Les 68 se poursuivent pendant les fêtes ! Au programme, le premier roman d'une jeune éditrice, Caroline Laurent, fruit de sa rencontre inspirante avec Evelyne Pisier, qui lui a confié ses souvenirs avant de disparaître en 2017, et en l'hommage de laquelle la jeune femme a poursuivi et achevé l'écriture de ce livre.
Libres pensées...
La vie d'Evelyne Pisier, tout comme celle de sa mère, est tout à fait romanesque.
L'enfance d'Evelyne se partage entre l'Indochine et la Nouvelle-Calédonie. Sa mère, Mona, est une femme trop libre pour son temps, qui fait scandale lorsqu'elle décide de divorcer de son mari, André, un homme maurassien conservateur et un brin mysogyne, qui n'entend pas faire de sa fille "une intellectuelle". Mona n'hésitera pas, d'ailleurs, à l'épouser de nouveau des années plus tard, prise dans les arcanes d'une passion amoureuse dévorante. Evelyne (renommée Lucie dans le texte) grandit avec, devant les yeux, la révolte lancinante portée par sa mère, qui découvre adulte Le Deuxième Sexe de Beauvoir, se prend à rêver d'une autre vie, des rêves abandonnés en chemin. Devenue adulte, Lucie s'implique dans le mouvement communiste, féministe, et devient la maîtresse de Fidel Castro (anecdotique, pourtant c'est pour cela qu'elle est surtout connue, malheureusement...).
Dans ce roman où elle reconstruit son histoire, Caroline Laurent écrit avant tout une ode à l'amitié, cette amitié improbable qui naît entre une jeune femme de vingt-huit ans, et une autre de soixante-quinze (me semble-t-il), qui lui transmets l'essentiel de son histoire, des trous à combler, et une philosophie de vie que lui a pour partie insufflée sa mère.
Ces deux portraits de femmes sont saisissants, et ils doivent beaucoup au contexte politique dans lequel ils s'insèrent, dont les grandes lignes permettent de saisir l'air du temps, les moeurs souvent réticentes à une libération de la femme en période et au lendemain de la guerre. Les avancées qui nous paraissent aujourd'hui acquises semblent lentes à émerger, et l'atmosphère retranscrite nous fait réaliser à quel point ce qui nous semble évident peut s'avérer fragile. Ce contexte ne remonte, après tout, qu'à quelques décennies.
La structure du roman est particulièrement intéressante, de par l'imbrication dans le récit de passages dans lesquels l'auteur se manifeste, raconte sa relation avec Evelyne, les souvenirs qu'elle conserve, et raconte surtout la construction du roman, ses difficultés, ses satisfactions. On assiste ainsi au roman en train de s'écrire, et cette approche crée une proximité entre le lecteur et l'auteur, ainsi qu'avec Evelyne, de par l'affection que lui porte l'auteur.
Et soudain, la liberté présente donc un intérêt évident du point de vue de l'intime (car l'on plonge dans la psychologie de deux personnages fictionnels, fortement inspirés d'être réels) mais aussi de l'Histoire, et se lit d'une traite, grâce à un style abordable et néanmoins littéraire, dans lequel transparaît un sentiment d'authenticité.
Une première fois émouvante, qui augure du meilleur en ce qui concerne l'avenir littéraire de Caroline Laurent en tant qu'auteur, et constitue un hommage somptueux à une grande dame.
Pour vous si...
Morceaux choisis
"En France, les écrivains sont fréquemment enseignants, responsables culturels, scénaristes, médecins, journalistes, éditeurs. Les éditeurs, toutefois, sont rarement coauteurs de leurs auteurs. [certes, mais ils sont encore moins fréquemment boulangers, maçons ou comptables...]
Ou alors.
Ou alors ils le sont toujours. Fantomatique, l'éditeur fait planer son ombre sur le texte, joue à cache-cache avec le lecteur, généralement sans rien en dire car la lumière de celui qui signe l'ouvrage suffit à le combler."
"J'espère un jour, quand moi aussi j'aurai soixante-quinze ans, tendre la main à une jeune femme de vingt-huit ; elle serait éditrice, romancière, étudiante, sans emploi, technicienne, agricultrice, rebelle, enceinte, amoureuse, divorcée, pleine de rêves, folle à lier, je l'appellerais "mon amie chérie" et lui dirais : "En avant pour la belle aventure ! Fonce ! En toi j'ai entière confiance." "
" "Je rêvais d'être médecin, Lucie ! J'en rêvais ! Et là, regarde-moi. Qu'est-ce que j'ai fait dans ma vie, hein ? Rien." Lucie s'immobilisa. "Rien." Ce mot terrible, destructeur. Tout se mélangeait dans sa tête. "Pourquoi, maman ? - Mais à cause de toi ! J'étais à l'université quand je suis tombée enceinte. C'est pour toi qu'André m'a interdit de continuer mes études !" Lucie tituba. A cause d'elle, la vie de sa mère avait été gâchée."
Note finale4/5(très cool)
Libres pensées...
La vie d'Evelyne Pisier, tout comme celle de sa mère, est tout à fait romanesque.
L'enfance d'Evelyne se partage entre l'Indochine et la Nouvelle-Calédonie. Sa mère, Mona, est une femme trop libre pour son temps, qui fait scandale lorsqu'elle décide de divorcer de son mari, André, un homme maurassien conservateur et un brin mysogyne, qui n'entend pas faire de sa fille "une intellectuelle". Mona n'hésitera pas, d'ailleurs, à l'épouser de nouveau des années plus tard, prise dans les arcanes d'une passion amoureuse dévorante. Evelyne (renommée Lucie dans le texte) grandit avec, devant les yeux, la révolte lancinante portée par sa mère, qui découvre adulte Le Deuxième Sexe de Beauvoir, se prend à rêver d'une autre vie, des rêves abandonnés en chemin. Devenue adulte, Lucie s'implique dans le mouvement communiste, féministe, et devient la maîtresse de Fidel Castro (anecdotique, pourtant c'est pour cela qu'elle est surtout connue, malheureusement...).
Dans ce roman où elle reconstruit son histoire, Caroline Laurent écrit avant tout une ode à l'amitié, cette amitié improbable qui naît entre une jeune femme de vingt-huit ans, et une autre de soixante-quinze (me semble-t-il), qui lui transmets l'essentiel de son histoire, des trous à combler, et une philosophie de vie que lui a pour partie insufflée sa mère.
Ces deux portraits de femmes sont saisissants, et ils doivent beaucoup au contexte politique dans lequel ils s'insèrent, dont les grandes lignes permettent de saisir l'air du temps, les moeurs souvent réticentes à une libération de la femme en période et au lendemain de la guerre. Les avancées qui nous paraissent aujourd'hui acquises semblent lentes à émerger, et l'atmosphère retranscrite nous fait réaliser à quel point ce qui nous semble évident peut s'avérer fragile. Ce contexte ne remonte, après tout, qu'à quelques décennies.
La structure du roman est particulièrement intéressante, de par l'imbrication dans le récit de passages dans lesquels l'auteur se manifeste, raconte sa relation avec Evelyne, les souvenirs qu'elle conserve, et raconte surtout la construction du roman, ses difficultés, ses satisfactions. On assiste ainsi au roman en train de s'écrire, et cette approche crée une proximité entre le lecteur et l'auteur, ainsi qu'avec Evelyne, de par l'affection que lui porte l'auteur.
Et soudain, la liberté présente donc un intérêt évident du point de vue de l'intime (car l'on plonge dans la psychologie de deux personnages fictionnels, fortement inspirés d'être réels) mais aussi de l'Histoire, et se lit d'une traite, grâce à un style abordable et néanmoins littéraire, dans lequel transparaît un sentiment d'authenticité.
Une première fois émouvante, qui augure du meilleur en ce qui concerne l'avenir littéraire de Caroline Laurent en tant qu'auteur, et constitue un hommage somptueux à une grande dame.
Pour vous si...
- Vous vous intéressez au combat féministe au XXe siècle, et revisiteriez bien l'histoire du point de vue d'une femme libre avant l'heure.
Morceaux choisis
"En France, les écrivains sont fréquemment enseignants, responsables culturels, scénaristes, médecins, journalistes, éditeurs. Les éditeurs, toutefois, sont rarement coauteurs de leurs auteurs. [certes, mais ils sont encore moins fréquemment boulangers, maçons ou comptables...]
Ou alors.
Ou alors ils le sont toujours. Fantomatique, l'éditeur fait planer son ombre sur le texte, joue à cache-cache avec le lecteur, généralement sans rien en dire car la lumière de celui qui signe l'ouvrage suffit à le combler."
"J'espère un jour, quand moi aussi j'aurai soixante-quinze ans, tendre la main à une jeune femme de vingt-huit ; elle serait éditrice, romancière, étudiante, sans emploi, technicienne, agricultrice, rebelle, enceinte, amoureuse, divorcée, pleine de rêves, folle à lier, je l'appellerais "mon amie chérie" et lui dirais : "En avant pour la belle aventure ! Fonce ! En toi j'ai entière confiance." "
" "Je rêvais d'être médecin, Lucie ! J'en rêvais ! Et là, regarde-moi. Qu'est-ce que j'ai fait dans ma vie, hein ? Rien." Lucie s'immobilisa. "Rien." Ce mot terrible, destructeur. Tout se mélangeait dans sa tête. "Pourquoi, maman ? - Mais à cause de toi ! J'étais à l'université quand je suis tombée enceinte. C'est pour toi qu'André m'a interdit de continuer mes études !" Lucie tituba. A cause d'elle, la vie de sa mère avait été gâchée."
Note finale4/5(très cool)