Ethan est un jeune new-yorkais encore tout ébloui d'avoir obtenu ce qui lui paraît être la chose la plus précieuse au monde : une carte de presse. Et, pour entamer du bon pied sa carrière de journaliste, il a choisi de s'éloigner de la Grosse Pomme. C'est à une autre ville américaine qu'il veut consacrer ses premiers reportages : Detroit, Michigan.
Sans jamais y avoir mis les pieds, il semble fasciné par celle qu'on appelle "Motor City". Par son histoire, son essor, sa grandeur industrielle, son aura artistique. Et puis aussi, par sa chute, inexorable, qui ne cesse de s'accentuer, alors qu'à son tour, tout le pays s'apprête à plonger dans la crise provoquée par ces prêts pourris, les subprimes.
Ethan a sa petite idée : enquêter sur la corruption généralisée qui gangrène la ville et a un peu plus précipité sa ruine. Une investigation de longue haleine dont il ne doute pas qu'il tirera un article qui fera date. Et, en attendant d'avoir rassemblé tous les éléments nécessaires, il pourra proposer des articles d'ambiance, des cartes postales pour montrer ce que ce fleuron industriel est devenu...
Le voilà donc immergé dans cette ville extraordinaire, qui n'est pourtant plus que l'ombre de ce qu'elle a été. L'ombre, que dis-je, le fantôme, car Detroit est morte, c'est une évidence. Il partage son temps entre ses deux objectifs : la recherche d'informations remarquables pour dénoncer les responsables de la décrépitude de Detroit et des visites presque touristiques dans ces lieux spéciaux.
Passionné d'urbex, l'exploration urbaine, Ethan se retrouve devant un incroyable terrain de jeu, une espèce de monde figé, gothique et déroutant, des bâtiments splendides et pourtant laissés à l'abandon comme si on les avait fui brusquement, comme si l'humanité en avait été arrachée, une espèce de Pompéi moderne, revisitée par Edgar Poe.
Tyrell est un lycéen de Detroit. Comme plus de 80% des habitants de la ville, il est noir. Il vit avec sa mère, une infirmière qui se démène et ne compte pas ses heures pour gagner de quoi vivre, et n'a jamais connu son père. Passionné de musique, et à Detroit, ce n'est pas ce qui manque, entre la Motown et un mouvement hip-hop de premier ordre, il avance, tant bien que mal.
Tyrell est une espèce de paradoxe vivant : d'un côté, il rejette les gangs, en particulier les deux bandes rivales des Bloods et des Crips, émanations des gangs de Los Angeles, désormais très implantés à Detroit, où ils dont régner violence et trafics en tous genres ; de l'autre, il ne parvient pas à maîtriser la violence qui le ronge, une inextinguible colère qui, lorsqu'elle déferle, fait des ravages.
Voilà pourquoi Tyrell a été viré de quasiment tous les établissements scolaires de la ville. Il sait qu'il n'est pas loin d'abattre sa dernière carte. S'il se faisait virer une nouvelle fois, il se retrouverait certainement en rupture de ban. L'idée lui est insupportable, il ruinerait les efforts de sa mère et la blesserait profondément. Mais, comment contrôler le monstre qui l'habite ?
Pour les mêmes raisons, Tyrell est un solitaire : ses rares amis finissent toujours par s'éloigner de lui. Soit parce qu'ils décident d'intégrer un gang, soit parce que la violence qui bouillonne en Tyrell les effraie. Deux raisons qui sont bien souvent étroitement liées, la colère de l'adolescent se réveillant souvent quand les membres d'un gang approchent d'un de ses amis...
Ethan et Tyrell sont les deux personnages centraux de "Detroit", on les suit à travers des chapitres qui portent leurs prénoms, deux fils dont on se demande s'ils sont parallèles ou s'ils finiront par se croiser. Mais, ils ne sont évidemment pas les seuls personnages forts de ce roman. D'autres apparaissent au gré de leurs parcours respectifs.
L'une d'entre elle, je l'ai déjà évoquée, c'est la mère de Tyrell. Elle occupe un rôle qu'on va qualifier de secondaire si l'on ne considère que la place qu'elle occupe dans le livre. Mais elle est indissociable de son fils. Elle est aussi l'incarnation de ces Américaines et de ces Américains qui doivent, pour vivre tant bien que mal, cumuler les heures ou les jobs.
Elle est celle grâce à qui Tyrell ne part pas définitivement en vrille. Elle est sa bouée de sauvetage, sa référence, celle qu'il ne veut pas décevoir, même si son impulsivité prend toujours le dessus. Face à elle, il redevient souvent un petit garçon, honteux de son comportement, de cette violence qui éclate subitement et lui vaut bien des ennuis.
Mais, sa mère n'est pas que la seule personne que Tyrell aime. Vénère, même. Il y a Sonja, sa petite-amie. La jeune fille qu'il aime, avec qui il se sent bien. Comme lui, elle souffre de la situation de Detroit : sa famille tire le diable par la queue et son avenir est plus qu'incertain... Heureusement, ils s'aiment et Tyrell espère qu'ils s'en sortiront ensemble.
Et puis, il y a l'agent Moore. Jeune femme noire vêtue d'un uniforme de police, patrouillant dans les rues de cette ville qu'elle aime tant et qu'elle ne supporte plus de voir livrée aux gangs et aux criminels. Detroit est l'une des villes les plus violentes des Etats-Unis et le boulot de flic revient grosso modo à vider le lac Michigan avec une écumoire.
Déterminée, sans doute aussi ambitieuse, l'agent Moore est surtout, chose devenue rare, d'une intégrité sans faille. Elle n'a à l'esprit que le bien commun, celui de cette ville dont elle se sent partie prenante. Idéaliste, au contraire de son coéquipier, un vieux de la vieille, blasé et sans espoir d'améliorer les choses, elle croit à la renaissance de la ville.
Sur son chemin, le hasard va placer plusieurs fois Ethan, mais aussi Tyrell. Curieusement, alors qu'elle n'apparaît que comme un personnage secondaire, Moore est pourtant le centre nerveux du roman, celle par qui tout passe, celle qui relie tous les personnages entre eux. Celle qui incarne également l'espoir dans une ville où il peine à percer désormais.
Enfin, dernier personnage et pas des moindres : Detroit. Comme Ethan et Tyrell, Detroit a droit à ses propres chapitres. Elle y prend même la parole, contrairement aux deux garçons. Elle s'adresse à nous, divinité déchue, déesse endormie attendant qu'on veuille bien restaurer sa gloire et qu'elle puisse retrouver son statut.
Detroit observe tout ceux qui vivent sur son territoire. Et donc, nos personnages évoqués ci-dessus. Elle observe et raconte. Se raconte, aussi. Elle fait le lien entre les acteurs de la tragédie dont elle est l'unité de lieu et profite de l'occasion qui lui est donnée pour revenir sur ses années glorieuses, ce qui l'ont faite, ceux qui y sont passés, ceux qui ont contribué à en faire un phare, désormais éteint.
Il y a quelque chose, dans les interventions de Detroit, d'un choeur antique, ce qui renforce l'idée de tragédie. Sa propre tragédie, celle qui la voit dépérir depuis des années, maintenant, depuis que l'industrie automobile a commencé à décliner. Et puis celle dans laquelle Ethan, Tyrell, Moore et les autres vont se retrouver embarqués.
Un choeur au rythme pourtant particulier, comme vous le constaterez en relisant le titre de ce billet. En fait, je ne devrais pas parler de rythme, mais de flow. Detroit, aujourd'hui, est une rappeuse, une slameuse, qui scande ses mots sur un rythme binaire et syncopé, qui raconte ses histoires en héraut moderne, sur un air de hip-hop.
C'est d'ailleurs la tonalité principale de la bande originale très riche qui accompagne le roman. Detroit est une ville musicale, la ville de Stevie Wonder, Diana Ross, de Smokey Robinson, de la Motown et de son inimitable groove, du rock garage qui annoncera le punk, de la techno dont elle est considérée comme un des berceaux.
Et puis, le rap. Dans le sillage d'Eminem, son plus fameux représentant, le rap de Detroit a pris une place particulière dans l'univers hip-hop américain et mondial. Au fil des pages du roman de Fabien Fernandez, vous en découvrirez quelques beaux exemples, majoritaires, même si on croise aussi d'autres styles.
C'est là que je vois que je suis vieux, dépassé... Je me faisais une joie d'écouter Stevie Wonder, Marvin Gaye, Diana Ross avec ou sans les Supremes, les Temptations et tant d'autres noms qui ont fait la renommée de Detroit grâce au label Motown. On entend juste Smokey Robinson... O tempora, o mores, la soul me parle plus que le rap, tant pis pour moi !
Plus sérieusement, Fabien Fernandez signe avec "Detroit" un formidable roman noir, étiqueté Young Adult, autrement dit, un livre destiné aux jeunes adultes et grands adolescents. "Electrogène", la collection à laquelle appartient "Detroit" est destinée à ce public, mais c'est un roman qu'on peut découvrir aisément lorsqu'on a un peu plus de bouteille.
Pour beaucoup, cette lecture sera l'occasion de découvrir un auteur, et un auteur de talent. Décidément, bien des fées se sont penchées sur le berceau de Fabien Fernandez, connu pour son travail d'illustrateur (il est, entre autres, depuis des années responsable de la fresque réalisée pendant les Imaginales), pour ses créations dans le domaine du jeu de rôle et donc, désormais en littérature.
Après deux romans destinés aux jeunes lecteurs, "Coeur sauvage" et "l'Enfant mitrailleuse", Fabien Fernandez passe la vitesse supérieure avec "Detroit", à la construction narrative soignée et à l'intrigue très efficace. Le parallèle déjà fait avec la tragédie à l'antique n'est pas juste un effet, c'est le but recherché : prendre des antihéros et les confronter à leur destin pour les faire grandir, si possible.
Detroit prend alors une dimension très particulière, car on ne sait jamais vraiment si elle est une alliée ou une ennemie, un bienfait ou un piège. Si elle sera bienveillante envers ses habitants ou, au contraire, si elle entreprend de se venger de ceux qui l'ont réduite à l'état de ruines. Qui s'y frotte s'y pique et le danger est bien réel, pour toutes et tous.
Ajoutez à cela ce décor incroyable. J'insiste dessus, mais j'ai retrouvé dans "Detroit" ce qui m'avait déjà frappé à la lecture du roman de Thomas B. Reverdy, "Il était une ville" (désormais disponible en poche chez J'ai Lu). A la suite d'Ethan et de ses sorties urbex, on visite un certain nombre de bâtiments qui continuent à se dresser fièrement alors qu'ils ne sont plus que des coquilles vides.
Je le fais souvent, mais plus que jamais, je vous invite à aller jeter un oeil en cours de lecture sur les lieux traversés par les personnages, en particulier Ethan. Il y a différents sites qui le permettent, en voici un qui propose une série de photos particulièrement impressionnantes de ces lieux désolés qui sont le symbole de la décadence de Detroit, les vestiges de sa grandeur perdue : http://detroiturbex.com/
Outre le roman de Reverdy, remercié en fin d'ouvrage, une autre référence citée dans la postface, m'est venue à l'esprit : Fabien Fernandez évoque Detroit comme David Simon évoque Baltimore dans la série "The Wire" : sans fard, avec un réalisme cru, sans occulter la violence mais sans la magnifier ou la chorégraphier, juste en la considérant comme un ingrédient dont on ne peut se passer.
"Detroit" est un roman noir, oui, mais qui emprunte certains de ses codes au roman post-apocalyptique. Curieusement, à l'exception de l'intervention de Detroit, plus allégorique que fantastique, ce roman n'a rien d'un roman d'imaginaire. Il est au contraire parfaitement ancré dans une réalité concrète : celle de cette ville autrefois glorieuse, aujourd'hui en ruines.
La crise, celle de l'automobile d'abord, et à travers elle, de tout l'American Way of Life, renforcée par un gigantesque scandale de corruption, coïncidant avec une crise plus large, celle d'un système bancaire qui a trop joué les apprentis sorciers, a fait de cette ville ce drôle de désert urbain où la vie continue malgré tout.
En voyant les photos de Detroit, on pense à ces villes fantômes qui fleurissent ici et là, dans la zone sensible autour de Tchernobyl, par exemple... Mais, la différence, et elle est de taille, c'est que la vie continue à Detroit. Il ne s'agit pas d'un gigantesque village de mineurs déserté une fois la ruée vers l'or achevée. Non, on continue d'exister, d'essayer d'exister dans cette ville.
Comme si ce passé grandiloquent avait été "too much" et que, désormais, on se prépare à revenir à plus de mesure, à une nouvelle vie moins folle, plus réaliste, avec sous les yeux les vestiges du passé pour ne pas refaire les mêmes erreurs. Pour recommencer une nouvelle aventure, car, oui, Detroit, aujourd'hui, essaye de renaître de ses cendres.
Et ses habitants seront ses nouveaux pionniers, ceux qui croient en elle, en tout cas, comme Moore. D'autres, au contraire, ne pourront grandir qu'ailleurs, car la déesse Detroit peut aussi dévorer certains de ses enfants, sacrifices nécessaires à la grandeur d'un mythe. Le voilà l'enjeu : qui saura partir à temps ? Et qui restera pour le pire, sans aucune assurance de goûter au meilleur ?
Il est temps d'achever ce billet. C'est en musique qu'on va le faire, évidemment. Avec Eminem, bien sûr, symbole paradoxal de la Detroit d'aujourd'hui, représentant d'une ville en perdition et rappeur au succès gigantesque. Avec un titre qu'on retrouve dans le livre et qui, peut-être, résume le mieux tout ce qui a été évoqué dans ce billet :