« La chanson s’acheva et les applaudissements montèrent, comme si la pièce était remplie de pièges à souris » (p. 233). Avec Yelena Moskovich, les bonnes manières ont toujours quelque chose à cacher. Surtout la galanterie : quand un homme vous appelle « mon ange », ses intentions ne sont pas catholiques. « Tu ne vaux rien », « mon ange » : tels sont les deux refrains équivalents et contradictoires qu’on répète aux femmes tout au long du roman.
« Il y a des gens qui quittent leur corps et dont le corps poursuit sa vie sans eux. Ces personnes s’appellent Natasha » (p. 86). Natasha est le nom que donne l’autrice à toutes les femmes désincarnées, diaphanes, exilées d’elles-mêmes, et à toutes celles qui n’ont pas le droit à la singularité : « qu’elle soit bulgare, ukrainienne ou lettone, pour le client, elle est russe » (p. 97). Il ne s’agit pas seulement de telle émigrée ukrainienne ; la bourgeoise parisienne est aussi Natasha, à son insu. Ainsi de cette Béatrice, dont ses amants la quittent au bout de quatre semaine en songeant : « quel dommage, avec un tel corps… Mais elle n’est pas vraiment là » (p. 63).
Ukrainienne émigrée dès son enfance aux États-Unis, Yelena Moskovich a gardé la marque de plusieurs esthétiques littéraires concurrentes. La plus évidente, celle qui vaut sans doute sa traduction par Laura Brimo (spécialiste de littérature américaine), c’est le gothique américain. Les Natashas est aussi violent, cruel et malsain que pouvait l’être Ruby, de Cynthia Bond. L’écrivaine est alors semblable au personnage de Sabine, dont le métier consiste à modéliser les crash-tests à l’aide de « mannequins ceinturés qui s’écrabouillent contre des murs ».
Mais de temps à autres, le ton s’adoucit et une toute autre littérature surgit : le roman de l’absurde, burlesque et minimaliste. La scène du trajet en fauteuil roulant, où la narration se perd dans le détail, rappelle irrésistiblement les virées à vélo dans Molloy de Samuel Beckett.
Le mélange est réussi. Moskovich ne se contente pas de monter une modélisation spectaculaire, à l’américaine, des violences sournoises faites aux femmes. Dans certains dialogues surréalistes et tragi-comiques, on perçoit la possibilité de l’accrétion d’une communauté des rebuts, d’une solidarité des parias, paradoxalement permise par le rôle sans espoir et sans nuance que le masculin donne à jouer indifféremment à toutes les femmes. Le roman tente, par petites touches, une reformulation féminine de la devise originelle du communisme : omnia sunt communia, sed in primis dolor. Tout est en commun, et d’abord la douleur.
Ailleurs : une éclairante interview de l’autrice ; un exemple typique de réception critique américaine ; enfin la tournée de Moskovich à Paris.
Yelena Moskovich, Les Natashas, éditions Viviane Hamy, 2017, 250 p., 19€.
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