Pour le lieutenant Sano, de la police départementale de Kofu, au pied des Alpes japonaises du sud, l'automne 1976 restera longtemps dans les mémoires. En quelques jours à peine, il a dû intervenir avec ses hommes par deux fois sur les flancs de ces montagnes, alors que la météo commençait à se dégrader sérieusement.
La première fois, ils n'ont rien pu faire pour ce couple qui s'est suicidé dans sa voiture. Seul leur fils, qui s'est échappé de l'habitacle envahi par les gaz d'échappement, a pu être sauvé, après avoir erré dans la montagne et manqué périr de froid... Une incroyable volonté de vivre, mais, une fois retrouvé, grièvement intoxiqué, il a sombré dans le coma.
Puis, il a fallu s'occuper d'un homme tué à coups de pelle, à proximité d'un chantier pharaonique visant à aménager la montagne, un barrage, une route, projet contesté par les mouvements écologistes et à l'arrêt depuis un moment. Pourtant, dans une baraque de chantier, vit un ouvrier un peu fou, et surtout très alcoolisé, à l'écart de tout, obsédé par ses ruptures sentimentales.
C'est lui qui, une nuit où le blizzard s'est déchaîné, entre sommeil, cauchemar, éthylisme et folie, a cru qu'un animal l'attaquait. Mais ce qu'il a frappé violemment avec le premier objet à portée de main n'était pas une bête sauvage, mais un homme... Que faisait-il là, avant l'aube, par ce temps effroyable ? Mystère, mais Sano est là pour arrêter Iwata, cet ouvrier taciturne et l'esprit vagabond...
En 1992, à Tokyo, la police est appelée pour un meurtre commis sur la voie publique. Un homme, vraisemblablement un yakuza, a été assassiné devant la maison d'un avocat. En soi, ce n'est pas anodin, mais la manière dont il a été tué intrigue les policiers appelés sur place, qui n'arrivent pas à savoir avec quelle arme l'homme a été tué.
Deux jours plus tard, c'est un magistrat qui est assassiné à son tour. Comme on ne fait pas de lien avec la mort d'un obscur yakuza, l'affaire n'est pas confiée au même service de police que la précédente affaire. Jusqu'à ce que l'autopsie révèle que c'est la même arme, toujours inconnue, qui a servi pour tuer le procureur...
Un mode opératoire suffisamment bizarre pour qu'on se pose de sérieuses questions : y aurait-il un lien, peu évident, entre les victimes ? Ou pire, ont-elles été choisies au hasard par un tueur fou qui aurait entamé une macabre série ? Toutes les hypothèses sont ouvertes et les deux services concernés, la police judiciaire d'un côté et le crime organisé de l'autre, vont devoir travailler ensemble.
Le problème, c'est que l'harmonie ne règne pas du tout au sein de la police de Tokyo. Chacun garde ses informations pour lui, tire la couverture à lui, prend des initiatives sans en avertir les autres, suit des pistes sans se concerter avec ses collègues... Un grand n'importe quoi où personne ne joue franc jeu et qui abouti à un sacré fiasco...
L'enquête n'avance pas, aucune piste n'apparaît réellement et l'on redoute que le tueur frappe encore... Le lieutenant Goda, de la police judiciaire, n'est ni meilleur ni pire que les autres, à ce petit jeu. Lui aussi suit ses pistes et se montre parcimonieux avec les informations qu'il collecte. Mais, malgré tout, il est celui qui met le plus d'ardeur dans ses recherches...
Et, pendant ce temps, dans la capitale japonaise, un homme entend d'étranges voix, qu'il suit ou qu'il fuit. Ce mal qui le hante semble agir selon des cycles particuliers que ne préside pas la lune ou le soleil, mais la montagne... Une montagne qui se montre claire quand tout va bien, et sombre quand "l'Autre" prend l'ascendant.
En période de montagne sombre, tout peut arriver... Surtout le pire.
Il n'est pas simple de vous présenter ce roman, car il s'y passe énormément de choses, en particulier au début du roman, on va y revenir. Non, ce n'est pas simple, parce qu'il faut planter le décor et trouver le bon équilibre entre ce qu'il faut évoquer ou pas. J'ai fait des choix, comme Actes Sud, d'ailleurs, sur sa quatrième de couverture, et je ne prétends pas à la perfection.
J'ai simplement mis en évidence des éléments qui me paraissent essentiels, tandis que j'ai fait le choix d'en laisser d'autres dans l'ombre. Un peu ma version à moi de la montagne claire et de la montagne obscure, si je puis m'exprimer ainsi. Ce n'est pas que certains éléments soient plus ou moins importants que d'autres, mais rien n'est évident dans la mise en place de l'intrigue.
Dit plus clairement, cela concerne une série d'événements qui se déroulent entre 1976 et 1992. Le roman est construit en six parties, dont les noms font référence à l'agriculture, des semailles à la récolte. A chaque étape, des éléments s'ajoutent aux autres, certains sont connectés naturellement entre eux, d'autres, au contraire, paraissent indépendants... Leur logique globale, elle, reste floue...
Et cette incertitude est une des grandes forces de ce polar. Parce qu'on a un faisceau d'éléments dans lesquels il faut essayer de faire le tri. Mais, le lecteur, lui, a toutes ces cartes en main, ce qui n'est pas le cas des policiers tokyoïtes, un peu dépassés par les événements... Et, du moins au début, on peut les comprendre.
Mais, une grosse partie de ce livre de près de 500 pages (attention, avec Actes Sud, les paginations sont parfois trompeuses, ça pourrait faire un peu plus chez d'autres éditeurs, en fonction des formats) s'intéresse justement au travail de ces policiers. On l'a dit, tout le monde ne rame pas dans le même sens, et cela se ressent.
Difficile, depuis la France, pays qui a souvent montré sa tendance à la guerre des polices, sans même évoquer la rivalité police/gendarmerie, de blâmer les flics japonais. L'hôpital, la charité, tout ça... Pourtant, il est assez rare d'assister à cela de cette manière, car dès le départ, on a la sensation d'assister à une compétition, bien plus qu'à une enquête criminelle.
Ils sont plus nombreux encore que les équipes mises en scène à l'envi par les séries américaines, depuis "les Experts" et "FBI : portés disparus", jusqu'à "Esprits Criminels" ou "Chicago Police Judiciaire". Le souci, ce n'est clairement pas le manque d'effectif, mais au contraire, une surabondance de biens qui nuit carrément à l'avancée des investigations...
On ne peut pas dire qu'il règne une ambiance joviale au sein de la police de Tokyo. Chacun veut réussir comme si son avenir en dépendait, et pas seulement un avenir professionnel, a-t-on l'impression. Il manque de la complicité entre eux, de la confiance, aussi, et, pour reprendre une fameuse formule, on se dit vite que ces flics n'iront jamais passer leurs vacances ensemble.
Voir des policiers connaître des difficultés, suivre des fausses pistes, courir après des fantômes, peiner à réunir des informations ou se faire piéger par un suspect, tout cela est assez courant. Mais, à ce point, ça l'est beaucoup moins. Dans cette affaire, on patauge carrément, et comme dans des sables mouvants, à chaque nouveau mouvement, on s'enfonce un peu plus...
Au départ, il y a l'absence de lien évident entre les deux crimes commis à Tokyo en 1992. Mais, ensuite, lorsqu'on relie ces deux affaires, qu'on met dessus des services et des hommes qui n'ont que très moyennement envie de collaborer, on se dit qu'ils sont en train de se savonner la planche eux-mêmes...
Et puis, peu à peu, alors que l'affaire va en empirant, voilà que vient s'ajouter la pression politique, qui ne va cesser de se renforcer. Alors, on sent un changement : la peur d'échouer, d'abord, puis, paradoxalement, celle de réussir... En effet, résoudre cette affaire après tant d'erreurs et d'atermoiements équivaudrait à mettre en évidence les insuffisances des policiers...
Cela, on pourrait le résumer en une formule lapidaire : "la vérité ou l'honneur". Et au Japon, on ne lésine pas avec l'honneur. Oh, bien sûr, c'est un Japon moderne, on ne demandera pas aux policiers incriminés de se faire hara-kiri. Pas au sens strict... Mais, c'est une faute qu'ils traîneront longtemps, une marque d'infamie professionnelle...
Le lieutenant Goda (pour les lecteurs qui commencent à flipper quand je dis qu'il y a beaucoup de personnages, il y a une liste en ouverture du roman, ne craignez rien !) est celui qui s'en tire le mieux, même si, et il le reconnaîtrait lui-même, son travail n'est pas exempt d'erreurs, d'imprécisions coupables et d'individualisme.
Pourtant, là où bon nombre de ses collègues s'égarent, où certains voudraient voir la main de la mafia ou de tels mouvements extrémistes, lui a une intuition qu'il ne cesse de vouloir étayer. C'est un embryon d'idée, lui-même n'y voit guère de cohérence, mais contre vents et marées, il essaye d'avancer dans cette direction.
Et cette direction, c'est la montagne, forcément. Pourquoi ? Lui l'ignore, le lecteur a bien plus d'idées sur le sujet, sans pour autant embrasser la totalité de la situation. Cette montagne... On s'attend à ce que l'essentiel du roman ce déroule dans un décor montagnard, mais ce n'est pas le cas. En revanche, on ressent son imposante présence tout au long du livre.
Quant on pense Japon et montagne, le réflexe, c'est de songer aussitôt au mont Fuji. Mais, ce n'est pas le cas ici. Non, le roman de Kaoru Takamura se déroule dans les Alpes japonaises du sud, pas très loin de la ville de Nagano, qui accueillit les JO d'hiver en 1998, et ces montages, ce sont les trois sommets de Shirane, les monts Notori, Aino et Kita, dans cet ordre.
Petite précision géographique : le mont Kita, qui est sur la droite de la photo, est le deuxième plus haut sommet du Japon après le mont Fuji. On n'évoque pas dans le roman une quelconque symbolique entourant cette montagne, qui se trouve dans un massif où la plupart des sommets culminent à plus de 3000m.
Rien de sacré, donc, pour le mont Kita, mais le début du roman joue, je trouve, sur une certaine ambiguïté qui pourrait laisser penser à quelque chose de surnaturel dans tout cela. Kaoru Takamura joue avec certains codes du fantastique pour créer une atmosphère oppressante et l'on ne serait pas surpris de tomber sur une succursale nippone de l'Overlook dans ce coin...
La montagne obsède un personnage, on peut même dire qu'elle le possède et, en cela, le choix de la couverture est excellent : cette surimpression d'un paysage de montagne sur un visage. Voilà aussi pourquoi je faisais le parallèle avec le mont Fuji, autour duquel il y a un véritable culte. Ici, ce serait plutôt une espèce de magie noire... Ou alors, une folie qui a pris la forme du mont Kita...
"Montagne claire, montagne obscure" n'est pas un thriller, son écriture, son rythme, les questions psychologiques qui y sont développées et la description du travail des policiers en font un véritable polar, je dirais même, un polar à l'européenne, dans une tradition très classique du genre. Pourtant, il y a tant d'interrogations qu'on a envie de démêler l'écheveau, de comprendre le fin mot de tout cela.
J'ai pas mal tapé sur ces flics que l'on suit au fil du roman, mais il faut aussi noter qu'ils sont assez représentatifs d'une société japonaise où le travail écrase tout, prend toute la place dans la vie des citoyens. On connaît les policiers américains, usés, blasés, abîmés, solitaires... Eh bien, on retrouve un peu les mêmes, des hommes seuls, essorés, dépités, portés par ce job sans rien d'autre à côté.
Au milieu de cette distribution, Goda surnage, flic de devoir, exemplaire, paraissant vivre dans son commissariat, disponible à toute heure du jour et de la nuit, dormant peu, mangeant encore moins, se méfiant de l'alcool dans lequel on pourrait se réfugier si facilement... Mais, malgré tout, il reste endurant, déterminé, courageux... On pourrait le comparer à un alpiniste gravissant péniblement une montagne.
Il est en tout cas celui qui a le plus à coeur la fameuse quête de la vérité. L'honneur, bien sûr, il ne l'oublie pas, mais on le sent tiraillé par sa conscience qui ne lui pardonnerait pas de ne pas reconstituer toute l'histoire, de ne pas établir de culpabilité, de ne pas identifier de coupable, de le laisser courir...
"Montagne claire, montagne obscure" est un polar sombre et parfois violent, qui n'épargne aucun personnage. Ce titre français (désolé, je n'ai pas traduit le titre original) est très bien choisi, au final. Pas seulement pour décrire les maux d'un des personnage et son envoûtement par cette montagne, alternativement lumineuse et ténébreuse.
Mais, au-delà de la métaphore, elle est très représentative de ce qu'est aussi la haute montagne, magnifique, majestueuse, imposante par temps clair, sous le soleil, et hostile, dangereuse, ogresque, lorsque le mauvais temps se lève, que le blizzard et la neige l'assombrissent. Pourtant, c'est le même lieu, pareillement fascinant, terriblement attirante...