Le cycle "Paris et imaginaire", si je puis appeler ainsi cette série de quatre lectures, entamée avec "les Jeux du siècle" et poursuivie avec "Malheur aux gagnants", continue avec un roman d'une romancière que je découvre, que je découvre enfin, devrais-je même dire. Car cela fait quelques années que j'entends parler d'elle en des termes très élogieux, mais je n'avais pas encore eu l'occasion de la lire. C'est chose faite, et nous allons donc pouvoir parler aujourd'hui d'Aliette de Bordard et de "la Chute de la Maison aux Flèches d'Argent" (publié dans la collection Outre-Fleuve des éditions Fleuve ; traduction d'Emmanuel Chastellière), début d'un cycle qui mêle, et c'est une vraie tendance en ce moment, la fantasy et le roman post-apocalyptique (avec un soupçon d'uchronie). Signe des temps, certainement... Mais, quand on applique ce cocktail à Paris, forcément, cela prend une ampleur particulière et cela donne un magnifique univers, très visuel, riche en surprises, également, car il s'en passe de belles (et de beaucoup moins belles) dans notre capitale...
Paris n'est plus du tout ce qu'elle était... La Ville Lumière n'est plus que décombres, son riche patrimoine architectural a énormément souffert d'une guerre sans merci qui s'est déroulée quelques années plus tôt. Oh, rien à voir avec les guerres que nous connaissons ou croyons avoir connu, non, c'est un conflit d'une toute autre ampleur qui a fait de la capitale française une ville presque fantôme.
En effet, cette guerre a opposé les grandes Maisons qui occupent désormais Paris et l'ont découpée en territoires, en fiefs, devrais-je dire, où il ne fait pas bon traîner si l'on n'appartient pas à la Maison dominante du quartier. Des Maisons qui possèdent une extraordinaire puissance, y compris lorsqu'il s'agit de détruire, car elles savent utiliser la magie...
Nous découvrons donc Paris après la Grande Guerre magique, qui a opposé ces maisons au cours d'un conflit sans merci et d'une violence qu'on devine inouïe. Résultat : la capitale a terriblement souffert et la plupart de ses monuments sont désormais des coquilles vides où essayent de survivre tant bien que mal des humains, rassemblés en gangs, mais impuissants face à ceux qu'on appelle les Déchus.
Les Déchus, ce sont eux qui sont à la tête des Maisons et qui se sont ainsi affrontés lors de cette effroyable Grande Guerre magique. Au point que, désormais, ils sont eux aussi dans une situation précaire, affaiblis et bien loin de leur splendeur passée, eux qui, avant d'atterrir sur terre et de conquérir Paris furent... des anges !
La Maison aux Flèches d'Argent, installée sur l'île de la Cité et qui a pour siège une cathédrale Notre-Dame qui n'a plus rien de la magnificence gothique que l'on connaît, a longtemps été la plus puissante des Maisons parisiennes. A sa tête, se trouvait Etoile-du-Matin, le plus implacable des Déchus, qui sut faire de sa Maison un clan dominant.
Mais, la guerre est passée par là, Etoile-du-Matin n'est plus là depuis un moment, disparu ou plus probablement mort, car les anges meurent aussi, et la Maison aux Flèches d'Argent n'a plus rien à voir avec ce qu'elle fut. Et son statut de Maison dominante est désormais menacé par d'autres Maisons ambitieuses et mieux armées, comme Aubépine, par exemple...
A la tête de la Maison aux Flèches d'Argent, Séléné, une Déchue qui se veut la parfaite disciple d'Etoile-du-Matin, celle qui entend continuer son oeuvre et faire perdurer la grandeur et la gloire de sa Maison. Mais, force est de constater que, malgré sa volonté et son travail acharné, Séléné peine à être à la hauteur de son aîné et sa Maison, comme Paris, menace ruine.
Autour de Séléné, Emmanuelle, sa maîtresse et plus fidèle alliée, qui ne fait pas l'unanimité parmi les autres membres, Madeleine, l'alchimiste du clan, qui souffre d'une sévère dépendance à une drogue fabriquée à partir des os des anges défunts qu'on lui amène, Javier, prêtre qui a perdu la foi depuis un bon moment déjà... On a, là encore, connu plus fringant...
Et les choses ne vont pas s'arranger lorsque l'une des Déchues du clan est attaquée par une bande dans ce qui fut le bâtiment des Galeries Lafayette, sur les grands boulevards. Il faut l'intervention de Séléné en personne pour que les voyous ne fassent pas un sort à la jeune Déchue. Mais, ils ont eu le temps de la mutiler et l'un des assaillants a même pu goûter son sang...
Celui de Séléné ne fait alors qu'un tour et, usant de la magie, elle règle le compte d'une assaillante. En revanche, elle fait tout pour capturer l'autre, celui qui a bu du sang angélique... Ce jeune garçon dit s'appeler Philippe et il semble bien étrange. Sensiblement différent des membres des gangs que les Déchus ont pu croiser au milieu des décombres de Paris.
Philippe est donc ramené au coeur du siège de la Maison aux Flèches d'Argent, avec un statut un peu incertain. Et son étrangeté et le mystère qui entoure ce garçon vont en s'épaississant : n'est-il, comme il le dit, qu'un simple humain obligé de rejoindre un gang pour survivre, un curieux qui a voulu savoir quel était le goût du sang d'un Déchu, ou un petit malin qui cache bien son jeu ?
Malgré la méfiance, il règne autour du jeune homme une certaine fascination qui touche quasiment tous les Déchus, même ceux qui se refusent à l'avouer, comme Séléné. Mais, à peine a-t-il rejoint la Maison que les menaces s'accumulent à nouveau. Pire, Philippe découvre qu'une malédiction pèse sur la Maison aux Flèches d'Argent, susceptible de l'abattre définitivement...
Se pourrait-il que Philippe ne soit pas juste un candide tombé par hasard, dans les ruines de Notre-Dame, sur les artefacts porteurs de la malédiction, mais son instigateur ? Qui est véritablement Philippe et quelle est la malédiction qui pèse sur la Maison aux Flèches d'Argent ? Séléné pourra-t-elle contrecarrer ces plans et empêcher que l'oeuvre d'Etoile-du-Matin ne disparaisse ?
J'ai fait long et détaillé pour planter le décor de ce roman, qui ouvre un cycle, puisque, mi-janvier 2018, Outre-Fleuve publiera (en même temps que le poche de celui-ci) "l'Ascension de la Maison Aubépine", sorte de contrechamp à "la Chute de la Maison aux Flèches d'Argent". C'est en effet cet univers qui, comme bien souvent en fantasy, fonde le cycle.
Ici, l'intérêt est pluriel : Aliette de Bodard choisit de faire de Paris, rien que ça, un décor de fantasy, mais pas n'importe lequel, un Paris post-apocalyptique que la magie a ravagé. Ouf ! Et ça fonctionne, c'est extrêmement visuel, à l'image de la scène d'ouverture dans les Galeries Lafayette qui n'ont plus rien du temple du commerce qu'elles furent, mais restent un lieu incroyable, majestueux.
Est-ce parce que j'ai lu le roman d'Aliette de Bodard quelques jours après "Detroit", de Fabien Fernandez, mais j'ai retrouvé des sensations très proches à parcourir ce Paris figé, abîmé, certes, mais gardant une certaine grandeur, une beauté irréelle et inquiétante, un mélange entre une menace latente et une fascination sincère.
Quand je dis Paris, c'est un petit bout de Paris, car on ne sort pas de son coeur historique, comme si, à cette curieuse impression qui se dégage de cette ville en ruines où l'on continue malgré tout à vivre, s'ajoutait une dimension de huis clos susceptible d'ajouter un peu de claustrophobie à un univers qui aurait déjà tendance à la provoquer.
Car ce Paris fantomatique a quelque chose de particulièrement sombre et angoissant, bien loin, justement, de la Ville Lumière que j'évoquais en préambule. Et la présence des anges, dont celle, même s'il est porté disparu, du plus célèbre d'entre eux, alias le porteur de lumière, n'y change rien : la déchéance va jusque-là et je peine à imaginer ce Paris autrement que nocturne ou sinistre...
Je me la suis figurée comme ces cités Incas que l'on découvre au coeur de la jungle, lorsque la nature a repris ses droits (vous verrez que cet aspect n'est pas anodin), mais qu'on continue malgré tout à ressentir une espèce de présence, irrationnelle, inexplicable, menaçante, je le redis, comme des gardiens du temple qui veille à ce que les intrus se comportent avec respect.
Cette ambiance très particulière, un peu cauchemardesque, elle m'a plus impressionné encore parce que j'ai repéré dans le livre d'Aliette de Bodard quelques clins d'oeil à un roman, peut-être celui qui m'a le plus effrayé quand j'étais adolescent : "l'île aux trente cercueils", de Maurice Leblanc, un des tomes de la série des Arsène Lupin, même si le gentleman cambrioleur n'en est pas totalement le moteur.
Bref, je me suis plongé avec la délectation toute masochiste du lecteur qui aime se faire peur dans cet univers fascinant, hostile, en pleine déréliction mais qui refuse l'évidence, se dressant bien droit et affrontant les outrages à venir qui pourraient, à plus ou moins long terme, l'abattre définitivement et faire de ce qui reste encore debout, des tas informes de gravats.
Il y a ce lien si spécial entre la Maison aux Flèches d'Argent et son écrin de pierre : comme Paris résiste tant bien que mal à ce qu'on lui a fait subir, digne, grandiose mais vacillant, la Maison désormais dirigée par Séléné essaye de conserver son statut, son rang de Maison la plus puissante. Et ça n'a rien d'évident, certains attendant le moment propice pour porter le coup de grâce...
Pouvoir, complots, conflits, trahisons, quête d'identité... Les thèmes qu'abordent Aliette de Bodard dans "la Maison aux Flèches d'Argent" sont des thèmes très classiques de fantasy, mais elle les met en scène dans cet univers si spécial et en y impliquant des populations qui ne sont pas très habituelles dans cet univers : des anges, qui plus est déchus...
D'ailleurs, on pourrait presque se demander si on lit un roman de fantasy, de fantasy urbaine ou carrément de fantastique, car les critères peu orthodoxes se multiplient. Et pourtant, comment faire l'impasse sur un des ingrédients centraux du récit, la magie, qui n'est ici pas seulement un outil, un moyen, un signe extérieur de puissance, mais aussi la cause d'une seconde déchéance ?
Aliette de Bodard use de la magie sans en abuser, et finalement, son parti pris de ne pas raconter la Grande Guerre magique, qui pourrait s'avérer très spectaculaire mais un peu artificiel, me semble un bon choix : son après-guerre, violent, rude, austère, sinistre, fait aussi bien l'affaire, et permet en outre de mettre en scène des personnages défraîchis, loin de leur meilleure forme...
J'allais écrire : plus humains. Oui, il y a de cela pour ce qui concerne les Déchus. Depuis qu'ils sont arrivés sur Terre, depuis qu'ils ont côtoyé les êtres humains, ils ont pris certains de leurs traits de caractères, et pas forcément les meilleurs, vous vous en doutez. La déchéance des anges passe aussi par ce processus d'humanisation...
A l'inverse, les humains restent impressionnés par ces créatures si particulières. Je ne dirais pas qu'on rêve de devenir des anges, puisque c'est impossible, mais, à l'image de Madeleine et de sa dépendance à la poussière d'ange (angel dust, eh oui...) ou de Philippe goûtant le sang de la Déchue qu'il a découverte inanimée, il y a un lien très sensuel qui s'établit.
Plus sensuel que spirituel, d'ailleurs, car, pour ceux qui s'interrogeraient sur le sujet, ce n'est pas parce que les personnages centraux sont des anges que la religion occupe tout l'espace. Au contraire, la déchéance a aussi abattu cette barrière, quant à la guerre et ses conséquences terribles, elle a eu raison de la foi de bien des humains, à l'image de Javier, prêtre sans Dieu, désabusé et perdu.
Il n'y a guère que chez Philippe que l'on va retrouver cette question que je qualifierai plus de spirituelle que de religieuse, d'ailleurs. Philippe, je n'en ai pas encore parlé, incarne un personnage qui n'est pas seulement énigmatique, ou trouble, selon l'appréciation de chacun, c'est aussi un personnage double pour des raisons culturelles.
Il a, à l'image d'Aliette de Bodard, sa créatrice, une double culture, entre Asie et Europe, entre France et Vietnam. Et cela joue forcément aussi sur sa manière d'appréhender les événements, lui qui a été élevé dans une culture très différente de celle en vigueur à Paris, lui pour qui les anges ne sont pas une évidence, au contraire des esprits.
Cette dimension culturelle et spirituelle venue d'Asie, on la croise dans le cours du roman, de manière impromptue, un peu surprenante. A travers aussi un élément très important de Paris que les Déchus négligent complètement. Je n'en dis pas plus, d'autant que, pour être franc, je ne suis pas certain d'avoir complètement cerné Philippe, de pouvoir en faire un portrait précis...
Il reste un dernier point, qui a peut-être intrigué certains lecteurs de ce billet. J'ai parlé d'uchronie en ouverture du billet et, même si je reste un peu prudent, je persiste et signe en conclusion de ce billet. Ce n'est pas un aspect fondamental de l'histoire, mais il m'a intéressé, intrigué, et surtout, je l'ai trouvé assez osé, asse gonflé.
Il n'y a pas de véritables repères temporels pour dire à quelle période se déroule l'action de "la Chute de la Maison aux Flèches d'Argent". Mais, on peut avancer l'idée qu'on est au XXe siècle, peut-être même dans sa première moitié, ou au début de la seconde. Et sans affirmer que la Grande Guerre magique a "remplacé" la Ie Guerre mondiale, c'est un peu l'impression que j'ai eue.
Alors, oui, on est dans un univers qui peut sembler familier, cette ville de Paris que l'on connaît, avec ces monuments que l'on a pu visiter en d'autres circonstances, mais est-ce vraiment le Paris que nous connaissons ? Un Paris alternatif, qui n'est pas seulement un univers de fantasy, mais un univers différent sur le plan historique, avec tout ce que cela comporte de divergences.
Je dis que ce n'est pas central, c'est sans doute vrai, mais, par exemple, la relation entre Occident et Orient, entre Europe et Asie, entre France et Indochine (c'est l'un des éléments qui me fait penser qu'on est encore au XXe siècle, d'ailleurs) en est forcément modifiée elle aussi. Et donc, la place de Philippe dans ce monde finissant, transitoire...
"La Maison aux Flèches d'Argent" est un roman riche, foisonnant, passionnant, avec des personnages qui ne sont surtout pas monolithiques, mais fragiles, instables, bousculés par les événements et qui doivent apprendre le pragmatisme. Les traîtres ne sont pas forcément ceux que l'on croit et les relations entre les Maisons sont réduites à des guéguerres de territoires et d'influences.
L'univers est vraiment très beau, envoûtant, mais aussi assez oppressant. Et finalement, très original. Le livre bénéficie d'une grosse cote critique dans les pays anglo-saxons, on le voit d'ailleurs souvent cités ces derniers jours dans les listes de fin d'année de certains prestigieux médias anglais et américains.
Ce n'est aussi qu'un début et je suis impatient de retrouner bientôt dans ce Paris-là, en adoptant un angle différent, celui de la Maison Aubépine qui, elle, au contraire, a le vent en poupe et rêve de reprendre un leadership que Séléné peine à assumer. Curieux de voir aussi comment cette autre histoire s'articulera avec la première.
Rendez-vous en 2018 pour en reparler !