Non, attendez avant de me sauter à la gorge, attendez de savoir pourquoi j'ai choisi cette citation en guise de titre. Attendez d'avoir lu le billet, et vous comprendrez non seulement ce choix, mais aussi pourquoi la personne qui dit cela s'est légèrement fourvoyée. Attendez que je vous parle d'un roman où perce l'esprit de l'auteur, mais dans un contexte et une tonalité plus sombres qu'à l'accoutumée. Attendez que je vous dise de quoi parle "Seules les femmes sont éternelles", le nouveau polar de Frédéric Lenormand (paru en grand format aux éditions de la Martinière), qui a tout pour être le prélude d'une nouvelle série de polars, mené par un tandem qui n'a rien à envier à Holmes et Watson, sauf que ce sont des femmes. Enfin, presque... C'est justement l'un des thèmes forts du roman, la femme et sa place dans la société. Attendez, vous allez tout comprendre, mais pour cela, il nous faut remonter dans le temps. Un siècle en arrière, pour être précis...
Automne 1914. Depuis deux mois, l'Europe est en guerre, un conflit qui, tout le monde en est sûr, sera de courte durée. Terminé avant Noël, disaient les plus optimistes. Et puis, les nouvelles du front ont commencé à parvenir, et la situation a paru soudain moins rose. Premiers massacres, premiers signes d'enlisement. Les pessimistes ont pris le relais, certains que cette guerre va durer...
Parmi eux, Raymond Février. Surnommé Ray, ou le Samaritain, pour ses qualités de policier, capable d'entrer en empathie aussi bien avec les victimes qu'avec les suspects (et donc, les coupables). Un vrai bon flic, donc, cet inspecteur Février, et sans doute un brave homme. Mais un brave homme qui, présentement, est dévoré par la trouille.
Pourtant habitué à côtoyer des voyous et même des assassins, Ray n'a jamais eu aussi peur qu'en ce moment. Parce qu'il redoute à chaque instant de recevoir cette lettre que tant d'autres ont déjà reçue, cet ordre de mobilisation par lequel il se retrouvera illico sur le front, le nez dans la boue et, il en est certain, les tripes à l'air ou le crâne éclaté.
On le comprend, partir à la guerre n'a jamais été une partie de plaisir. Et celle qui vient de débuter s'annonce déjà comme un carnage hors norme. Alors, Ray a peur et se demande ce qu'il pourrait bien faire pour échapper à cela. Et quand il trouve le fameux bordereau sur son bureau, il sait qu'il doit agir sans tarder. Qu'il doit disparaître.
Mais où ? Comment ? Pas évident de sortir d'un pays en guerre quand son nom apparaît sur la liste des mobilisés, encore moins de disparaître dans un trou quand l'une des activités principales de la police est désormais de traquer les déserteurs. Alors, repensant aux derniers jours passés à la préfecture de police, il a une idée.
Il avait été interpellé (un comble pour un policier !) par Léonie, une prostituée ramassée une nouvelle fois pour racolage. C'est chez elle qu'il décide de se rendre, après l'avoir fait libérer, après avoir fui, laissant derrière lui son bureau et sa carrière, son appartement et sa vie. Tout plutôt que de revêtir l'uniforme, la capote bleue, le pantalon et le képi garance...
Tout, et pourquoi pas devenir... une femme ?
L'idée pourrait paraître saugrenue à tout le monde, mais Léonie l'accueille avec flegme et ironie. Et elle va jouer le jeu et transformer Raymond Février en Louise, alias Loulou. Ah, il lui faut aussi un patronyme, l'inspiration vient d'un calendrier sur le mur, ce sera Chandeleur... Loulou Chandeleur est née, alléluia, mais le plus dur reste à faire.
Car c'est bien beau de se cacher sous une identité féminine, que faire en attendant que Français et Allemands aient fini de s'entre-tuer ? Raymond Février n'existe plus, Loulou, elle, n'a donc pas de domicile, pas de salaire, et des droits très sérieusement réduits, dans une société où l'expression "égalité homme-femme" n'existe sans doute même pas.
Alors, il lui faut trouver une solution. Bien sûr, la facilité serait de trouver un boulot en usine. L'effort de guerre les a vidées et, parallèlement, a fait croître la demande dans bien des secteurs, l'armement en tête. Mais, ça ne fascine pas Loulou, qui se verrait bien mettre à profit les talents qu'elle exerçait dans son ancienne vie.
Impossible de travailler dans la police, les femmes n'y sont pas acceptées. Mais, il existe d'autres possibilités, comme ces agences privées, qui sont en plein essor dans la capitale. L'une d'entre elle recrute, justement : l'agence Barnett. Son créateur et ses employés, eux, n'ont pas réagi comme Ray, ils ont devancé l'appel et sont partis au front, laissant la jeune Cecily bien seule pour faire tourner la boutique.
Jeune, inexpérimentée, mais courageuse et déterminée, elle essaye de faire face, mais a sérieusement besoin d'aide pour ne pas mettre la clé sous la porte. La candidature surprise de Loulou est providentielle : elle évite d'embaucher quelque margoulin en quête de légitimité et permet à l'agence de retrouver une activité.
Mais quelle activité ? Et pourquoi pas cette histoire de chantage, la dernière affaire que Ray Février a traitée avant de disparaître ? La baronne Schlésinger, épouse d'un riche banquier, s'inquiète pour son fils, parti au front. Car, elle reçoit depuis peu des lettres lui demandant de payer contre la vie de Paul, cet enfant qui la risque déjà pour la France.
La police n'a pas l'air de prendre les choses au sérieux, alors Loulou Chandeleur, elle, le fera. Sans se douter que cette histoire est bien plus délicate qu'il n'y paraît. Car l'auteur de la lettre est prêt à tout, même à tuer, pour obtenir ce qu'il réclame. Et à tuer, semble-t-il, au hasard, dans la rue... Il devient urgent de retrouver sa trace...
J'ai un peu détaillé ce résumé, veuillez m'en excuser, mais le contexte n'est tout de même pas anodin. Dire simplement "c'est l'histoire d'un flic qui déserte et pour ça, devient une femme", ça me semblait un peu court, jeune homme, alors qu'on pouvait dire bien des choses en somme, non pas en variant le ton, mais en développant un peu.
A l'origine, il y a un vrai personnage, Paul Grappe, dont l'histoire a déjà fait l'objet de livre, mais aussi de la bande dessinée multi-primée de Chloé Cruchaudet, "Mauvais genre", ou encore au film d'André Téchiné "Nos années folles". Paul Grappe qui déserta, contrairement à Raymond Février, après avoir connu le front et y avoir été blessé deux fois.
Frédéric Lenormand ne s'inspire en fait de ce personnage réel que pour son idée de se travestir afin d'échapper à la mobilisation et aux tranchées. Pour le reste, Loulou Chandeleur n'a pas grand-chose à voir avec Paul Grappe, si ce n'est ce prénom, Louise, qui était aussi celui de l'épouse du soldat déserteur devenu femme.
Loulou, c'est un flic qui entend rester enquêteur malgré son changement d'identité. Mais, la priorité, c'est d'abord d'entrer dans son rôle. Et d'ailleurs, il ne faudrait plus que cela en soit un, au risque d'être reconnu. Non, Ray Février doit devenir Loulou Chandeleur comme s'il n'avait jamais existé. Et ce n'est pas si simple.
On imagine aisément ce brave pandore, qui n'a rien de particulièrement féminin sur le plan physique; réaliser subitement ce que être une femme représente de complications au quotidien. Tant de choses qui lui sont une terra incognita, tant d'autres qui n'avait guère d'importance à ses yeux d'homme. Mais, il n'a pas vraiment le choix : apprendre, ou renoncer et aller se faire tuer.
On se dit que Frédéric Lenormand n'a pas choisi la facilité, qu'il aborde là un sujet casse-gueule, que ça risque de ne pas coller avec son créneau habituel, des comédies policières où Voltaire devient un détective philosophe n'ayant jamais peur du ridicule, par exemple. Alors, comment va-t-il mener sa barque, avec le personnage de Loulou Chandeleur ?
On retrouve l'esprit de Frédéric Lenormand, dans "Seules les femmes sont éternelles", son humour et son talent pour créer des situations qui font sourire les lecteurs. Mais, la tonalité est nettement plus sombre que ses précédents romans, sans doute parce que le contexte est lui-même très pesant. Et les situations s'adaptent, avec délicatesse, mais sans tomber dans le drame pour autant.
Oui, Loulou Chandeleur est un personnage de comédie, mais un personnage qui flirte sans cesse avec l'abîme. Un personnage qui n'a d'alternative au travestissement que le suicide (l'idée lui passe par la tête plusieurs fois), tant il rejette la possibilité de devenir un poilu. Et son apprentissage de la féminité n'est pas juste une manière de créer un décalage et donc des gags, c'est une volonté de survivre.
A travers ce personnage, Frédéric Lenormand s'intéresse à la Ie Guerre Mondiale, mais pas aux combats eux-mêmes. C'est la vie à l'arrière, comme on dit, qu'il nous raconte, et particulièrement la vie des femmes. On retrouve dans "Seules les femmes sont éternelles" le même paradoxe que dans "Là où tombent les anges", de Charlotte Bousquet : la guerre a contribué (un peu) à l'émancipation des femmes.
Au fil de l'enquête, Loulou et Cecily sont mises en présence de femmes qui doivent tout simplement survivre en l'absence des hommes partis au front, et peu à peu, les remplacent dans des emplois qui jusque-là ne leur étaient pas destinés ou remplissent des tâches nouvelles, induites par la guerre et qui permettent au mieux de gagner quelques sous, au pire de se nourrir, se vêtir, se loger.
Mme Schlésinger, première cliente de Loulou Chandeleur et (généreuse) contributrice de l'agence Barnett, fait figure d'exception, de par son milieu, son aisance, sa position sociale, mais elle aussi se montre une femme forte, inflexible, aux prises avec une situation qu'elle ne saurait résoudre seule. Elle n'a pas attendu la guère pour prendre le contrôle de son existence et diriger...
L'un des aspects très amusants de "Seules les femmes sont éternelles" est la façon dont, petit à petit, Loulou Chandeleur va prendre conscience de ce que représente le fait d'être une femme dans la société française de 1914. Et, dans le même temps, dont elle va (je dis elle, alors qu'il me semble que l'auteur conserve le masculin quand il parle d'elle, tiens) se prendre au jeu.
A mesure qu'elle prend conscience des inégalités et de la situation de second rang social des femmes qu'il croise, Loulou se fait plus revendicatrice. Jusqu'à semer la zizanie dans les usines d'armement du bois de Vincennes. Raymond Février est alors bien oublié, quand l'inspecteur de police laisse la place à une agitatrice sociale au discours carrément marxiste.
C'est d'ailleurs l'une des scènes qui m'a poussé à choisir cette citation sur la transparence en guise de titre. En devenant femme, Ray Février veut avant tout faire profil bas. Se faire oublier pour ne pas finir dans les tranchées. Mais, une fois devenue Loulou Chandeleur, cette idée a tendance à lui échapper de plus en plus fréquemment, au fil de ses coups d'éclat. Le bord de l'abîme, toujours...
J'ai aussi découvert l'existence de ces clubs clandestins réservés aux femmes et qui font furieusement penser à ce que seront aux Etats-Unis quelques années plus tard les speakeasys, où l'on contournera la Prohibition. La guerre, les privations, les interdictions, le statut des femmes, tout cela n'incite guère au divertissement, et pourtant, les Parisiennes ont aussi le droit de se détendre, de s'amuser, quitte à risquer gros...
A travers le regard de Loulou, c'est le lecteur, et dans mon cas, le lecteur masculin, qui appréhende ces situations, dont certaines perdurent encore un siècle après. Certes, la situation de 1914-18 a ouvert la voie vers une émancipation, à l'image des garçonnes des Années folles, mais ce processus s'avérera long et ardu pour ces femmes à qui l'on déniait simplement le statut de citoyennes.
Mais, Frédéric Lenormand ne s'intéresse pas dans ce roman qu'à la situation des femmes. Celle des homosexuels, également, tient une place importante dans le livre. Un monde discret, clandestin car interdit par la loi, que l'inspecteur Février connaissait par son boulot de flic et qu'il va découvrir d'une toute autre façon. Et dans l'ambiguïté inédite que lui confère sa nouvelle identité.
Un mot sur le duo que forment Loulou et Cecily. Il est en rodage, on va dire. Et pour cause : d'un côté Loulou, qui possède le savoir faire professionnel, mais doit se faire à son nouvel état de femme ; de l'autre, Cecily, inexpérimentée et naïve, qui a besoin d'acquérir urgemment de l'expérience comme enquêtrice.
On les voit peu à l'oeuvre ensemble, chacune mène ses recherches dans son coin, mais on les voit du même coup, chacune dans le domaine qui les concerne, progresser, évoluer... J'ai cité Holmes et Watson les concernant, l'allusion est dans le roman, mais on y pense forcément un peu. Et l'on serait curieux de les voir enquêter à nouveau, avec une expérience accrue et des atouts supplémentaires.
Et j'ajouterai un dernier point sur ce duo assez baroque : là aussi, Frédéric Lenormand joue avec l'ambiguïté de ses personnages et les rapprochements possibles entre eux, ce qui n'est pas sans provoquer quelques situations fort embarrassantes. D'habitude, je ne suis pas un grand fan des amourettes entre personnages centraux, je suis du genre à souhaiter que ce qu'on appelle (à tort ?) "le syndrome Clair de Lune" s'abatte sur la série.
Mais, pas ici, au contraire, car il est certain que la relation entre Loulou et Cecily peut être propice à des situations aussi amusantes qu'attendrissantes (pour le lecteur), et délicates à gérer pour Loulou. Et, plus largement, une suite à la série serait l'occasion de jouer sur cette corde très intéressante : ceux qui savent qui est Loulou et ceux qui ne savent pas...
Un dernier mot, pour nuancer ce que j'ai dit. Oui, il y a un fond riche et sérieux dans ce roman, oui, j'ai eu la sensation que la tonalité générale était plus sombre que les autres séries de Frédéric Lenormand. Mais la patte de l'auteur est bien là, son sens de la formule, sa capacité à mettre en scène des situations improbables, sa manière de mêler les faits à son récit de fiction.
Et puis, ces clins d'oeil, qui sont une des marques de fabrique. Ici, elles sont loin d'être innocentes. Il y en a même deux qui se sont insidieusement (ou pas...) glissées dans ce billet... Le premier est un clin d'oeil à Maurice Leblanc (et il y en a d'autres qui rendent hommage à la littérature populaire de cette époque, comme l'adresse de l'agence Barnett).
L'autre, j'ai mis du temps à percuter alors que je l'avais sous les yeux, est un clin d'oeil à une autre tradition littéraire, qui installa (ou installera, selon qu'on se place à notre époque ou à celle du livre) l'archétype du privé comme un incontournable de la littérature. Un indice au bas de votre écran ? Ray Février et Loulou Chandeleur... Non, toujours pas ?
Si vous êtes un habitué des romans de Frédéric Lenormand, "Seules les femmes sont éternelles" devrait vous surprendre, en abordant un registre un peu différent ; si vous n'avez jamais lu les Juge Ti, les enquêtes de Voltaire, pour citer ses deux séries les plus connues, ça peut être une belle façon de le découvrir et de passer un bon moment de lecture, même si, j'insiste, la tonalité de ce roman est légèrement différente.
Automne 1914. Depuis deux mois, l'Europe est en guerre, un conflit qui, tout le monde en est sûr, sera de courte durée. Terminé avant Noël, disaient les plus optimistes. Et puis, les nouvelles du front ont commencé à parvenir, et la situation a paru soudain moins rose. Premiers massacres, premiers signes d'enlisement. Les pessimistes ont pris le relais, certains que cette guerre va durer...
Parmi eux, Raymond Février. Surnommé Ray, ou le Samaritain, pour ses qualités de policier, capable d'entrer en empathie aussi bien avec les victimes qu'avec les suspects (et donc, les coupables). Un vrai bon flic, donc, cet inspecteur Février, et sans doute un brave homme. Mais un brave homme qui, présentement, est dévoré par la trouille.
Pourtant habitué à côtoyer des voyous et même des assassins, Ray n'a jamais eu aussi peur qu'en ce moment. Parce qu'il redoute à chaque instant de recevoir cette lettre que tant d'autres ont déjà reçue, cet ordre de mobilisation par lequel il se retrouvera illico sur le front, le nez dans la boue et, il en est certain, les tripes à l'air ou le crâne éclaté.
On le comprend, partir à la guerre n'a jamais été une partie de plaisir. Et celle qui vient de débuter s'annonce déjà comme un carnage hors norme. Alors, Ray a peur et se demande ce qu'il pourrait bien faire pour échapper à cela. Et quand il trouve le fameux bordereau sur son bureau, il sait qu'il doit agir sans tarder. Qu'il doit disparaître.
Mais où ? Comment ? Pas évident de sortir d'un pays en guerre quand son nom apparaît sur la liste des mobilisés, encore moins de disparaître dans un trou quand l'une des activités principales de la police est désormais de traquer les déserteurs. Alors, repensant aux derniers jours passés à la préfecture de police, il a une idée.
Il avait été interpellé (un comble pour un policier !) par Léonie, une prostituée ramassée une nouvelle fois pour racolage. C'est chez elle qu'il décide de se rendre, après l'avoir fait libérer, après avoir fui, laissant derrière lui son bureau et sa carrière, son appartement et sa vie. Tout plutôt que de revêtir l'uniforme, la capote bleue, le pantalon et le képi garance...
Tout, et pourquoi pas devenir... une femme ?
L'idée pourrait paraître saugrenue à tout le monde, mais Léonie l'accueille avec flegme et ironie. Et elle va jouer le jeu et transformer Raymond Février en Louise, alias Loulou. Ah, il lui faut aussi un patronyme, l'inspiration vient d'un calendrier sur le mur, ce sera Chandeleur... Loulou Chandeleur est née, alléluia, mais le plus dur reste à faire.
Car c'est bien beau de se cacher sous une identité féminine, que faire en attendant que Français et Allemands aient fini de s'entre-tuer ? Raymond Février n'existe plus, Loulou, elle, n'a donc pas de domicile, pas de salaire, et des droits très sérieusement réduits, dans une société où l'expression "égalité homme-femme" n'existe sans doute même pas.
Alors, il lui faut trouver une solution. Bien sûr, la facilité serait de trouver un boulot en usine. L'effort de guerre les a vidées et, parallèlement, a fait croître la demande dans bien des secteurs, l'armement en tête. Mais, ça ne fascine pas Loulou, qui se verrait bien mettre à profit les talents qu'elle exerçait dans son ancienne vie.
Impossible de travailler dans la police, les femmes n'y sont pas acceptées. Mais, il existe d'autres possibilités, comme ces agences privées, qui sont en plein essor dans la capitale. L'une d'entre elle recrute, justement : l'agence Barnett. Son créateur et ses employés, eux, n'ont pas réagi comme Ray, ils ont devancé l'appel et sont partis au front, laissant la jeune Cecily bien seule pour faire tourner la boutique.
Jeune, inexpérimentée, mais courageuse et déterminée, elle essaye de faire face, mais a sérieusement besoin d'aide pour ne pas mettre la clé sous la porte. La candidature surprise de Loulou est providentielle : elle évite d'embaucher quelque margoulin en quête de légitimité et permet à l'agence de retrouver une activité.
Mais quelle activité ? Et pourquoi pas cette histoire de chantage, la dernière affaire que Ray Février a traitée avant de disparaître ? La baronne Schlésinger, épouse d'un riche banquier, s'inquiète pour son fils, parti au front. Car, elle reçoit depuis peu des lettres lui demandant de payer contre la vie de Paul, cet enfant qui la risque déjà pour la France.
La police n'a pas l'air de prendre les choses au sérieux, alors Loulou Chandeleur, elle, le fera. Sans se douter que cette histoire est bien plus délicate qu'il n'y paraît. Car l'auteur de la lettre est prêt à tout, même à tuer, pour obtenir ce qu'il réclame. Et à tuer, semble-t-il, au hasard, dans la rue... Il devient urgent de retrouver sa trace...
J'ai un peu détaillé ce résumé, veuillez m'en excuser, mais le contexte n'est tout de même pas anodin. Dire simplement "c'est l'histoire d'un flic qui déserte et pour ça, devient une femme", ça me semblait un peu court, jeune homme, alors qu'on pouvait dire bien des choses en somme, non pas en variant le ton, mais en développant un peu.
A l'origine, il y a un vrai personnage, Paul Grappe, dont l'histoire a déjà fait l'objet de livre, mais aussi de la bande dessinée multi-primée de Chloé Cruchaudet, "Mauvais genre", ou encore au film d'André Téchiné "Nos années folles". Paul Grappe qui déserta, contrairement à Raymond Février, après avoir connu le front et y avoir été blessé deux fois.
Frédéric Lenormand ne s'inspire en fait de ce personnage réel que pour son idée de se travestir afin d'échapper à la mobilisation et aux tranchées. Pour le reste, Loulou Chandeleur n'a pas grand-chose à voir avec Paul Grappe, si ce n'est ce prénom, Louise, qui était aussi celui de l'épouse du soldat déserteur devenu femme.
Loulou, c'est un flic qui entend rester enquêteur malgré son changement d'identité. Mais, la priorité, c'est d'abord d'entrer dans son rôle. Et d'ailleurs, il ne faudrait plus que cela en soit un, au risque d'être reconnu. Non, Ray Février doit devenir Loulou Chandeleur comme s'il n'avait jamais existé. Et ce n'est pas si simple.
On imagine aisément ce brave pandore, qui n'a rien de particulièrement féminin sur le plan physique; réaliser subitement ce que être une femme représente de complications au quotidien. Tant de choses qui lui sont une terra incognita, tant d'autres qui n'avait guère d'importance à ses yeux d'homme. Mais, il n'a pas vraiment le choix : apprendre, ou renoncer et aller se faire tuer.
On se dit que Frédéric Lenormand n'a pas choisi la facilité, qu'il aborde là un sujet casse-gueule, que ça risque de ne pas coller avec son créneau habituel, des comédies policières où Voltaire devient un détective philosophe n'ayant jamais peur du ridicule, par exemple. Alors, comment va-t-il mener sa barque, avec le personnage de Loulou Chandeleur ?
On retrouve l'esprit de Frédéric Lenormand, dans "Seules les femmes sont éternelles", son humour et son talent pour créer des situations qui font sourire les lecteurs. Mais, la tonalité est nettement plus sombre que ses précédents romans, sans doute parce que le contexte est lui-même très pesant. Et les situations s'adaptent, avec délicatesse, mais sans tomber dans le drame pour autant.
Oui, Loulou Chandeleur est un personnage de comédie, mais un personnage qui flirte sans cesse avec l'abîme. Un personnage qui n'a d'alternative au travestissement que le suicide (l'idée lui passe par la tête plusieurs fois), tant il rejette la possibilité de devenir un poilu. Et son apprentissage de la féminité n'est pas juste une manière de créer un décalage et donc des gags, c'est une volonté de survivre.
A travers ce personnage, Frédéric Lenormand s'intéresse à la Ie Guerre Mondiale, mais pas aux combats eux-mêmes. C'est la vie à l'arrière, comme on dit, qu'il nous raconte, et particulièrement la vie des femmes. On retrouve dans "Seules les femmes sont éternelles" le même paradoxe que dans "Là où tombent les anges", de Charlotte Bousquet : la guerre a contribué (un peu) à l'émancipation des femmes.
Au fil de l'enquête, Loulou et Cecily sont mises en présence de femmes qui doivent tout simplement survivre en l'absence des hommes partis au front, et peu à peu, les remplacent dans des emplois qui jusque-là ne leur étaient pas destinés ou remplissent des tâches nouvelles, induites par la guerre et qui permettent au mieux de gagner quelques sous, au pire de se nourrir, se vêtir, se loger.
Mme Schlésinger, première cliente de Loulou Chandeleur et (généreuse) contributrice de l'agence Barnett, fait figure d'exception, de par son milieu, son aisance, sa position sociale, mais elle aussi se montre une femme forte, inflexible, aux prises avec une situation qu'elle ne saurait résoudre seule. Elle n'a pas attendu la guère pour prendre le contrôle de son existence et diriger...
L'un des aspects très amusants de "Seules les femmes sont éternelles" est la façon dont, petit à petit, Loulou Chandeleur va prendre conscience de ce que représente le fait d'être une femme dans la société française de 1914. Et, dans le même temps, dont elle va (je dis elle, alors qu'il me semble que l'auteur conserve le masculin quand il parle d'elle, tiens) se prendre au jeu.
A mesure qu'elle prend conscience des inégalités et de la situation de second rang social des femmes qu'il croise, Loulou se fait plus revendicatrice. Jusqu'à semer la zizanie dans les usines d'armement du bois de Vincennes. Raymond Février est alors bien oublié, quand l'inspecteur de police laisse la place à une agitatrice sociale au discours carrément marxiste.
C'est d'ailleurs l'une des scènes qui m'a poussé à choisir cette citation sur la transparence en guise de titre. En devenant femme, Ray Février veut avant tout faire profil bas. Se faire oublier pour ne pas finir dans les tranchées. Mais, une fois devenue Loulou Chandeleur, cette idée a tendance à lui échapper de plus en plus fréquemment, au fil de ses coups d'éclat. Le bord de l'abîme, toujours...
J'ai aussi découvert l'existence de ces clubs clandestins réservés aux femmes et qui font furieusement penser à ce que seront aux Etats-Unis quelques années plus tard les speakeasys, où l'on contournera la Prohibition. La guerre, les privations, les interdictions, le statut des femmes, tout cela n'incite guère au divertissement, et pourtant, les Parisiennes ont aussi le droit de se détendre, de s'amuser, quitte à risquer gros...
A travers le regard de Loulou, c'est le lecteur, et dans mon cas, le lecteur masculin, qui appréhende ces situations, dont certaines perdurent encore un siècle après. Certes, la situation de 1914-18 a ouvert la voie vers une émancipation, à l'image des garçonnes des Années folles, mais ce processus s'avérera long et ardu pour ces femmes à qui l'on déniait simplement le statut de citoyennes.
Mais, Frédéric Lenormand ne s'intéresse pas dans ce roman qu'à la situation des femmes. Celle des homosexuels, également, tient une place importante dans le livre. Un monde discret, clandestin car interdit par la loi, que l'inspecteur Février connaissait par son boulot de flic et qu'il va découvrir d'une toute autre façon. Et dans l'ambiguïté inédite que lui confère sa nouvelle identité.
Un mot sur le duo que forment Loulou et Cecily. Il est en rodage, on va dire. Et pour cause : d'un côté Loulou, qui possède le savoir faire professionnel, mais doit se faire à son nouvel état de femme ; de l'autre, Cecily, inexpérimentée et naïve, qui a besoin d'acquérir urgemment de l'expérience comme enquêtrice.
On les voit peu à l'oeuvre ensemble, chacune mène ses recherches dans son coin, mais on les voit du même coup, chacune dans le domaine qui les concerne, progresser, évoluer... J'ai cité Holmes et Watson les concernant, l'allusion est dans le roman, mais on y pense forcément un peu. Et l'on serait curieux de les voir enquêter à nouveau, avec une expérience accrue et des atouts supplémentaires.
Et j'ajouterai un dernier point sur ce duo assez baroque : là aussi, Frédéric Lenormand joue avec l'ambiguïté de ses personnages et les rapprochements possibles entre eux, ce qui n'est pas sans provoquer quelques situations fort embarrassantes. D'habitude, je ne suis pas un grand fan des amourettes entre personnages centraux, je suis du genre à souhaiter que ce qu'on appelle (à tort ?) "le syndrome Clair de Lune" s'abatte sur la série.
Mais, pas ici, au contraire, car il est certain que la relation entre Loulou et Cecily peut être propice à des situations aussi amusantes qu'attendrissantes (pour le lecteur), et délicates à gérer pour Loulou. Et, plus largement, une suite à la série serait l'occasion de jouer sur cette corde très intéressante : ceux qui savent qui est Loulou et ceux qui ne savent pas...
Un dernier mot, pour nuancer ce que j'ai dit. Oui, il y a un fond riche et sérieux dans ce roman, oui, j'ai eu la sensation que la tonalité générale était plus sombre que les autres séries de Frédéric Lenormand. Mais la patte de l'auteur est bien là, son sens de la formule, sa capacité à mettre en scène des situations improbables, sa manière de mêler les faits à son récit de fiction.
Et puis, ces clins d'oeil, qui sont une des marques de fabrique. Ici, elles sont loin d'être innocentes. Il y en a même deux qui se sont insidieusement (ou pas...) glissées dans ce billet... Le premier est un clin d'oeil à Maurice Leblanc (et il y en a d'autres qui rendent hommage à la littérature populaire de cette époque, comme l'adresse de l'agence Barnett).
L'autre, j'ai mis du temps à percuter alors que je l'avais sous les yeux, est un clin d'oeil à une autre tradition littéraire, qui installa (ou installera, selon qu'on se place à notre époque ou à celle du livre) l'archétype du privé comme un incontournable de la littérature. Un indice au bas de votre écran ? Ray Février et Loulou Chandeleur... Non, toujours pas ?
Si vous êtes un habitué des romans de Frédéric Lenormand, "Seules les femmes sont éternelles" devrait vous surprendre, en abordant un registre un peu différent ; si vous n'avez jamais lu les Juge Ti, les enquêtes de Voltaire, pour citer ses deux séries les plus connues, ça peut être une belle façon de le découvrir et de passer un bon moment de lecture, même si, j'insiste, la tonalité de ce roman est légèrement différente.