L'art de perdre, Alice Zenati

Par Sara


En Algérie, Ali est reconnu comme patriarche et homme de bien, lui qui a réussi à faire prospérer sa ferme et à rivaliser avec la famille bien établie des Amrouche. Sa plus jeune épouse, Yema, lui donne un fils, Hamid, qu'il adore, et pour lequel il entrevoit un avenir radieux. Mais la guerre se déclare, durant laquelle Ali refuse de se ranger auprès des forces du FLN, qu'il considère brutaux, et, à l'occasion, répond aux questions que lui pose la milice française. Lorsque sont signés les accords d'Evian, il réalise la menace qui pèse sur sa famille, en particulier quand certains de ses amis sont accusés d'avoir collaboré avec les Français et assassinés sans autre forme de procès. Il parvient à émigrer dans le sud de la France avec Yema et leurs enfants, où ils sont parqués dans un camp de fortune, avant de se voir finalement attribuer un logement HLM en Normandie. Ali trouve un travail à l'usine, les enfants grandissent, et la relation entre Hamid et son père prend un nouveau visage lorsque l'adolescent prend conscience de son histoire, et ne comprend pas le rôle qu'a joué son père pendant la guerre. Devenu père à son tour, il verra sa fille Naïma interroger son identité culturelle, et décider de partir en Algérie retrouver la famille restée là-bas.

L'immense talent d'Alice Zeniter s'exprime merveilleusement dans le roman riche et puissant qu'est L'art de perdre. Titre absolument prodigieux, sans un mot galvaudé, qui contient à lui seul toute l'histoire d'Ali, et celle de beaucoup d'autres.

L'auteur travaille avec patience et minutie ce qui fait l'identité complexe d'Ali, de Hamid, de Naïma. Chacun porte en lui l'Algérie, ou une image de l'Algérie parfois hallucinée, mythique, qui s'incarne à la faveur du silence des aïeux. Car Hamid, comme Ali, ne sont pas prompts à partager leurs secrets, leurs souvenirs, cette autre vie à laquelle l'Histoire, la grande, les a arrachés.

L'auteur travaille avec beaucoup de finesse la complexité qu'il y a dans la façon dont chacun appréhende son rapport au pays d'origine, et à la guerre. La confrontation d'Ali et de son fils Hamid est en cela édifiante : Hamid reproche le silence de son père, sa "collaboration" pendant la guerre, le fait qu'il n'ait pas rejoint le FLN, alors que, pour Ali, son comportement était le plus raisonnable, et les rangs du FLN était lui aussi composé d'hommes brutaux, d'assassins. Les années creusant le fossé qui les sépare, il leur est impossible de se comprendre.

Par ailleurs, le roman a le grand mérite de mettre en lumière le sort qui a été celui de ceux que l'on a nommés les "harkis", qui avaient apporté leur soutien à la France durant la guerre, et ont dû fuir l'Algérie après l'accord d'indépendance, pour survivre et échapper aux règlements de compte, à la purge qui a succédé au départ des troupes françaises. En France, ces familles se sont retrouvées sans logement, sans argent, à la merci d'un Etat français oublieux, organisant des camps d'accueil sinistres, aboutissant, dans le meilleur des cas, et au bout de plusieurs années, à un accès aux logements HLM en construction dans le pays, au prix d'un travail éreintant et mal payé - une vie très différente de celle qu'ils avaient laissée derrière eux, sans possible retour en arrière.

Je vous encourage donc chaleureusement à découvrir ce roman riche et puissant, qui lève le voile sur un bout d'Histoire en posant dessus un regard plein d'humanité.


"C'est une femme splendide, à qui la beauté a donné tant d'assurance que Michelle est désormais incapable de voir que ce trait de caractère vient de son physique et de l'effet qu'il produit."

"Les représentants ne se trompent pas qui fondent sur cette nouvelle clientèle dès le lendemain de leur arrivée ou presque. On peut tout leur vendre : ils ne savent rien. Voire mieux : ils ont peur de ne pas savoir. Ils ont peur de ces meubles qu'ils ne connaissent pas. Ils ont peur de se mettre en marge de la société en aménageant mal leurs appartements."

"_Quelle école, par exemple, voulez-vous qu'il fasse? Vous y avez réfléchi? Il y a de très bonnes formations au lycée technique. Comme ça, on s'assure qu'il aura un métier. Mais moi, je vais vous le dire, s'il se maintient à ce niveau scolaire, on pourrait envisager qu'il reste en filière générale et peut-être même qu'il entre ensuite dans la fonction publique.
Le professeur prononce cette phrase avec un enthousiasme visible. Il nomme le sommet de la pyramide sociale, ou plutôt de la réplique de pyramide sociale qui s'applique à la ZUP, celle dont le haut est tronqué ou perdu dans les brumes d'altitude."

"Entre ses vingt et ses vingt-cinq ans, après des premières romances qui ressemblent à toutes celles que lui ont promises les magazines, Naïma décide qu'elle préfère coucher avec des inconnus. [...]
_Ma grand-mère s'est mariée à quatorze ans. Ma mère a rencontré mon père quand elle en avait dix-huit. Il faut bien qu'une femme dans cette famille se décide à faire du chiffre."

"L'Histoire est écrite par les vainqueurs, pense Naïma en s'endormant. C'est un fait désormais connu et c'est ce qui lui permet de n'exister qu'en une seule version. Mais quand les vaincus refusent de reconnaître leur défaite, quand ils ont, malgré leur défaite, continué d'écrire l'Histoire à leur manière jusqu'à la dernière seconde et quand, de leur côté, les vainqueurs veulent écrire leur Histoire rétrospectivement, pour arriver à l'inéluctabilité de leur victoire, il subsiste de part et d'autre de la Méditerranée des versions contradictoires qui ne paraissent pas être l'Histoire mais des justifications ou des revendications, qui se déguisent en Histoire en alignant des dates."