Tout d'abord, je voudrais m'excuser d'avoir mis tant de temps à te dire ce que je pensais du Bitume ou l'enfer de la route, écrit par ton double et complice Dominique Lebel. Ces derniers temps, je n'avais guère le cœur à l'ouvrage. Trop d'à quoi bon et de la paresse aussi. Et puis, ce Bitume, je ne savais pas trop par quel bout le prendre. La divine comédie de Dante, les neuf cercles, cet enfer qui nous attend, déjà que sur terre c'est de moins en moins fun, ce martyr post éternité n'est pas trop mon truc, même pour les beaux yeux de Béatrice. Dominique Lebel est une inconditionnelle de Dante, La divine comédie elle pourrait te la réciter par cœur, alors que pour la plupart d'entre nous, c'est un peu comme Proust, on en connait que l'incipit et les madeleines. Par contre, Virgile m'a procuré quand j'étudiais le latin (et le grec), de belles prises de tête avec son Enéide et quelques crampes dues au poids de mon vieux Gaffiot.
Mais bon, il faut savoir se prêter au jeu. Après tout, Dante et Virgile sont plus sympas que nos modernes GPS qui dans cet embouteillage monstre englué dans le bitume liquéfié de cette autoroute, ne servent plus à rien. Pourquoi alors ne pas suivre ces deux personnages, Laurel et Hardy de la littérature, dans cette contemporaine descente aux enfers ?
Il n'y a rien de plus impersonnel et banal qu'une autoroute. On n'y vit pas, ou si peu, mais on y meurt souvent par inadvertance. Se produisent alors ces lents ralentissements voyeuristes qui bouchonnent les esprits qui s'agglutinent en longues files moroses, pouvant à leur tour provoquer des embouteillages dont on ignore le début, la fin et la raison. Ici ou là, pour honorer une âme perdue, un bouquet de fleur ou une plante en pot.
A chacune de leurs étapes où les damnés crient leur souffrance à l'aune des fautes qu'ils ont commises sur terre dans une autre vie, le lecteur, piloté par ton amie, Dominique, qui nous fait part de ses doutes d'écrivain en mode " work-in-progress " comme on dit aujourd'hui , en croise d'autres, bien vivants ceux-là et propulsés dans un autre enfer où Sartre n'aurait sûrement pas fait le buzz avec sa fameuse formule, " l'enfer c'est les autres ", pour la lucide raison que notre enfer, c'est nous-mêmes. De pied en cap
Sur cette autoroute plombée par un soleil caniculaire, un accident, un motard ridiculement moribond, un conducteur de camion innocent de la tragédie provoquée par sa machine, des corps qui transpirent, des esprits qui ruminent et se délitent, des regards qui s'échangent, des mots qui se perdent, des questions sans réponse, une attente stagnante. Bref, un espace temps qui s'ouvre où chacun s'affronte à lui-même. Les êtres humains sont toujours coupables de quelque chose.
Et c'est là, Carmen, que ton amie m'a surprise. Dans ses chroniques, elle nous a habitué à la tendresse, parfois teintée d'ironie. Elle n'aime pas tous les auteurs dont elle lit les livres, mais elle les encourage toujours, à peaufiner leur talent comme à sortir de leur médiocrité ou à fuir les tendances en vogue même en littérature qui donnent parfois l'impression que toutes les histoires se ressemblent et se répètent.
Dans un style fluide avec des mots simples, Dominique dresse un portrait peu avenant mais bien en chair de ces personnes ordinaires, si maniaques de leur propre enfer que l'amour n'a jamais ni le premier ni le dernier mot. Une vision pessimiste, surprenante de sa part, assez noire mais diablement pénétrante de ce que nous sommes sous nos maquillages.
Mélanie qui s'emmerde avec Paul et lui préfère son jeune élève, Vincent ; Louis le goinfre gourmand et obèse qui surveille sur écran l'autoroute en s'empiffrant de sucreries depuis que sa femme l'a largué sans crier gare ; Léon le Polonais malingre qui cogne les femmes et au besoin les viole et transporte des fleurs ; Fanny une femme sage et ennuyeuse, coincée entre sa vieille mère et le suicide de son frère, et ses amours vachardes nés justement ce jour-là sur cette autoroute avec un représentant de commerce hâbleur, beau parleur, cavaleur et menteur qui la quittera après lui avoir fait un enfant ; Jean le pauvre type raté, employé de banque grisâtre qui a lessivé de leurs économies sa famille, son entourage et ses proches, en mal spéculant en bourse et qui trompe sa femme ; Lucas si occupé par lui-même qu'il en ignore volontairement la détresse de son frère Adrien, médecin parisien recyclé à la campagne, qui justement profite de ce moment sans repères pour prendre la poudre d'escampette vers un autre ailleurs ; un géant puceau, un gladiateur de la route qui transporte des porcs dans son camion, celui qui a dézingué Marc le motard, dealer de coke à l'occasion dont le père Raymond, le docteur Escandel, un homme aussi chaleureux que la banquise, a détruit sciemment la vie de son confrère Adrien.
Un récit donc à trois voix - la parole - et également à trois voies, le chemin : celle de Dante et Virgile, celle de Dominique et celle des protagonistes. Les cercles s'enchaînent, l'entonnoir se referme. Les vies se croisent dans cet univers clos, gluant, mesquin, sans d'autre relief que celui de la médiocrité des personnages en quête de tout et n'importe quoi sauf d'eux-mêmes. Une plongée en apnée dans un monde qui nous ressemble !
© L'Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott - 12/11/2017
Quatrième de couverture
" Parce qu'on a voulu réparer cette portion d'autoroute, on a creusé le bitume et réveillé de vieilles histoires. Celle-là d'abord, l'histoire de l'accident du motard et de l'embouteillage qui a suivi. Un enfer. Un véritable enfer, comme dans La Divine Comédie de Dante, avec ses neuf cercles et ses âmes damnées, toutes coupables et rassemblées dans un espace brûlant. Enfermés dans l'attente et tous très différents, les personnages de cette histoire n'auraient sans doute jamais dû se rencontrer. "
Biographie de l'auteur
Je suis née à Alger, j'ai quitté ce pays à dix ans. J'ai ensuite vécu à Marseille, à Paris, en Bretagne et en Catalogne. Je suis à présent installée à Albi. J'ai deux filles et le même mari depuis toujours (c'est à dire depuis mes 17 ans). Après une longue carrière en tant que professeur de Français et de communication en BTS et IUT, je me consacre à l'écriture. Je lis beaucoup et vous pourrez retrouver mes chroniques sur mon nouveau blog Les Lectures de Carmen, mais aussi sur ma très modeste chaîne You tube: les lectures de Dominique
Autres titres publiés
Elle s'appelait Sonia Verjik, roman (H.Jacob)
Un lundi au soleil, roman (H. Jacob)
Monstres, nouvelles (H. Jacob)
A paraître aux éditions Les indés: La vie en mieux (nouvelles)