L'archange et le kôlbôkô.

Ah, oui, un drôle de mot dans notre titre du soir, mais je l'expliquerai évidemment un peu plus loin, dans le cours de ce billet. Quant à l'archange, je pense que tout le monde voit de quoi il s'agit, même si celui-là serait plutôt du genre déchu... Direction la Martinique pour un huis clos un peu particulier, porté par un merveilleux personnage de tueur (non, non, ce n'est pas antinomique) et l'écriture truculente d'un romancier prix Goncourt. "J'ai toujours aimé la nuit", de Patrick Chamoiseau, que les éditions Sonatine viennent de rééditer, est un roman noir qui va en s'assombrissant au fil des pages et met face à face deux personnages que tout sépare apparemment, mais seulement apparemment. Derrière cet affrontement déséquilibré, une photographie désabusée de l'état de la Martinique et un regard douloureux sur le gouffre qui sépare les générations, l'une, attachées profondément à ses racines, l'autre, aux prises avec la mondialisation...
L'archange et le kôlbôkô.
Deux hommes. L'un debout, l'autre à genoux. Celui qui est debout tient une arme à feu à la main, et de gros calibre. Celui qui est à genoux a les mains croisées sur la nuque. L'homme armé parle, l'autre se tait, incapable d'en placer une au milieu du discours que déverse d'une traite son menaçant interlocuteur...
L'homme qui est à genoux s'appelle Eloi Ephraïm Evariste Pilon et il est commandant de police à Fort-de-France. Des décennies qu'il occupe ces fonctions, avec une sincère détermination qui, il le reconnaît, s'est peut-être essoufflée ces dernières années. Mais, en plus de quarante ans au sein de la police, il a toujours eu le souci de la justice et de la vérité.
Ce soir-là, ce soir où il se retrouve à genoux avec une arme braquée sur lui par un fou furieux, et bavard, en plus, devrait être son dernier soir avant une retraite bien méritée, et le voilà à la merci d'un tueur qui lui raconte sa vie, comme s'il en avait quelque chose à faire... S'il était superstitieux, nul doute qu'il pesterait sur ce satané vendredi 13, dernier jour de sa carrière de flic...
Attendant que son heure vienne et que son bourreau en finisse avec son interminable récit, il plonge par moments dans ses pensées, son passé... Vous savez, le fameux film qu'on voit quand on sait qu'on va mourir... Carrière, difficultés familiales, inquiétude pour sa fille à qui il espérait consacrer sa retraite. Etourdi par la logorrhée de son ravisseur, l'esprit du commandant Pilon vagabonde...
Devant lui, Hypérion Victimaire, voilà le nom que donne le tueur au policier. Ce qui ne rassure guère ce dernier : laisse-t-on son nom à un possible témoin si on n'a pas l'intention de le tuer ? D'autant que l'homme ne se limite pas à son identité, il déballe tout sur lui, ses racines, ses goûts (culinaires et musicaux, en particulier), ses habitudes...
Car Hypérion est un assassin du genre consciencieux, procédant à ces meurtres selon un véritable rituel. Il ne frappe que les vendredis 13, visant des victimes soigneusement désignées, tuées de la même manière, mais réalisant des mises en scène toujours différentes, ce qui explique qu'il ait pu, à l'instar de son alter ego, mener une longue carrière sans jamais être inquiété...
Un tueur qui est en mission : c'est lui qui se surnomme l'archange, comme s'il accomplissait une tâche divine. Un justicier réparant ce que la Justice, avec un J majuscule, laisse passer. Hypérion a des valeurs, une morale, il ne tue pas au hasard, en fait, c'est tout juste s'il n'explique pas au commandant Pilon qu'ils font le même boulot...
Récapitulons : Hypérion Victimaire, serial killer de son état, archange rédempteur de son point de vue, tient en joue le commandant de police Eloi Ephraïm Evariste Pilon, qui s'apprêtait à prendre sa retraite, dans un lieu inconnu, quelque part à Fort-de-France, un vendredi 13, et lui raconte son existence par le menu...
Mais, au fait, comment se sont-ils retrouvés dans cette situation, tous les deux ?
C'est bien sûr tout l'enjeu de cet étrange face-à-face et des deux récits croisés que nous font les personnages. Deux récits quelque peu déséquilibrés, vous l'aurez compris : le torrent de mots d'Hypérion, de temps en temps interrompu par les divagations du commandant Pilon. Mais qui vont converger et retracer les événements aboutissant à leur improbable rencontre.
Je n'en dis pas plus sur l'intrigue, en tout cas, sur ces deux récits. Toutefois, si j'en crois un certain nombre de commentaires que je lis ici et là, il convient de se montrer patient, de persévérer si jamais on trouve le début de ce roman un peu longuet. Oui, Hypérion peut sembler pénible avec son récit décousu et haut en couleur, mais...
Petit à petit, après avoir raconté son travail de tueur, comment il en est arrivé là et comment il prépare chacune de ses opérations lorsqu'il devient l'archange, il va en venir à cette soirée qui, ce n'est pas évident à croire, lorsqu'on le voit, là, l'arme à la main, menant un jeu macabre face à un flic désarmé et résigné, a été pour lui un véritable cauchemar.
"J'ai toujours aimé la nuit", c'est un roman noir qui se situe quelque part entre "Collateral", de Michael Mann, et "Orange mécanique". Ah, le jeu des références/comparaisons... Disons qu'on parle d'ambiance, d'état d'esprit, de situations qui font penser à... Et, dans ce roman noir et nocturne de Patrick Chamoiseau, on retrouve une même violence sans entrave qui déferle.
Je ne peux pas aller plus loin dans l'explication, à chaque lecteur de se faire ses impressions, mais plus on avance et plus l'histoire devient sombre, violente, dangereuse, aussi. Avec les deux personnages centraux qui se retrouvent pris au piège. Oui, pour Hypérion, ça ne va pas de soi, et pourtant, ce sera bien le cas.
Je l'ai dit, le tueur et le flic sont en apparence tout ce qu'il y a de plus différent : leurs activités, évidemment, qui les place aux antipodes sur l'échiquier du bien et du mal, la prolixité de l'un et les silences contraints de l'autre, l'excitation de l'un et le calme de l'autre... Sans oublier l'arme qui est dans une main, et pas dans celle de l'autre...
Pourtant, on va bientôt comprendre que ces deux-là sont bien plus proches qu'il n'y paraît. Car, je l'ai dit, Hypérion est persuadé d'agir de façon morale, de tuer pour rendre justice, rejoignant, dans son esprit un peu troublé, les missions du policier... Entre l'archange et le kôlbôkô, comprenez le flic, en créole (avec, j'ai l'impression, un côté péjoratif), un lien qui va aller en s'épaississant.
Là encore, difficile d'aller plus loin dans l'explication sans dévoiler des pans importants de l'intrigue. Mais tout va dans le sens d'un rapprochement, comme si Patrick Chamoiseau avait conçu sa trame narrative en forme d'entonnoir, partant de la partie la plus évasée, lorsque flic et tueur n'ont rien en commun, jusqu'à la partie la plus étroite qui, sans les réunir, va démentir la première impression.
L'un de leurs points communs, c'est leur génération. Tous les deux ne sont plus de jeunes gens, ils s'acheminent vers la vieillesse, même. Pilon est un flic de la vieille école, sans doute dépassé, tant dans l'état d'esprit que dans la manière de mener ses enquêtes. Un flic intègre qui agit par vocation, sans autre ambition que faire respecter la loi.
On le sent très seul, ce policier, dans sa vie personnelle comme dans sa vie professionnelle. On sent presque de l'impatience d'en finir avec cette carrière exemplaire, comme s'il avait perdu le feu sacré. Comme s'il ne s'épanouissait plus dans ce métier, comme si son accomplissement lui était devenu dérisoire, inutile...
Quant à Hypérion, son récit va montrer un même décalage entre sa mission, ses crimes motivés par la justice (euh, de son point de vue, entendons-nous bien) et la violence gratuite, sadique et déconnectée du réel à l'oeuvre dans la société actuelle. Oui, il tue, mais il a un code d'honneur, et des valeurs, messieurs-dames, et il en est fier, alors que désormais, c'est l'anarchie, le chaos !
Cette question de la perception de la violence, à tort ou à raison, de la part d'Hypérion, est un élément fort du roman de Patrick Chamoiseau qui, à l'image d'une Karine Giebel, par exemple dans "Purgatoire des innocents", met en présence deux formes de violence, dont l'une se targue d'une certaine morale, face à l'autre, désinhibée et absurde.
Là où se rejoigne les deux hommes, c'est dans leur décalage avec les plus jeunes générations. Victimaire et Pilon sont des Martiniquais, enracinés dans l'île. Le policier aurait pu faire carrière en métropole et y glaner galons et honneurs, mais il a préféré rester sur sa terre natale et y mener sa carrière modestement, mais de manière exemplaire.
Hypérion, lui, revendique sa culture créole, ses goûts culinaires ou musicaux, qu'il expose au cours de son récit fleuve, sont typiquement martiniquais. Des plats plus colorés et épicés les uns que les autres qu'il s'offre avant de passer à l'action, au zouk, la biguine et même le bèlè, Hypérion Victimaire est un Martiniquais pur sucre (de canne, évidemment).

Mais, ce sont des dinosaures, des personnages dépassés et qui en ont plus ou moins conscience, qui en auront parfaitement conscience après ce sinistre vendredi 13. La Martinique n'est plus une île, dans le monde du XXIe siècle, mais un élément parmi tant d'autres du monde globalisé, uniformisé... Les racines n'ont plus vraiment d'importance pour une jeunesse qui, du coup, se retrouve en perte de repères...
Je vais en rester là pour les éléments de l'histoire, car je ne voudrais pas prendre le risque d'aller trop loin. Parlons du livre lui-même. "J'ai toujours aimé la nuit" est une réédition sous un nouveau titre de "Hypérion victimaire, Martiniquais épouvantable", paru à l'origine en 2013 aux éditions de la Branche, qui ont dû, je le crains, fermer boutique...
Le roman de Patrick Chamoiseau était paru dans la collection baptisée "Vendredi 13", une collection de romans noirs qui ont donc pour contrainte romanesque de se dérouler à cette date, si stimulante pour l'imaginaire. Parmi eux, on peut citer "l'Arcane sans nom", de Pierre Bordage, ou encore "Givre noir", de Pierre Pelot.
Comme Raphaël Confiant, autre chantre de la créolité, Patrick Chamoiseau s'essaye donc au roman noir avec ce huis clos assez particulier, où il déploie une langue belle, riche, truculente, envoûtante, en particulier dans la première partie, celle qui risque d'en agacer ou d'en dérouter pas mal. Et pourtant, quel numéro nous fait Hypérion ! Un incroyable numéro de stand-up...
Mais, au fil de son histoire, Hypérion perd un peu de sa superbe. Sa langue reste foisonnante et volubile, mais la tonalité devient de plus en plus sombre. Le vantard des débuts doit reconnaître la situation embarrassante dans laquelle il s'est retrouvé, et ça lui pèse. Mais, ce qui change, c'est aussi qu'il perd le contrôle, voit sa routine exploser sous le coup d'un sort fort coquin.
Un récit en huis clos, enfin, en faux huis clos, puisque les récits d'Hypérion et Pilon font qu'on sort de la maison dans laquelle ils se trouvent l'un face à l'autre. Mais, la sensation d'entrave va réapparaître sous une autre forme, vous le verrez. Et la dimension nocturne, fondamentale puisque l'action dure le temps d'une nuit, renforce ce sentiment d'oppression.
Elle est belle, la nuit à Fort-de-France et dans ses alentours, mais elle est dangereuse, aussi. La rencontre entre le flic et l'assassin n'est qu'un aboutissement et Hypérion et Eloi ne sont que les jouets d'un destin capricieux et moqueur. Leur rencontre a quelque chose de tragique, au sens antique du terme, puisqu'ils suivent, l'un et l'autre, les fils d'une existence qu'ils ne contrôlent plus...
A cela, il faudrait, pour bien faire, ajouter une dimension religieuse. Hypérion se surnomme l'archange et, lorsqu'on le découvre, il est face au commandant Pilon, agenouillé devant lui... Comment ne pas y voir un clin d'oeil aux représentations de l'Annonciation, lorsque l'archange Gabriel vient annoncer à Marie qu'elle sera bientôt mère...
On pourrait d'ailleurs certainement filer plus loin la métaphore évangélique à partir de cet épisode. Mais, Hypérion est-il vraiment l'archange qu'il prétend être, ou une émanation de Lucifer, ange déchu devenu un démon ? La question peut se poser pendant un long moment, tant la violence des actes qu'il confesse semble peu en phase avec sa prétendue mission rédemptrice.
Mais qui sait ? Cette longue nuit du vendredi 13 peut réserver bien des surprises, à tous les protagonistes de cette inquiétante aventure. Et chacun de ceux qui verront le soleil se lever le samedi 14 devront tirer des enseignements de ces événements que nous retracent le commandant Pilon et Hypérion...
Et peut-être ce dernier trouvera-t-il l'occasion d'asseoir son rôle d'ange rédempteur...