Il y a quelques semaines, nous évoquions sur le blog un polar intitulé "la Chance du perdant". Polar signé Christophe Guillaumot qui nous emmène dans le service de police en charge des jeux et des courses. Et voilà qu'au même moment ou presque, sortait un autre roman, un autre polar, même si l'on va voir qu'il diffère beaucoup au niveau du contexte, intitulé "Malheur aux gagnants". Signé par Julien Heylbroeck et publié aux Moutons Electriques, c'est un polar qui joue sur les codes du roman populaire de la première moitié du XXe siècle, en y ajoutant un petit plus (suspense !), un soupçon d'imaginaire qui reste bien en phase avec le propos. C'est aussi un roman qui joue avec l'histoire, l'histoire avec un grand H, celle de l'Entre-deux-Guerres, l'histoire de la loterie nationale, qui n'est pas encore un moyen de rendre accro les contribuables et possède même de nobles aspects, et l'histoire d'individus qui ont subi les erreurs d'une humanité qui en manque souvent. "100% des gagnants ont tenté leur chance", disait un fameux slogan. Ici, c'est plutôt "Gagner tue" qu'il faudrait envisager d'inscrire sur les billets, à côté des numéros...
Au mois de décembre 1933 a eu lieu le premier tirage de ce qu'on appelle la Loterie Nationale. Le premier vainqueur fut Paul Bonhoure, coiffeur à Tarascon, qui profitera de l'aubaine pour prendre sa retraite. Ce nouveau jeu, qui n'en est pas vraiment une, puisqu'il existait déjà une Loterie Royale sous l'Ancien Régime, connaît alors un succès fulgurant, porté par une médiatisation exceptionnelle.
Mais, la création de ce jeu a un but bien précis et finalement très noble : une partie non négligeable des fonds collectés doit venir en aide aux invalides de guerre, aux anciens combattants ayant survécu à la boucherie de la Ie Guerre Mondiale, et particulièrement ceux qui en sont revenus avec de terribles séquelles. Ceux que l'on connaît désormais sous l'appellation de "gueules cassées".
Pour gérer ces fonds, une association a été créée, l'Union des Blessés de la Face et de la Tête, rapidement appelée l'Union des Gueules Cassées (association qui existe d'ailleurs toujours), dont s'occupent d'anciens combattants eux-mêmes victimes de graves traumatismes, aussi bien physiques que mentaux.
En 1935, cet argent permet de venir en aide à nombre de gueules cassées qui continuent à avoir besoin de soin ou d'opérations, la chirurgie faciale ayant énormément progressé suite à cette effroyable guerre. Mais voilà soudain que les responsables de l'association redoutent la faillite, et avec elle, de nouveaux drames pour les gueules cassées.
Rien à voir avec l'activité elle-même, la Loterie Nationale reste une activité florissante. Mais pour combien de temps ? Car, les deux derniers gagnants du gros lot n'ont pas eu le temps de profiter de leur nouvelle fortune : ils sont morts peu après avoir touché leurs gains. Ils sont morts de manière violente, on ne leur a rien volé, mais difficile de croire au hasard...
Et si la série venait à se prolonger, contre toute loi mathématique, on imagine l'impact que cela pourrait avoir : à quoi bon jouer si l'on meurt avant même de profiter de son bien ? C'est la fin de la Loterie Nationale, la fin de l'association des gueules cassées, la fin de tout... Il va falloir rapidement comprendre ce qui se passe, avant le prochain tirage de la Loterie, si possible.
La police ne croyant guère à une conspiration visant les gagnants, c'est l'association elle-même qui décide de mener son enquête. Pour cela, le colonel Picot, qui préside l'association, a choisi trois hommes qu'il connaît bien et en qui il a toute confiance afin de découvrir qui peut en vouloir aux gagnants et pour quelles raisons on les tue.
Alexandre Gendrot, Gaston Labouchère, alias Fend-la-Gueule, et Hippolyte Baumard, alias Piquemouche, sont les trois enquêteurs désignés pour sauver la Loterie Nationale et la manne qui permet aux gueules cassées de s'en sortir. Un trio très complémentaire, mais qui ne passe guère inaperçu : leurs visages ont été très abîmés et le demeurent, près de 20 ans après la guerre.
Gendrot, l'intellectuel, l'intuitif, Labouchère, le costaud, la force, et Baumard, ancien officier des renseignements qui a roulé sa bosse dans des milieux très inattendus après la guerre qui l'a privé de la vue... Un trio de gueules nickelées pour qui l'évidence apparaît très vite : la police se trompe en classant l'affaire ; et le sort, lorsqu'il sacrera un nouveau gagnant, désignera une nouvelle victime...
Troisième (enfin, quatrième, si l'on compte la nouvelle présente dans l'anthologie "l'Amicale des jeteurs de sorts") rencontre avec le travail de Julien Heybroeck et, encore une fois, un univers et une histoire radicalement différente. "Malheur aux gagnants" n'a rien à voir avec "Stoner Road" ou "Le Dernier Vodianoï", et moi, j'aime bien les auteurs qui me surprennent à chaque fois.
Surprenant, parce que "Malheur aux gagnants" est un pur polar, inspiré par la filière classique du genre, celle du début du XXe siècle, jusque dans la gouaille de ses personnages, alors qu'on attend plutôt l'auteur, dans les genres de l'imaginaire, la science-fiction, le fantastique, la fantasy, plutôt fantasy urbaine, d'ailleurs, et même l'horreur.
On pourrait d'ailleurs tenir le même raisonnement pour l'éditeur, les Moutons Electriques, mais ce serait ignorer que cette maison travaille aussi beaucoup, avec plus ou moins de succès hélas, sur la littérature populaire, comme avec la collection Rayon vert ou la diffusion des éditions Baskerville, désormais limitées au numérique.
Mais, bien vite, on comprend que l'enquête menée par nos gueules cassées n'a rien de rationnel. Ce polar comprend en effet au coeur même de son intrigue une dimension imaginaire sans laquelle il n'y aurait tout simplement pas d'histoire. Cette dimension, je ne vais pas en parler plus que cela, puisqu'il vous faut bien évidemment la découvrir.
Il est toutefois amusant de souligner que cette trame extraordinaire semble réunir les trois grandes familles des genres de l'imaginaire : les manifestations auxquelles on assiste pourrait sortir d'un roman de Stephen King et font penser à du fantastique, mais elles sont provoquées par une action qui pourrait ressembler à de la magie, tout en puisant leur force dans la science, et pas n'importe laquelle : l'algèbre.
Alors, les fanatiques de SFFF seront peut-être un peu frustrés, c'est un zeste d'imaginaire qu'ajoute Julien Heylbroeck à son histoire, un nuage, comme pour le lait, mais c'est une rudement bonne idée qu'il y a derrière et finalement très bien exploitée, en jouant sur des archétypes très classiques, comme celui du savant fou (et celui-là est bien, bien cinglé).
Mais, pour le reste, on a là un roman sans prétention qui fera passer un excellent moment aux lecteurs, avec plein d'éléments très originaux. A commencer par cet improbable trio d'enquêteurs. Bien sûr, le succès d' "Au revoir là-haut", en librairie et désormais au cinéma, a rappelé à beaucoup l'existence et la problématique des gueules cassées.
Mais qui se souvient encore que la Loterie Nationale, oui, ce qu'on n'appelait pas encore le Loto ou la Française des Jeux, servait à aider ces personnes mutilées, traumatisées (c'est le cas d'Alexandre Gendrot, toujours assaillis par de terribles cauchemars) ? Peu de choses ont changé, d'ailleurs, l'association conserve des parts à la FDJ, mais a dû récemment se séparer du domaine de Moussy-le-Vieux, que l'on voit dans le livre, désormais trop coûteux.
De ce point de départ, en soi, je trouve, très romanesque, Julien Heylbroeck lance cette idée étonnante de gagnants qu'on tue, mais pas pour les voler. C'est très intrigant et même assez amusant (enfin, si on a un humour tordu dans mon genre), et l'on se prend vite au jeu, pour voir comment nos trois gueules cassées vont pouvoir arrêter ce qui semble inéluctable, enrayer ce pouvoir gigantesque qui est à l'oeuvre.
De la Sorbonne à Montmartre, de Barbès aux abattoirs de la Villette, Paris est un décor parfait pour ce jeu de piste et cette course contre la montre : il faut absolument mettre les coupables hors d'état de nuire avant le prochain tirage pour éviter une troisième mort, qui ne manquerait pas de faire se lever un vent de panique chez les joueurs, forcément plus superstitieux que les policiers.
Le format aussi est celui de la littérature populaire, de ce qu'on pourrait appeler le roman de gare, si cette expression n'avait pas pris un sens tellement péjoratif : 250 pages, un format un peu supérieur au poche, mais inférieur au grand format classique, surtout chez les Moutons Electriques où l'on produit habituellement des livres assez imposant...
C'est rapide, rythmé, plein d'humour, de clins d'oeils, parfois évidents, comme l'apparition du boxeur Eugène Criqui, lui-même gueule cassée (et qui est le sujet du dernier livre de Pierre Hanot), ou plus discrets, comme ce François, que vous reconnaîtrez peut-être lorsque vous l'apercevrez... On dévore ce roman sans bouder son plaisir, c'est un pur divertissement qui ne manque pas de profondeur.
On retrouve ces années 1930, déjà au coeur du "Dernier Vodianoï". Les gueules cassées sont les symboles encore vivaces de cette effroyable guerre qu'on veut encore être la Der des ders. Leurs blessures terribles rappellent à tous l'horreur de ces combats et pourtant, on commence déjà à sentir que les velléités de paix sont grignotées par la montée des totalitarismes...
1935, c'est pile entre les émeutes de février 1934 (qui, ne l'oublions pas, n'ont pas été les seules manifestations violentes de l'extrême droite à cette époque) et l'arrivée au pouvoir du Front populaire. Le contexte politique et historique de "Malheur aux gagnants" n'est donc certainement pas anodin, et l'on va rapidement s'en rendre mieux compte.
Car je n'ai pas encore évoqué un aspect très important de cette histoire, c'est l'espionnage. Encore un genre qu'apprécie la littérature populaire, tiens. Eh oui, Paris grouille d'espions de tous les bords, à l'affût de tout ce qui pourrait faire basculer les rapports de force géopolitiques en train de se mettre en place durant cette décennie mouvementée...
Pour finir, après avoir évoqué les clins d'oeil que le lecteur peut s'amuser à repérer, on peut parler des traits en lien avec l'auteur. Julien Heylbroeck a des thèmes chéris, qu'on retrouve cuisinés à différentes sauces d'un livre à l'autre. Il a aussi des engagements personnels et des passions dont certains apparaissent aussi dans "Malheur aux gagnants".
Le thème chéri, ce sont les freaks, les monstres. Les mots sont forts, bien sûr, mais les gueules cassées entrent bien dans ce cadre-là, car c'est ainsi qu'ils sont perçus par les autres. D'autant que nos personnages, et particulièrement Fend-la-Gueule, dont le surnom est pour le moins clair, sont particulièrement impressionnants, bien loin des jeunes premiers au physique si lisse.
Merci à Julien Heylbroeck de rappeler cet état de fait qu'on oublie complètement : ces gueules cassées, on ne les voit guère dans l'abondante littérature et cinématographie se déroulant dans les années 1930, 1940 et même au-delà. Or, ils faisaient partie de la société, ils ne se cachaient pas, on les croisait dans la rue et ils avaient repris, pour beaucoup, une place dans cette société.
Pour les engagements, il y a le végétarisme, marié ici à d'autres engagements carrément idéologiques, en l'occurrence l'anarchisme. Ce n'est pas une thématique centrale et absolument incontournable dans le livre, mais pour qui suit l'auteur sur les réseaux sociaux, par exemple, cela parlera forcément. Et c'est aussi un aspect très intéressant dans le cadre de notre contexte historique déjà évoqué, jusqu'à la place que tiennent les abattoirs de la Villette dans l'intrigue...
L'autre élément, cette fois bien plus important pour l'intrigue, ce sont les rats... Pas les rats façon James Herbert, non, au contraire. Joli paradoxe pour un romancier qui signe quelques textes horrifiques, mais travaille à la dédiabolisation du rat... Il y a sans doute du boulot, comme pour le regard porté aux gueules cassées, mais ici, les rats sont gentils. Et, qui plus est, très intelligents.
Allez, j'ai planté tout un tas de jalons, maintenant, c'est à vous de voir si vous avez envie de vous plonger dans ce polar très sympa à lire, portés par des personnages attachants, et pas seulement du fait de leur état. Un trio à la fois très différents et pourtant semblables, unis par le sort funeste qui a voulu qu'ils survivent à la Grande Guerre, mais n'en sortent pas indemnes.
Enfin, plus prosaïquement, à une époque où le jeu, sous ses nombreuses formes, a pris une grande importance dans notre société, où il porte des valeurs qui apparaissent de plus en plus négatives, voire néfastes, il n'est pas inintéressant de rappeler qu'en cochant vos grilles de Loto et en les validant, vous faites aussi une bonne action, même si elle n'a sans doute plus grand-chose à voir avec ce qui se passait dans les années 1930.
Au mois de décembre 1933 a eu lieu le premier tirage de ce qu'on appelle la Loterie Nationale. Le premier vainqueur fut Paul Bonhoure, coiffeur à Tarascon, qui profitera de l'aubaine pour prendre sa retraite. Ce nouveau jeu, qui n'en est pas vraiment une, puisqu'il existait déjà une Loterie Royale sous l'Ancien Régime, connaît alors un succès fulgurant, porté par une médiatisation exceptionnelle.
Mais, la création de ce jeu a un but bien précis et finalement très noble : une partie non négligeable des fonds collectés doit venir en aide aux invalides de guerre, aux anciens combattants ayant survécu à la boucherie de la Ie Guerre Mondiale, et particulièrement ceux qui en sont revenus avec de terribles séquelles. Ceux que l'on connaît désormais sous l'appellation de "gueules cassées".
Pour gérer ces fonds, une association a été créée, l'Union des Blessés de la Face et de la Tête, rapidement appelée l'Union des Gueules Cassées (association qui existe d'ailleurs toujours), dont s'occupent d'anciens combattants eux-mêmes victimes de graves traumatismes, aussi bien physiques que mentaux.
En 1935, cet argent permet de venir en aide à nombre de gueules cassées qui continuent à avoir besoin de soin ou d'opérations, la chirurgie faciale ayant énormément progressé suite à cette effroyable guerre. Mais voilà soudain que les responsables de l'association redoutent la faillite, et avec elle, de nouveaux drames pour les gueules cassées.
Rien à voir avec l'activité elle-même, la Loterie Nationale reste une activité florissante. Mais pour combien de temps ? Car, les deux derniers gagnants du gros lot n'ont pas eu le temps de profiter de leur nouvelle fortune : ils sont morts peu après avoir touché leurs gains. Ils sont morts de manière violente, on ne leur a rien volé, mais difficile de croire au hasard...
Et si la série venait à se prolonger, contre toute loi mathématique, on imagine l'impact que cela pourrait avoir : à quoi bon jouer si l'on meurt avant même de profiter de son bien ? C'est la fin de la Loterie Nationale, la fin de l'association des gueules cassées, la fin de tout... Il va falloir rapidement comprendre ce qui se passe, avant le prochain tirage de la Loterie, si possible.
La police ne croyant guère à une conspiration visant les gagnants, c'est l'association elle-même qui décide de mener son enquête. Pour cela, le colonel Picot, qui préside l'association, a choisi trois hommes qu'il connaît bien et en qui il a toute confiance afin de découvrir qui peut en vouloir aux gagnants et pour quelles raisons on les tue.
Alexandre Gendrot, Gaston Labouchère, alias Fend-la-Gueule, et Hippolyte Baumard, alias Piquemouche, sont les trois enquêteurs désignés pour sauver la Loterie Nationale et la manne qui permet aux gueules cassées de s'en sortir. Un trio très complémentaire, mais qui ne passe guère inaperçu : leurs visages ont été très abîmés et le demeurent, près de 20 ans après la guerre.
Gendrot, l'intellectuel, l'intuitif, Labouchère, le costaud, la force, et Baumard, ancien officier des renseignements qui a roulé sa bosse dans des milieux très inattendus après la guerre qui l'a privé de la vue... Un trio de gueules nickelées pour qui l'évidence apparaît très vite : la police se trompe en classant l'affaire ; et le sort, lorsqu'il sacrera un nouveau gagnant, désignera une nouvelle victime...
Troisième (enfin, quatrième, si l'on compte la nouvelle présente dans l'anthologie "l'Amicale des jeteurs de sorts") rencontre avec le travail de Julien Heybroeck et, encore une fois, un univers et une histoire radicalement différente. "Malheur aux gagnants" n'a rien à voir avec "Stoner Road" ou "Le Dernier Vodianoï", et moi, j'aime bien les auteurs qui me surprennent à chaque fois.
Surprenant, parce que "Malheur aux gagnants" est un pur polar, inspiré par la filière classique du genre, celle du début du XXe siècle, jusque dans la gouaille de ses personnages, alors qu'on attend plutôt l'auteur, dans les genres de l'imaginaire, la science-fiction, le fantastique, la fantasy, plutôt fantasy urbaine, d'ailleurs, et même l'horreur.
On pourrait d'ailleurs tenir le même raisonnement pour l'éditeur, les Moutons Electriques, mais ce serait ignorer que cette maison travaille aussi beaucoup, avec plus ou moins de succès hélas, sur la littérature populaire, comme avec la collection Rayon vert ou la diffusion des éditions Baskerville, désormais limitées au numérique.
Mais, bien vite, on comprend que l'enquête menée par nos gueules cassées n'a rien de rationnel. Ce polar comprend en effet au coeur même de son intrigue une dimension imaginaire sans laquelle il n'y aurait tout simplement pas d'histoire. Cette dimension, je ne vais pas en parler plus que cela, puisqu'il vous faut bien évidemment la découvrir.
Il est toutefois amusant de souligner que cette trame extraordinaire semble réunir les trois grandes familles des genres de l'imaginaire : les manifestations auxquelles on assiste pourrait sortir d'un roman de Stephen King et font penser à du fantastique, mais elles sont provoquées par une action qui pourrait ressembler à de la magie, tout en puisant leur force dans la science, et pas n'importe laquelle : l'algèbre.
Alors, les fanatiques de SFFF seront peut-être un peu frustrés, c'est un zeste d'imaginaire qu'ajoute Julien Heylbroeck à son histoire, un nuage, comme pour le lait, mais c'est une rudement bonne idée qu'il y a derrière et finalement très bien exploitée, en jouant sur des archétypes très classiques, comme celui du savant fou (et celui-là est bien, bien cinglé).
Mais, pour le reste, on a là un roman sans prétention qui fera passer un excellent moment aux lecteurs, avec plein d'éléments très originaux. A commencer par cet improbable trio d'enquêteurs. Bien sûr, le succès d' "Au revoir là-haut", en librairie et désormais au cinéma, a rappelé à beaucoup l'existence et la problématique des gueules cassées.
Mais qui se souvient encore que la Loterie Nationale, oui, ce qu'on n'appelait pas encore le Loto ou la Française des Jeux, servait à aider ces personnes mutilées, traumatisées (c'est le cas d'Alexandre Gendrot, toujours assaillis par de terribles cauchemars) ? Peu de choses ont changé, d'ailleurs, l'association conserve des parts à la FDJ, mais a dû récemment se séparer du domaine de Moussy-le-Vieux, que l'on voit dans le livre, désormais trop coûteux.
De ce point de départ, en soi, je trouve, très romanesque, Julien Heylbroeck lance cette idée étonnante de gagnants qu'on tue, mais pas pour les voler. C'est très intrigant et même assez amusant (enfin, si on a un humour tordu dans mon genre), et l'on se prend vite au jeu, pour voir comment nos trois gueules cassées vont pouvoir arrêter ce qui semble inéluctable, enrayer ce pouvoir gigantesque qui est à l'oeuvre.
De la Sorbonne à Montmartre, de Barbès aux abattoirs de la Villette, Paris est un décor parfait pour ce jeu de piste et cette course contre la montre : il faut absolument mettre les coupables hors d'état de nuire avant le prochain tirage pour éviter une troisième mort, qui ne manquerait pas de faire se lever un vent de panique chez les joueurs, forcément plus superstitieux que les policiers.
Le format aussi est celui de la littérature populaire, de ce qu'on pourrait appeler le roman de gare, si cette expression n'avait pas pris un sens tellement péjoratif : 250 pages, un format un peu supérieur au poche, mais inférieur au grand format classique, surtout chez les Moutons Electriques où l'on produit habituellement des livres assez imposant...
C'est rapide, rythmé, plein d'humour, de clins d'oeils, parfois évidents, comme l'apparition du boxeur Eugène Criqui, lui-même gueule cassée (et qui est le sujet du dernier livre de Pierre Hanot), ou plus discrets, comme ce François, que vous reconnaîtrez peut-être lorsque vous l'apercevrez... On dévore ce roman sans bouder son plaisir, c'est un pur divertissement qui ne manque pas de profondeur.
On retrouve ces années 1930, déjà au coeur du "Dernier Vodianoï". Les gueules cassées sont les symboles encore vivaces de cette effroyable guerre qu'on veut encore être la Der des ders. Leurs blessures terribles rappellent à tous l'horreur de ces combats et pourtant, on commence déjà à sentir que les velléités de paix sont grignotées par la montée des totalitarismes...
1935, c'est pile entre les émeutes de février 1934 (qui, ne l'oublions pas, n'ont pas été les seules manifestations violentes de l'extrême droite à cette époque) et l'arrivée au pouvoir du Front populaire. Le contexte politique et historique de "Malheur aux gagnants" n'est donc certainement pas anodin, et l'on va rapidement s'en rendre mieux compte.
Car je n'ai pas encore évoqué un aspect très important de cette histoire, c'est l'espionnage. Encore un genre qu'apprécie la littérature populaire, tiens. Eh oui, Paris grouille d'espions de tous les bords, à l'affût de tout ce qui pourrait faire basculer les rapports de force géopolitiques en train de se mettre en place durant cette décennie mouvementée...
Pour finir, après avoir évoqué les clins d'oeil que le lecteur peut s'amuser à repérer, on peut parler des traits en lien avec l'auteur. Julien Heylbroeck a des thèmes chéris, qu'on retrouve cuisinés à différentes sauces d'un livre à l'autre. Il a aussi des engagements personnels et des passions dont certains apparaissent aussi dans "Malheur aux gagnants".
Le thème chéri, ce sont les freaks, les monstres. Les mots sont forts, bien sûr, mais les gueules cassées entrent bien dans ce cadre-là, car c'est ainsi qu'ils sont perçus par les autres. D'autant que nos personnages, et particulièrement Fend-la-Gueule, dont le surnom est pour le moins clair, sont particulièrement impressionnants, bien loin des jeunes premiers au physique si lisse.
Merci à Julien Heylbroeck de rappeler cet état de fait qu'on oublie complètement : ces gueules cassées, on ne les voit guère dans l'abondante littérature et cinématographie se déroulant dans les années 1930, 1940 et même au-delà. Or, ils faisaient partie de la société, ils ne se cachaient pas, on les croisait dans la rue et ils avaient repris, pour beaucoup, une place dans cette société.
Pour les engagements, il y a le végétarisme, marié ici à d'autres engagements carrément idéologiques, en l'occurrence l'anarchisme. Ce n'est pas une thématique centrale et absolument incontournable dans le livre, mais pour qui suit l'auteur sur les réseaux sociaux, par exemple, cela parlera forcément. Et c'est aussi un aspect très intéressant dans le cadre de notre contexte historique déjà évoqué, jusqu'à la place que tiennent les abattoirs de la Villette dans l'intrigue...
L'autre élément, cette fois bien plus important pour l'intrigue, ce sont les rats... Pas les rats façon James Herbert, non, au contraire. Joli paradoxe pour un romancier qui signe quelques textes horrifiques, mais travaille à la dédiabolisation du rat... Il y a sans doute du boulot, comme pour le regard porté aux gueules cassées, mais ici, les rats sont gentils. Et, qui plus est, très intelligents.
Allez, j'ai planté tout un tas de jalons, maintenant, c'est à vous de voir si vous avez envie de vous plonger dans ce polar très sympa à lire, portés par des personnages attachants, et pas seulement du fait de leur état. Un trio à la fois très différents et pourtant semblables, unis par le sort funeste qui a voulu qu'ils survivent à la Grande Guerre, mais n'en sortent pas indemnes.
Enfin, plus prosaïquement, à une époque où le jeu, sous ses nombreuses formes, a pris une grande importance dans notre société, où il porte des valeurs qui apparaissent de plus en plus négatives, voire néfastes, il n'est pas inintéressant de rappeler qu'en cochant vos grilles de Loto et en les validant, vous faites aussi une bonne action, même si elle n'a sans doute plus grand-chose à voir avec ce qui se passait dans les années 1930.