La deuxième des Trois femmes puissantes de Marie NDiaye (2009) était l’épouse d’un représentant en cuisines. Dans Sauver les meubles, de Céline Zufferey, un héros anonyme travaille lui aussi dans une entreprise d’aménagements de cuisine. Mais c’est en tant que photographe, pour le catalogue et la réclame. Artiste raté, l’homme a pris la lourde décision de se trouver une situation stable, pour subvenir aux frais médicaux de son père. Il déteste ce qu’il produit : des scènes de bonheur standardisé, des photographies en papier glacé de familles sans problèmes et sans vie, des illusions de liberté au service de l’argent.
On comprend combien cet homme exulte lorsqu’il rencontre, au sous-sol, l’employé chargé de tester la solidité des meubles, Christophe. Christophe orchestre sur les meubles une maltraitance caricaturalement érotique (p. 83) : « sur notre gauche, une chaise de bureau noire se fait tester. Ses cinq roulettes enserrées dans des cercles de plastique bleu, le dispositif de contention est finalisé par deux barres chromées fixées du sol à l’assise. Un bras mécanique y laisse brutalement tomber un demi-sac de frappe. Le sac remonte, le sac retombe. »
À partir de ce moment, légèreté et suggestion disparaissent de la vie du héros qui, à l’initiative de Christophe, devient le photographe d’un site internet pornographique. Le roman se met alors à mimer les défauts qu’il dénonce : la construction et l’artificialité envahissent toutes les pages. À une photographie de consommation, utilitariste et caricaturale, se substitue la non moins outrée expressivité vitale du pornographe. Lequel se prend de surcroît pour un artiste : « créer autre chose c’est prendre le pouvoir, résister. Si on ne détourne pas, si on ne remet pas en question, tu te vois, toi, vivre une vie contrainte par les choses ? » (p. 129).
De cette fausse alternative entre mode de vie bourgeois et transgressions pornographiques sans saveur, on ne trouve rien, dans ce roman, qui ne nous permette de nous sortir. Zufferey clôt ainsi son premier roman sur une décevante aporie : espérons que ses prochains livres proposent une autre voie. Et peut-être, enfin, sauvent ce qu’il y a de beau dans les meubles.
Amélie Laval, Le Déni est servi, 2017. http://amelielaval.com/Ailleurs : une rencontre avec l’autrice dans le journal suisse Le Temps ; l’avis exagérément enthousiaste de Lire au lit ; l’intéressante revue de presse de 68 premières fois ; une chronique qui ne déflore pas l’intrigue chez BlackRoses ; et le couperet de FloLaDilettante : « Facile à lire. »
Céline Zufferey, Sauver les meubles, Gallimard, 2017, 240 p., 19€.
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