L'ordre du jour, Eric Vuillard

Par Sara

Le voilà enfin, le Goncourt 2017! Invité inattendu dans les sélections qui se sont succédés, ce roman de début d'année a vu le jury s'éloigner des pratiques habituelles en l'incluant dans le palmarès, et en lui attribuant le précieux sésame. Au premier abord, on se dit que c'est un n-ième roman sur la Deuxième Guerre Mondiale, et l'on est tenté de claquer la porte. Oui mais, ce serait bien dommage, parce que, L'ordre du jour, c'est infiniment plus que cela.


En février 1933, vingt-quatre patrons d'entreprises allemandes sont réunis pour endiguer la menace communiste, et, encouragés par Hitler, ils financent les élections à l'issue desquelles ce dernier sera élu chancelier. La montée en puissance du nazisme est consacrée lors de l'Anschluss, dans l'indifférence européenne. Vuillard revient, dans ce texte qui raconte l'Histoire, sur les implications plus ou moins souterraines et les faiblesses qui, dans la succession d'événements de 1933 à 1939, ont conduit à la Deuxième Guerre Mondiale.

Vous n'êtes pas sans savoir que je nourris la plus extrême suspicion à l'égard des récits consacrés à cette période historique. Je dois le dire au moins une fois par mois, je ne manque jamais de m'en plaindre à vos pauvres oreilles/yeux contrits. Je vous laisse donc imaginer ma surprise, lorsque, à la lecture du livre de Vuillard, j'ai constaté que mon enthousiasme s'épanouissait, et atteignait des sommets.

Qu'est-ce qui distingue ce récit de certains de ses congénères à mon sens ratés ? Et bien, avant tout, il faut souligner que la précision historique est ici prédominante, et que la guerre n'est pas un cadre dont l'auteur se prévaut pour faire éclore une intrigue banale. Il prend au contraire le parti de revenir sur un pan d'Histoire connu, et d'explorer ce qui y a conduit, en s'arrêtant sur ce jour de février 1933, qui scelle la compromission des industriels de manière indiscutable. Partant, il dévoile des anecdotes, des informations que l'Histoire officielle a parfois oublié de relayer. En particulier, cette réunion affligeante qui confronte Hitler à Schuschnigg, ou l'annonce de l'Anschluss à Chamberlain alors que les Ribbentrop dînent chez lui et s'éternisent, pour retarder sa réaction...

Vous me direz, dans ces conditions, en quoi a-t-on affaire à un roman, et non à un livre d'histoire ? Et bien, mes amis, la prose ! Cette prose succulente, truculente, excellente, audacieuse, folle, qui nous emporte dans le tourbillon de l'Histoire comme si on était dans la fiction la plus fascinante qui soit. Les événements historiques sont autant de rebondissements que l'on croyait connaître et que l'on n'avait jamais vus sous cet angle, et les protagonistes sont nombreux, jouant des rouages de la machine politique nazie qui s'installe, clamant à la fin de la guerre qu'ils ne savaient rien, qu'ils n'ont fait qu'obéir.

On se délecte de L'ordre du jour, sans pour autant perdre de vue la ligne directrice, la contribution des chefs d'entreprise à l'arrivée au pouvoir de Hitler et du nazisme. Vuillard ne lésine pas sur la discrétion, les noms sont cités, et l'on trouve dans la liste des noms que l'on connaît bien : Opel, Siemens, Bayer, Krupp....
Des entreprises, donc, que leur rôle lors de la guerre n'a pas empêché de prospérer par la suite, au point d'être aujourd'hui des structures d'envergure internationale, ayant fait la fortune de leurs fondateurs et de leurs héritiers.
Voilà qui donne à réfléchir...


"Mais les entreprises ne meurent pas comme les hommes. Ce sont des corps mystiques qui ne périssent jamais. La marque Opel continua de vendre des bicyclettes, puis des automobiles. La firme comptait déjà mille cinq cents employés à la mort de son fondateur. Elle ne fit que croître. Une entreprise est une personne dont tout le sang remonte à la tête. On appelle cela une personne morale."

"[...] A présent, voici que le chancelier allemand insulte l'Autriche, allant même jusqu'à hurler que sa contribution à l'histoire allemande est égale à zéro, et Schuschnigg, tolérant, magnanime, au lieu de tourner les talons et de couper court, cherche désespérément dans sa mémoire, comme un bon élève, un exemple de la fameuse contribution autrichienne à l'Histoire. A toute vitesse, dans le plus grand désarroi, il fouille les poches des siècles. Mais sa mémoire est vide, le monde est vide, l'Autriche est vide. Et les yeux du Führer le fixent obstinément. Alors, que trouve-t-il, pressé par son désespoir ? Beethoven."

"Et ce qui étonne dans cette guerre, c'est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s'il ne cède jamais à l'exigence de justice, s'il ne plie jamais devant le peiple qui s'insurge, plie devant le bluff."

"Ils [les vingt-quatre] bavardent ; leur petit consistoire est tout à fait semblable à des centaines d'autres. Ne croyons pas que tout cela appartienne à un lointain passé. Ce ne sont pas des monstres antédiluviens, créatures piteusement disparues dans les années cinquante, sous la misère peinte par Rossellini, emportées dans les ruines de Berlin. Ces noms existent encore. Leurs fortunes sont immenses."