Il y a presque 6 ans, à l'occasion du festival Zone Franche, je découvrais le travail de Franck Ferric. Comme nouvelliste, puisqu'il participait à l'anthologie du salon, et comme romancier, avec "les Tangences divines", un roman très drôle publié aux défuntes éditions du Riez. L'histoire d'un humain aux prises avec des dieux capricieux et bagarreurs... Depuis, Franck Ferric a changé de maison d'édition : c'est chez Denoël, prestigieuse maison, qu'est paru notre roman du jour, disponible désormais en poche chez Folio. Avec "Trois oboles pour Charon", il nous propose l'histoire d'un humain aux prises avec des dieux capricieux et bagarreurs. Je plaisante, car la tonalité de ce livre est radicalement différente, terriblement sombre, tragédie à l'antique, mais à la sauce fantasy. Franck Ferric revisite un célèbre mythe et place son personnage dans une situation terrible, avec un bien mince espoir de s'en tirer. Qui sera le plus fort : la rancune des dieux ou la ténacité d'un homme aspirant à la liberté ?
C'est un homme, un homme à la carrure impressionnante, à la musculature inquiétante. Avec sa barbe en broussaille et sa coiffure folle, il doit paraître bien flippant à qui se retrouve face à lui. Et ce n'est pas tout, il y a cet oeil. Un oeil mort. Il n'est pas remplacé par un oeil de verre ou caché derrière un bandeau, non, à sa place, incrusté dans son orbite, ce qui semble être une pièce. Une pièce d'or.
Le voilà qui émerge, soudainement. Qui est-il ? Impossible de s'en souvenir ? Où et quand est-il ? Il l'ignore. Le lecteur, lui, le sait : quelque part dans les forêts de Germanie, en 9 après Jésus-Christ, alors que les légions du général romain Varus s'apprêtent à se faire décimer par les troupes barbares dirigées par Arminius.
Notre homme, l'Ours d'Homme, comme le surnomme le narrateur, n'a aucun moyen de connaître ces événements, mais la situation est telle qu'il ne peut pas faire autrement. Il va devoir se battre, lui aussi. Oh, sans véritable illusion, car des situations telles que celle-là, il en a déjà connu, tant qu'il ne pourrait pas les citer toutes.
En revanche, ce qu'il sait, c'est comment tout cela va se terminer : il aura beau se démener, trucider moult adversaires, sans savoir à quel camp ils appartiennent, ou bien choisir de fuir le plus loin possible de la mêler, son sort est scellé, il finira inexorablement par mourir. Finement, vous me ferez remarquer que c'est notre lot à tous.
Certes, mais l'histoire de l'Ours d'Homme est un peu plus complexe que la vie du commun des mortels. Il meurt, et revient à la vie, toujours dans un endroit où les êtres humains se déchirent, se battent, se font la guerre, s'entre-tuent sans aucun état d'âme... Il renaît au coeur de la violence déchaîné par l'espèce à laquelle il appartient et meurt, encore et encore...
Entre sa mort et sa renaissance, une étape, et pas n'importe laquelle : l'Ours d'Homme descend aux enfers. Les enfers mythologiques, pas la Géhenne biblique, non, le royaume des morts tel qu'il est défini par la tradition antique grecque. Un lieu où l'on n'entre pas comme ça, juste en se présentant à l'entrée après avoir trépassé.
Non, il faut d'abord traverser le Styx, fleuve qui sépare le monde des vivants du royaume des morts. Impossible de passer à pied sec ou à la nage, il faut recourir aux services d'un passeur : Charon. Celui-ci fait monter les morts sur sa barque et les achemine sur l'autre rive. A condition que les morts payent leur écot, avec de l'or.
Or, l'Ours d'Homme ne peut payer cette obole : la seule pièce d'or qu'il a sur lui, c'est le cas de le dire, est celle qui obstrue son oeil. Mais, elle est si bien enchâssée, comme une pierre précieuse dans le chaton d'une bague, que personne, pas même Charon, ne peut la desceller. Impossible, dans ces conditions, de traverser le Styx.
Charon le renvoie alors chez les vivants, où il est à nouveau tuer et la navette entre la surface et les enfers reprend, toujours avec le même verdict. Quand la plupart des humains décédés, du moins ceux qui ont été enterrés selon les rites et qui ont versé leur obole au passeur, arrivent de l'autre côté du Styx sans encombre, le géant à l'oeil d'or doit rebrousser chemin, pour son plus grand malheur.
Mais pourquoi subit-il ce destin terrible, ce mouvement perpétuel morbide qui le voit sans arrêt renaître pour mourir aussitôt ? Eh bien, parce qu'il est puni. Cet homme a offensé les dieux qui l'ont condamné à cette peine sans possibilité d'appel ni de rémission. Une condamnation à mort à perpétuité, peut-il y avoir pire condamnation ?
Et pourtant, il ne perd jamais l'espoir de briser ce jugement, de redevenir l'homme qu'il a été, un homme comme les autres qui un jour, mourra, un point c'est tout. A chaque renaissance, alors qu'il sait que ça va encore barder autour de lui, il rejette le désespoir et lui préfère la patience. Car il se dit que même des dieux, et rancuniers, qui plus est, ne survivront pas aussi longtemps que lui...
Franck Ferric revisite dans "Trois oboles pour Charon" un très célèbre mythe que nous connaissons tous. Ou plutôt, que nous croyons connaître mais que nous serions sans doute nombreux à ne pas savoir raconter avec exactitude. En cela, on profitera aussi de cette lecture pour une petite remise à niveau indispensable pour briller en société un de ces quatre.
De quel mythe s'agit-il ? Ah... Je ne vais pas vous le dire, car on le découvre dans le courant du roman. Les plus perspicaces auront peut-être une idée rapide sur la question, les autres devront suivre cet homme sans nom ni mémoire dans ses allers-retours vers les enfers, en passant par différentes époques de notre histoire.
C'est un peu "une mort sans fin", mais sans marmotte, un "Replay" à la sauce mythologique qui déborde de son époque antique pour s'étendre à l'histoire humaine dans son ensemble (j'entends par-là que cela implique aussi son futur). Et c'est surtout l'histoire de ce prisonnier dont la geôle est aussi infinie que la durée de sa peine, puisqu'il s'agit de l'humanité toute entière.
On suit cet homme, qui gagne au passage différents surnoms, mais ne manque jamais d'impressionner les personnes qu'il croise par sa stature et sa force, à travers ses voyages dans le temps, se réveillant en des temps belliqueux, à des époques, sur des terrains chaque fois différents, où il essaye de trouver comment rompre sa malédiction.
On retrouve là le talent de nouvelliste de Franck Ferric, puisque chaque étape du parcours du personnage est une histoire à part entière. Il faut dire que la lecture serait pour le moins monotone si chaque retour chez les vivants ressemblait au précédent, le roman tournerait court. A lui de se faire au progrès techniques (l'homme a toujours su peaufiner ses méthodes pour tuer son prochain), aux changements de mentalités, aux terrains qu'il ne maîtrise pas forcément...
De même, à chacune de ses morts, un interlude se déroulant aux enfers installent un élément clé de toute l'histoire : la relation entre l'homme et celui qui a été désigné comme son geôlier, son bourreau, je veux parler de Charon. Bien malgré eux, leurs destins sont inextricablement liés. Mais jusqu'à quel point ?
D'autres ont traité ce mythe de différentes façons, philosophique, psychanalytique... Franck Ferric adopte la voie romanesque et prend le parti de l'imaginaire pour le traiter. Empruntant aux différents genres de l'imaginaire, fantasy pour la partie mythologique, fantastique et même science-fiction pour la dernière partie, la partie futuriste, il n'en perd pas pour autant de vue de réfléchir au sort de son personnage central.
Car cet homme évolue au fil de ses réincarnations dans ce corps de deuxième ligne de rugby ou de boxeur poids lourd. Il évolue du statut de condamné sans espoir, contraint d'enchaîner les existences éphémères et les voyages sans agrément sur les bords du Styx. Il évolue aussi dans sa relation à Charon, qu'il appréhende différent au fil du temps. En fait, il apprend.
Et, au fur et à mesure de cette évolution, paradoxalement, il redevient celui qu'il a été, celui qui a osé se rebeller et défier les dieux avec panache, courage, mais aussi arrogance et inconscience. Oui, cet homme sans nom possède un orgueil démesuré, à la hauteur de la peine qui lui a été infligée. Et, peu à peu, cet orgueil, enseveli sous la résignation et la lourdeur de la punition, se réveille.
Un changement qui va aussi se matérialiser dans la narration même du roman. L'homme, lorsqu'on fait sa connaissance, dans les forêts de Teutobourg, est à peine un humain, presque une bête. En tout cas, un être dénué de libre arbitre, perdu, abattu, sans âme ni espoir. Mais, l'étincelle va doucement renaître et il va finir par reprendre son destin en main, ainsi que la narration quand apparaît le "je".
Il réussit alors ce tour de force de retourner la peine contre ceux qui l'ont prononcée, en un bras de fer lancé pour l'éternité. Jamais il ne renoncera, jamais il ne craquera, il endurera les vies et les morts sans barguigner. Aussi absurde cette existence soit-elle, elle vaut d'être vécue (tiens, ça me rappelle quelque chose...) parce qu'il tient en échec ses juges divins et entend leur survivre.
Alors, les dieux, justement, où sont-ils ? Nous ne sommes pas dans "les Tangences divines", que j'évoquais au début de ce billet. Ils n'interviennent pas dans cette histoire. Parce qu'ils sont au-dessus de cela, d'abord. Puis, parce que, peu à peu, ils s'effacent, disparaissent. Immortels, ces dieux ? Tiens donc, quelle idée !
Et, paradoxalement, c'est ce qui l'a amené à cette situation qui pourrait l'aider à en sortir : ce monstrueux orgueil qui l'a poussé à défier les dieux (et de quelle manière !). Une fois, déjà, cet orgueil l'a hissé à un niveau quasiment divin, en tout cas au-dessus de sa qualité d'homme, puisqu'il avait aboli ce qui le différenciait des dieux.
Alors, pourquoi ne pas recommencer la même manoeuvre, dans un contexte certes différent, mais peut-être plus favorable ? L'orgueil l'aide à tenir, à repousser sans cesse l'humiliation d'être rabaissé à sa condition mortelle, dans le plus strict sens du terme. Et l'orgueil qui lui permet de supporter cette succession de vies et de morts est aussi ce qui le rend... immortel...
Oui, cette histoire, c'est un combat, un combat à distance entre deux forces qui cherche à prendre l'ascendant sur l'autre parti, à le briser, une fois pour toute. Or, si l'on comprend bien ce qu'obtiendraient les dieux si l'homme cédait et renonçait, s'il acceptait sa condition humaine et son infériorité, ce qui peut advenir de lui s'il prenait le dessus est moins évident.
Peut-il mettre un terme à la peine qu'il purge depuis si longtemps ? Peut-il atteindre la condition divine qui le lui permettrait effectivement ? Sinon, qui pourrait en décider ? Car s'il en arrive là un jour, c'est qu'il aura vaincu les dieux, ou qu'ils auront déchu... Et alors, quelles solutions lui restera-t-il ?
Et si le grand bénéficiaire de tout cela était... Charon ?
C'est une histoire finalement assez troublante, car le sort de l'homme et celui des dieux paraissent indissociables, pour le meilleur et pour le pire, mais jamais ensemble. Plus le temps avance, plus cette peine paraît absurde, pas seulement injuste ou disproportionnée, mais simplement sans objet. Et l'existence de l'homme avec.
Le mythe originel que s'approprie Franck Ferric a donné lieu à bien des interprétations, on lui a prêté bien des significations, mais le romancier en fait une réflexion sur la relation de l'homme aux dieux, depuis l'aspiration à les égaler jusqu'au rejet radical, de leur présence dominante et indispensable à leur absence et même, qui sait, leur extinction...
Le dernier mot de ce billet sera pour Franck Ferric et son écriture, riche, foisonnante, qui donne chair au texte. On traverse les époques et les situations avec lui, et l'écriture s'ajuste, s'adapte. Change, comme ses personnages, mettant en avant Charon d'abord, puis l'homme quand il reprend du poil de la bête, et puis... Je n'en dis pas plus.
Ce n'est pas une lecture facile, c'est un texte assez exigeant, mais tout à fait intéressant et le personnage central suscitera certainement des émotions contrastées. Pourtant, il a tout du héros tel qu'on l'entendait dans cette mythologie antique dont il est issue. Les qualités aussi bien que les défauts. Et, malgré son allure brute, son courage et sa détermination le rendent attachant.
Mais méfiance, tout de même, il apitoie parce qu'il est dans la position du faible, de l'opprimé, de la victime de l'injustice et de l'arbitraire. Pourtant, il ne faudrait pas avoir, comme lui, la mémoire sélective, et oublier ce qui l'a mené là. Il sait se montrer impitoyable pour obtenir ce qu'il veut et rien ne dit que, si sa sanction était levée, il ne redeviendrait pas lui-même un despote.
C'est un homme, un homme à la carrure impressionnante, à la musculature inquiétante. Avec sa barbe en broussaille et sa coiffure folle, il doit paraître bien flippant à qui se retrouve face à lui. Et ce n'est pas tout, il y a cet oeil. Un oeil mort. Il n'est pas remplacé par un oeil de verre ou caché derrière un bandeau, non, à sa place, incrusté dans son orbite, ce qui semble être une pièce. Une pièce d'or.
Le voilà qui émerge, soudainement. Qui est-il ? Impossible de s'en souvenir ? Où et quand est-il ? Il l'ignore. Le lecteur, lui, le sait : quelque part dans les forêts de Germanie, en 9 après Jésus-Christ, alors que les légions du général romain Varus s'apprêtent à se faire décimer par les troupes barbares dirigées par Arminius.
Notre homme, l'Ours d'Homme, comme le surnomme le narrateur, n'a aucun moyen de connaître ces événements, mais la situation est telle qu'il ne peut pas faire autrement. Il va devoir se battre, lui aussi. Oh, sans véritable illusion, car des situations telles que celle-là, il en a déjà connu, tant qu'il ne pourrait pas les citer toutes.
En revanche, ce qu'il sait, c'est comment tout cela va se terminer : il aura beau se démener, trucider moult adversaires, sans savoir à quel camp ils appartiennent, ou bien choisir de fuir le plus loin possible de la mêler, son sort est scellé, il finira inexorablement par mourir. Finement, vous me ferez remarquer que c'est notre lot à tous.
Certes, mais l'histoire de l'Ours d'Homme est un peu plus complexe que la vie du commun des mortels. Il meurt, et revient à la vie, toujours dans un endroit où les êtres humains se déchirent, se battent, se font la guerre, s'entre-tuent sans aucun état d'âme... Il renaît au coeur de la violence déchaîné par l'espèce à laquelle il appartient et meurt, encore et encore...
Entre sa mort et sa renaissance, une étape, et pas n'importe laquelle : l'Ours d'Homme descend aux enfers. Les enfers mythologiques, pas la Géhenne biblique, non, le royaume des morts tel qu'il est défini par la tradition antique grecque. Un lieu où l'on n'entre pas comme ça, juste en se présentant à l'entrée après avoir trépassé.
Non, il faut d'abord traverser le Styx, fleuve qui sépare le monde des vivants du royaume des morts. Impossible de passer à pied sec ou à la nage, il faut recourir aux services d'un passeur : Charon. Celui-ci fait monter les morts sur sa barque et les achemine sur l'autre rive. A condition que les morts payent leur écot, avec de l'or.
Or, l'Ours d'Homme ne peut payer cette obole : la seule pièce d'or qu'il a sur lui, c'est le cas de le dire, est celle qui obstrue son oeil. Mais, elle est si bien enchâssée, comme une pierre précieuse dans le chaton d'une bague, que personne, pas même Charon, ne peut la desceller. Impossible, dans ces conditions, de traverser le Styx.
Charon le renvoie alors chez les vivants, où il est à nouveau tuer et la navette entre la surface et les enfers reprend, toujours avec le même verdict. Quand la plupart des humains décédés, du moins ceux qui ont été enterrés selon les rites et qui ont versé leur obole au passeur, arrivent de l'autre côté du Styx sans encombre, le géant à l'oeil d'or doit rebrousser chemin, pour son plus grand malheur.
Mais pourquoi subit-il ce destin terrible, ce mouvement perpétuel morbide qui le voit sans arrêt renaître pour mourir aussitôt ? Eh bien, parce qu'il est puni. Cet homme a offensé les dieux qui l'ont condamné à cette peine sans possibilité d'appel ni de rémission. Une condamnation à mort à perpétuité, peut-il y avoir pire condamnation ?
Et pourtant, il ne perd jamais l'espoir de briser ce jugement, de redevenir l'homme qu'il a été, un homme comme les autres qui un jour, mourra, un point c'est tout. A chaque renaissance, alors qu'il sait que ça va encore barder autour de lui, il rejette le désespoir et lui préfère la patience. Car il se dit que même des dieux, et rancuniers, qui plus est, ne survivront pas aussi longtemps que lui...
Franck Ferric revisite dans "Trois oboles pour Charon" un très célèbre mythe que nous connaissons tous. Ou plutôt, que nous croyons connaître mais que nous serions sans doute nombreux à ne pas savoir raconter avec exactitude. En cela, on profitera aussi de cette lecture pour une petite remise à niveau indispensable pour briller en société un de ces quatre.
De quel mythe s'agit-il ? Ah... Je ne vais pas vous le dire, car on le découvre dans le courant du roman. Les plus perspicaces auront peut-être une idée rapide sur la question, les autres devront suivre cet homme sans nom ni mémoire dans ses allers-retours vers les enfers, en passant par différentes époques de notre histoire.
C'est un peu "une mort sans fin", mais sans marmotte, un "Replay" à la sauce mythologique qui déborde de son époque antique pour s'étendre à l'histoire humaine dans son ensemble (j'entends par-là que cela implique aussi son futur). Et c'est surtout l'histoire de ce prisonnier dont la geôle est aussi infinie que la durée de sa peine, puisqu'il s'agit de l'humanité toute entière.
On suit cet homme, qui gagne au passage différents surnoms, mais ne manque jamais d'impressionner les personnes qu'il croise par sa stature et sa force, à travers ses voyages dans le temps, se réveillant en des temps belliqueux, à des époques, sur des terrains chaque fois différents, où il essaye de trouver comment rompre sa malédiction.
On retrouve là le talent de nouvelliste de Franck Ferric, puisque chaque étape du parcours du personnage est une histoire à part entière. Il faut dire que la lecture serait pour le moins monotone si chaque retour chez les vivants ressemblait au précédent, le roman tournerait court. A lui de se faire au progrès techniques (l'homme a toujours su peaufiner ses méthodes pour tuer son prochain), aux changements de mentalités, aux terrains qu'il ne maîtrise pas forcément...
De même, à chacune de ses morts, un interlude se déroulant aux enfers installent un élément clé de toute l'histoire : la relation entre l'homme et celui qui a été désigné comme son geôlier, son bourreau, je veux parler de Charon. Bien malgré eux, leurs destins sont inextricablement liés. Mais jusqu'à quel point ?
D'autres ont traité ce mythe de différentes façons, philosophique, psychanalytique... Franck Ferric adopte la voie romanesque et prend le parti de l'imaginaire pour le traiter. Empruntant aux différents genres de l'imaginaire, fantasy pour la partie mythologique, fantastique et même science-fiction pour la dernière partie, la partie futuriste, il n'en perd pas pour autant de vue de réfléchir au sort de son personnage central.
Car cet homme évolue au fil de ses réincarnations dans ce corps de deuxième ligne de rugby ou de boxeur poids lourd. Il évolue du statut de condamné sans espoir, contraint d'enchaîner les existences éphémères et les voyages sans agrément sur les bords du Styx. Il évolue aussi dans sa relation à Charon, qu'il appréhende différent au fil du temps. En fait, il apprend.
Et, au fur et à mesure de cette évolution, paradoxalement, il redevient celui qu'il a été, celui qui a osé se rebeller et défier les dieux avec panache, courage, mais aussi arrogance et inconscience. Oui, cet homme sans nom possède un orgueil démesuré, à la hauteur de la peine qui lui a été infligée. Et, peu à peu, cet orgueil, enseveli sous la résignation et la lourdeur de la punition, se réveille.
Un changement qui va aussi se matérialiser dans la narration même du roman. L'homme, lorsqu'on fait sa connaissance, dans les forêts de Teutobourg, est à peine un humain, presque une bête. En tout cas, un être dénué de libre arbitre, perdu, abattu, sans âme ni espoir. Mais, l'étincelle va doucement renaître et il va finir par reprendre son destin en main, ainsi que la narration quand apparaît le "je".
Il réussit alors ce tour de force de retourner la peine contre ceux qui l'ont prononcée, en un bras de fer lancé pour l'éternité. Jamais il ne renoncera, jamais il ne craquera, il endurera les vies et les morts sans barguigner. Aussi absurde cette existence soit-elle, elle vaut d'être vécue (tiens, ça me rappelle quelque chose...) parce qu'il tient en échec ses juges divins et entend leur survivre.
Alors, les dieux, justement, où sont-ils ? Nous ne sommes pas dans "les Tangences divines", que j'évoquais au début de ce billet. Ils n'interviennent pas dans cette histoire. Parce qu'ils sont au-dessus de cela, d'abord. Puis, parce que, peu à peu, ils s'effacent, disparaissent. Immortels, ces dieux ? Tiens donc, quelle idée !
Et, paradoxalement, c'est ce qui l'a amené à cette situation qui pourrait l'aider à en sortir : ce monstrueux orgueil qui l'a poussé à défier les dieux (et de quelle manière !). Une fois, déjà, cet orgueil l'a hissé à un niveau quasiment divin, en tout cas au-dessus de sa qualité d'homme, puisqu'il avait aboli ce qui le différenciait des dieux.
Alors, pourquoi ne pas recommencer la même manoeuvre, dans un contexte certes différent, mais peut-être plus favorable ? L'orgueil l'aide à tenir, à repousser sans cesse l'humiliation d'être rabaissé à sa condition mortelle, dans le plus strict sens du terme. Et l'orgueil qui lui permet de supporter cette succession de vies et de morts est aussi ce qui le rend... immortel...
Oui, cette histoire, c'est un combat, un combat à distance entre deux forces qui cherche à prendre l'ascendant sur l'autre parti, à le briser, une fois pour toute. Or, si l'on comprend bien ce qu'obtiendraient les dieux si l'homme cédait et renonçait, s'il acceptait sa condition humaine et son infériorité, ce qui peut advenir de lui s'il prenait le dessus est moins évident.
Peut-il mettre un terme à la peine qu'il purge depuis si longtemps ? Peut-il atteindre la condition divine qui le lui permettrait effectivement ? Sinon, qui pourrait en décider ? Car s'il en arrive là un jour, c'est qu'il aura vaincu les dieux, ou qu'ils auront déchu... Et alors, quelles solutions lui restera-t-il ?
Et si le grand bénéficiaire de tout cela était... Charon ?
C'est une histoire finalement assez troublante, car le sort de l'homme et celui des dieux paraissent indissociables, pour le meilleur et pour le pire, mais jamais ensemble. Plus le temps avance, plus cette peine paraît absurde, pas seulement injuste ou disproportionnée, mais simplement sans objet. Et l'existence de l'homme avec.
Le mythe originel que s'approprie Franck Ferric a donné lieu à bien des interprétations, on lui a prêté bien des significations, mais le romancier en fait une réflexion sur la relation de l'homme aux dieux, depuis l'aspiration à les égaler jusqu'au rejet radical, de leur présence dominante et indispensable à leur absence et même, qui sait, leur extinction...
Le dernier mot de ce billet sera pour Franck Ferric et son écriture, riche, foisonnante, qui donne chair au texte. On traverse les époques et les situations avec lui, et l'écriture s'ajuste, s'adapte. Change, comme ses personnages, mettant en avant Charon d'abord, puis l'homme quand il reprend du poil de la bête, et puis... Je n'en dis pas plus.
Ce n'est pas une lecture facile, c'est un texte assez exigeant, mais tout à fait intéressant et le personnage central suscitera certainement des émotions contrastées. Pourtant, il a tout du héros tel qu'on l'entendait dans cette mythologie antique dont il est issue. Les qualités aussi bien que les défauts. Et, malgré son allure brute, son courage et sa détermination le rendent attachant.
Mais méfiance, tout de même, il apitoie parce qu'il est dans la position du faible, de l'opprimé, de la victime de l'injustice et de l'arbitraire. Pourtant, il ne faudrait pas avoir, comme lui, la mémoire sélective, et oublier ce qui l'a mené là. Il sait se montrer impitoyable pour obtenir ce qu'il veut et rien ne dit que, si sa sanction était levée, il ne redeviendrait pas lui-même un despote.