des pistes de réflexion. On peut s'associer au jeu que l'auteur met en place.
Un jeu qui repose aussi sur pas mal de clins d'oeil, aussi. Dont certains adressés directement à HG Wells, qui apparaît presque malgré lui, vous le verrez, dans une mise en abyme assez réussie. D'autres auteurs ont aussi droit à leur caméo, de Bram Stoker à Conan Doyle (mais pas celui de Holmes), en passant par Conrad. Entre autres, et sans oublier le clin d'oeil à l'autre Welles, Orson, obligatoire.
J'avais prévu d'enchaîner, comme vous l'avez vu, quelques lectures "spatiales" (il y en aura encore une à venir), entre space operas et planet operas, mais l'ordre n'était pas particulièrement recherché. Or, j'ai été assez troublé de voir les passerelles que l'on pouvait tirer entre "La Forêt sombre", de Liu Cixin, et "le Massacre de l'Humanité", de Stephen Baxter...
Bon, vous me direz, c'est logique, c'est quasiment la même histoire, la Terre menacée par une invasion extraterrestre et comment on prépare la défense, la réplique, on cherche à trouver la parade à la supériorité technologique de l'adversaire, etc. Seule l'époque change, finalement. Oui... Mais, ce n'est pas tout à fait vrai.
D'abord, parce que l'invasion est effective, chez Baxter. Ensuite, parce que le laps de temps permettant de s'organiser n'est pas le même et, dans "le Massacre de l'Humanité", il est clairement question de résistance. Mais, les liens entre ces deux romans apparemment si lointains existent, et particulièrement dans leurs dénouements.
Et qui démontrent que la loi du plus fort n'est pas toujours la meilleure, que le roseau peut résister dans la tempête, plier sans rompre, à l'inverse du chêne de la fable. Ca pourrait être la morale de cette, de ces histoires, mais elle est sans doute ailleurs. Dans le fameux "Si vis pacem, para bellum", préparer la guerre pour obtenir la paix.
Herbert George Wells, qui dénonçait l'impérialisme britannique dans "la Guerre des Mondes", était un grand pacifiste (même si, en 1916, il a fait le tour du front, on l'y croise d'ailleurs dans "l'Adjacent", de Christopher Priest), mais c'était aussi un utopiste, qui a souvent, et très tôt, prôné l'Etat-Monde. Une idée à laquelle Stephen Baxter fait référence dans les dernières lignes de son livre.