Matthieu et Libero, amis d'enfance, décident d'abandonner leurs études de philosophie pour reprendre le bar mis en gérance dans leur village familial corse. En fait, Matthieu n’y venait que pour les vacances tandis que Libero, fils d'une famille sarde émigrée, y a grandi avant de monter à Paris. Leur idée, faire de ce modeste troquet, « le meilleur des mondes possibles » selon l’enseignement de Leibniz. Du rêve à la réalité il y a un fossé, qu’ils ne franchiront pas.
Si je devais qualifier ce roman d’un seul mot, je dirais « étourdissant » car il est fatigant autant qu’éblouissant, selon les deux sens donnés au mot par Le Grand Robert. Il est fatigant à suivre car les personnages sont multiples, liés les uns aux autres par des liens familiaux ou pas, agissant à des époques différentes et l’on passe de l’une à l’autre abruptement, les lieux eux-mêmes nous menant de la Corse à Paris, de l’Afrique à l’Indochine. Mais il est aussi éblouissant, car l’écrivain dirige son affaire avec une maestria peu commune.
Parmi les acteurs de ce drame, car il s’agit d’une histoire dramatique, nous avons le grand-père Marcel qui devenu veuf confie son fils Jacques à sa sœur pour qu’elle l’élève avec Claudie, sa propre fille. Plus tard ces deux cousins se marieront ensembles, malgré les hurlements dans la famille, et auront deux enfants, Matthieu et Aurélie, laquelle en tant qu’archéologue sera chargée de fouilles à Annaba, en Algérie, sur les vestiges chrétiens datant d'Augustin. Augustin, fil rouge de ce roman, donnant par des extraits de ses sermons le titre de chacun des chapitres du livre. J’ai dit histoire dramatique : la mort de Jacques va empoisonner les relations entre Matthieu et sa sœur quand le fils n’ira pas à Paris assister aux derniers instants de son père. Puis une bagarre dans le bar se soldera par un mort qui enterrera définitivement le projet limonadier.
Le bouquin se lit à plusieurs niveaux. Une simplette histoire de bistro en décrépitude repris par deux gars se pensant assez malins pour relancer l’affaire et y parvenant durant un temps avant l’effondrement final. En toile de fond nous avons la décolonisation, la fin de l’Empire colonial français qui fait écho au fil rouge du roman, à savoir Le Sermon sur la chute de Rome, discours prononcé par Augustin en l’an 410, après l'annonce du sac de Rome par Alaric Ier annonçant la chute de l'Empire romain. Dans les deux cas nous avons le même thème, la mort des idéaux.
Impossible de clore ce billet sans m’attarder sur l’écriture. J’ai rarement lu un livre aussi époustouflant par son style. Des phrases très longues qui donnent le tournis par leurs digressions et détails gratuits au point d’en hypnotiser le lecteur, bercé par le rythme parfaitement maitrisé de cette enfilade de mots qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Du très grand art. Si le propos général du livre n’est pas franchement marrant, l’auteur se permet néanmoins d’être parfois très drôle (« … il fit vers la fin de l’été la double acquisition d’une veste en cuir vieilli et d’une tondeuse à barbe ce qui, pour un regard averti, ne pouvait bien entendu signifier que le pire. »), à moins qu’il ne vous glace avec des images saisissantes (« quand il leva les yeux vers Marcel, des vers jaillirent de ses paupières pour couler le long de ses joues comme des larmes. »)
Un roman difficile et qui donne le vertige mais pour le plus grand bien du lecteur.