Une très courte lecture au menu de ce billet, à peine 60 pages, qu'on lit d'une traite. Pas un roman, mais un récit. Une flânerie, même, de la naissance à l'âge mûr, de l'Afrique aux Cévennes, des rives du fleuve Chari à celles de la Vidourle. "Gens de brume", du romancier et poète tchadien Nimrod (dans la collection "Essences" des éditions Actes Sud), est un regard sur le parcours d'un homme, à travers différentes sensations, et en particulier les parfums, les odeurs. Mais pas uniquement, car les autres sens aussi sont sollicités. Trois étapes, trois âges, des rencontres marquantes et des fantômes, ceux que les souvenirs fixent hors du temps qui passent et qu'un simple effluve peut ranimer... Avec une écriture fluide et belle, sensuelle et très visuelle, comme l'image de ces pêcheurs sortant de la brume qui ont inspiré le titre du recueil...
Une fois n'est pas coutume, on ne va pas directement entrer dans le livre. Nous allons d'abord évoquer la collection dans laquelle il paraît : "Essences", chez Actes Sud. Une collection qui était en sommeil et qui s'est réveillée cet automne avec trois parutions simultanées, signées, outre Nimrod, Nancy Huston et Valentine Goby.
Ce sont toujours de petits livres : moins de cent pages à une exception près, un format très particulier, 19 centimètres sur 10. Essai ou poème, récit ou fiction, chaque auteur a le choix des armes littéraires, mais le dénominateur commun, ce sont ces odeurs, ces parfums qui marquent les existences, se gravent de façon presque miraculeuse dans les mémoires, nous renvoient à des moments forts.
A ces senteurs, s'associent donc bien d'autres éléments, des tranches de vie complètes, qui sont au coeur des petits livres de la collection "Essences". Et chaque auteur y apporte donc ses bagages personnels, ses impressions, ses sentiments, sa vision des choses. Ce sont donc, et ce, quel que soit le genre retenu, des histoires très personnelles que l'on est appelé à lire.
Au départ, j'ai aimé ce titre : "Gens de brume". J'avais envie de savoir ce qu'il y avait derrière ces trois mots. Et puis, en regardant de plus près, j'ai découvert cet auteur : Nimrod. Un simple prénom, qui fait penser à un personnage biblique... Oui, un prénom, celui de Nimrod Bena Djangrang, écrivain et poète natif du Tchad.
Voilà de nouveaux éléments qui n'ont fait qu'attiser ma curiosité et mon envie de lire ce court ouvrage d'une soixantaine de pages tout au plus. Si peu, et pourtant, tellement de choses dans ce récit, en trois parties, comme trois âges d'une vie d'homme, enfance, adolescence, âge adulte. Et même quatre saisons, la période de l'enfance étant découpée en deux épisodes.
Alors, bien sûr, ce récit n'est pas une histoire qu'on peut résumer en quelques mots, parce que ce sont des moments bien particuliers qui nous sont livrés. On touche à l'intime, mais à bien plus que cela encore, à travers l'écriture d'une grande puissance visuelle de Nimrod. La poésie n'est jamais très loin, elle affleure souvent et finit, dans les dernières lignes, par émerger, avec un calligramme.
"Gens de brume" s'ouvre sur une scène en forme de madeleine de Proust : une mère qui cuisine et l'enfant, devenu adulte, écrivain, qui se souvient de ces odeurs inimitables, des goûts qui les accompagnent. Et de ces sensations découlent le souvenir d'une enfance passée dans le sud du Tchad, entre Koyom et Kim.
Un lieu que l'on perçoit presque édénique quand Nimrod nous en parle : les vergers d'un côté, avec les odeurs des arbres en fleurs et des fruits en train de mûrir ; le fleuve, de l'autre, autre source vitale pour les habitants de la région, car la pêche est l'activité principal. De cette pêche aussi, Nimrod nous parle, relatant un épisode qui a impressionné l'enfant qu'il était alors...
Le paradoxe, plus flagrant encore dans une histoire qui se doit d'évoquer les odeurs, c'est cette étonnante confession : les harengs pêchés en quantité n'avaient pas d'odeurs ! Difficile à croire, mais Nimrod met en fait le doigt sur un élément fondamental : ce poisson sentait probablement, mais cette odeur n'avait rien qui mérite qu'on s'y attache, elle était ambiante, on avait en permanence le nez dessus...
Or, ce ne sont sans doute pas ces odeurs-là que notre mémoire enregistre, stocke et est capable de reconnaître par la suite. Sans doute, si vous et moi étions allés sur les rives des cours d'eau tchadiens, le Chari et le Logone, son principal affluent, aurions-nous remarqué cette odeur de poisson. Nous l'aurions même très certainement jugé forte... Mais, l'habitude, la permanence font la différence.
Ce sont des odeurs plus exceptionnelles qui nous font réagir, parfois lorsqu'on les croise, au hasard d'une rue, d'une rencontre, qui nous renvoie à un moment spécial. Pour Nimrod, cette odeur, c'est un parfum, celui que lui fit respirer un jour Odile, la première jeune fille qui fit battre son coeur. Et quel moment plus marquant que celui-ci ?
La première partie, consacrée à l'enfance est, je l'ai dit, divisée en deux épisodes forts. Le second nous emmène à l'école, à la rencontre d'un garçon, Brom, un garçon différent, par ses origines, son physique, son arrivée tardive... On en a tous connu, de ces élèves qui peinent à s'intégrer à une classe, ou plutôt, que les autres élèves n'essayent pas d'intégrer.
Pourtant, Brom va démontrer un talent formidable, qui va mettre tout le monde d'accord. Dans cet épisode, il est bien plus question de mots que de parfums. On est un peu dérouté jusqu'à ce que l'on comprenne que cette dimension est bel et bien là : de Cyrano à Baudelaire, du nez aux parfums, tout est là, y compris la révélation pour l'auteur de sa vocation...
La partie consacrée à l'adolescence nous raconte un véritable rite de passage à travers une cérémonie religieuses et un sacrement. Nimrod y décrit la fin de l'enfance et l'entrée dans un nouvel âge, peut-être pas encore tout à fait l'âge adulte, mais on s'en approche. Et pour la dernière fois, le magnolia et la touche de citronnelle feront battre son coeur, avant de tourner la page.
Enfin, la troisième partie change complètement de décor. Des années 1970, on arrive à l'époque actuelle, du Tchad, on arrive en France, du Chari, on vogue jusqu'à la Vidourle. Nimrod devenu un homme mûr, vit à Sauve, village du Gard. Un endroit très bucolique pour qui s'y rendrait, mais pour lui qui y a passé pas mal de temps avant de s'y installer à demeure, de nombreux souvenirs.
Cette partie, c'est une espèce de synthèse des précédents épisodes : les origines et le déracinement, la capacité à se sentir chez soi et à se faire accepter, les pages qui se tournent, des chapitres qui se referment, laissant quelques cicatrices, mais permettant aussi d'avancer. Le temps passe, l'automne de la vie est arrivé et désormais on peut envisager avec sérénité l'étape suivante.
Là aussi, les odeurs jouent leur rôle, elles contribuent au bien-être, au choix de s'installer à Sauve, d'aller dans la petite ville voisine de Sommières, de profiter des couchers de soleil et des apéritifs en terrasse. Sans avoir oublié la cuisine maternelle ni les pêcheurs revenant avec leurs chargements de poissons, cette vie différente s'est installée.
Dans ces conditions, un mot sur le titre, ces fameux gens de brume. On en découvre le sens très rapidement, dans les premières pages. Je vous laisse découvrir cette scène magnifiquement racontée, extrêmement visuelle, cinématographique, même. Sans doute aussi parce que c'est une image d'enfance, avec la force qu'elle peut produire sur ce jeune esprit.
Mais, ces Gens de brume, ce sont aussi ces personnes, évoquées tout au long du récit qui, pour la plupart, qu'elles soient identifiées ou simples figurants, appartiennent désormais au passé. Se souvenir, c'est leur permettre de ressortir de cette brume-là, avant de les laisser y retourner, mais en leur assurant qu'un lien perdure.
Ce lien, ce sont souvent ces fameuses odeurs, capable de redonner vie à une scène ou de faire resurgir devant soi une personne à laquelle on n'a plus pensé depuis longtemps. Cela m'arrive fréquemment, lorsque le parfum que porte une personne que je croise dans la rue m'en rappelle une autre, quand le pétrichor ou l'herbe fraîchement tondue me ramène en enfance...
Pour Nimrod, cela a stimulé l'envie de raconter ces tranches de vie, cela a inspiré son écriture. Pour le lecteur, c'est justement cette écriture qui nous permet de partager ces instants. Je ne regrette pas une seconde d'avoir ouvert ce livre pour découvrir cet auteur, moi, le lecteur qui préfère habituellement les formats longs et les fictions.
Plus mélancolique que nostalgique, ce recueil est un voyage que l'on fait aux côtés de Nimrod. On chemine en suivant le cours de sa vie, avec le recul de celui qui sait qu'il est désormais sur le versant descendant. J'ai apprécié son écriture, belle et riche, qui m'a plongé dans ces souvenirs, qui m'a permis de les partager bien plus que par la simple lecture.
Il y a une fraîcheur et une espèce de spontanéité dans ce texte, en particulier dans la dernière partie, qui casse aussi le cadre traditionnel de l'écriture. Nimrod se reprend, corrige un détail, une imprécision, et c'est comme si nous étions assis autour de la même table, devant quelques olives et un verre, comme s'il nous racontait face à face ce parcours de vie.