Je suis de très près le travail de Mathilde Cinq-Mars depuis que je suis tombée par hasard sur ses illustrations. Un beau hasard qui m'a permis de mettre la main sur de jolies petites cartes et sur une magnifique illustration. Aussi, impossible de passer à côté de la parution du roman graphique Le dernier mot. Je suis sous le charme!
Quatre-vingt-deux ans, ça se fête. La famille au grand complet est réunie pour célébrer l’anniversaire du grand-père. Complices, le grand-père et la grand-mère font une révélation qui fait l’effet d’une douche froide: grand-papa ne sait ni lire ni écrire. Pendant plus de cinquante ans, l’homme a bien caché son jeu. Lettreur à la Iron Ore Company de Sept-Îles, il a été un travailleur acharné. Chaque jour, il «restait caché trois quarts d'heure derrière son journal». La Bible sur sa table de chevet n'était jamais poussiéreuse. Personne n'aurait pu se douter de ce secret bien camouflé. Une fois le choc passé, l'une aurait voulu savoir avant, l'autre lance qu'il n'est pas trop tard pour apprendre, une autre sanglote de pitié, un autre encore enrage que son père n'ait jamais voulu apprendre. La narratrice, l'une des petites-filles, est la seule «submergée d'une vague d'admiration».
«Caméléon, il avait certainement développé une prodigieuse capacité d'adaptation et un sens de l'écoute raffiné. Toutes ces années, il avait signé tous ses contrats d'un barbot fougueux, du contrat de mariage au contrat d'achat de son beau bungalow blanc. Toutes ces années, il n'avait jamais pu consulter les menus, les cartes routières, les annuaires, les panneaux d'avertissement.»Dissension au sein de la famille soudée serré. Chacun réagit comme il le peut, avec ses propres moyens: colère, stupéfaction, incompréhension, empathie. Le souper fini, chacun rentre chez soi, sauf la petite-fille qui décide de rester dormir chez ses grands-parents. Lorsque sa grand-mère lui remet un carnet de croquis, la jeune femme plonge dans le passé de sa mère. La nuit la nourrit de rêves vaporeux.
Le dernier mot aborde l’analphabétisme avec originalité et délicatesse, sans jamais tomber dans le pathos. Le point de vue adopté (la première personne, incarnée par la petite-fille du grand-père) apporte une grande proximité, l'impression de regarder la vie des autres par un trou de serrure. Les illustrations feutrées de
Mathilde Cinq-Mars s'attardent sur les détails des visages et des gestes pour brosser le portrait de cette famille ébranlée. Les mots de Caroline Roy-Element sont d'une justesse implacable pour aborder la famille et ses secrets déterrés. Une lecture émouvante, vibrante de tendresse, jamais larmoyante. Un must!Le dernier mot, Caroline Roy-Element (texte) et Mathilde Cinq-Mars (illustrations), Mécanique générale, 172 pages, 2017.★★★★★