ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE TROISIEME TOME D'UN TRIPTYQUE.
- Le billet sur "Testament, tome 1 : l'Héritière" (en poche dans la collection Hélios).
- Le billet sur "Testament, tome 2 : Alouettes" (en poche dans la collection Hélios).
A ceux qui expliquent benoîtement (et certainement sincèrement) qu'ils ne lisent que des littératures de l'imaginaire parce que ça leur permet de s'évader et de ne plus penser au monde qui les entoure, il est toujours bon de rappeler que ces dites littératures sont souvent très engagées et qu'elles ne font, au contraire, que parler du monde, de la société, de ses dysfonctionnements, de ses tendances autodestructrices, etc. En voilà un exemple tout trouvé, avec le troisième volet du triptyque "Testament", de Jeanne-A. Debats, qu'elle a intitulé "Humain.e.s, trop humain.e.s" (disponible aux éditions ActuSF). Dès le titre, on est fixé : la romancière est remontée et la conclusion de l'histoire d'Agathe, sorcière malgré elle et sociétaire de l'Alter-Monde sans le vouloir, sera très revendicative... Sans doute le plus sombre des trois tomes, même si l'humour vache (assorti de quelques sympathiques contrepèteries) est bien là, dans les mots comme dans les situations. Et quand je dis sombre, je devrais plutôt dire désenchanté, dans tous les sens du terme...
Deux années ont passé depuis le chaos raconté dans "Alouettes", dont les conséquences continuent à se faire sentir, malgré tout. Après avoir scellé les unions les plus mal assorties qui soient, l'étude notariale de Géraud, pour laquelle travaille sa nièce Agnès, continue de les défaire et de gérer une vague de divorces...
Mais, pour le reste, le calme semble à peu près revenu. Agnès a gagné en assurance, même si elle reste une jeune femme effacée, surtout comparée aux personnes qui l'entourent au quotidien. Mais, elle s'affirme un peu plus, redoute moins les esprits qui la contraignaient à se calfeutrer chez elle et, surtout, elle a réussi à se défaire de l'influence du si attirant mais si dangereux Herfauges.
Enfin, presque... Oh, le sinistre vampire au sex-appeal infernal dispersant des phéromones saveur guimauve à tous les vents, surtout ceux soufflant vers Agnès, a mis les bouts. Physiquement, il n'est plus là, mais il a trouvé le moyen de s'incruster dans l'esprit de la jeune femme, jouant les Jiminy Cricket à longues dents, esprit satirique, insolence triomphante et arrogance à la limite du supportable.
De même, Agnès parvient bien mieux à maîtriser l'effet que lui fait Navarre, le vampire à tout faire de l'étude, aussi cynique et blasé que son homologue honni, mais bien plus positif dans sa vision des choses. Pour un peu, on verrait bien Herfauges et Navarre en diablotin et angelot, posés sur les épaules d'Agnès, lui soufflant à l'oreille de quoi la déboussoler. Mais pour un peu seulement.
Je digresse, mais le calme semble donc à peu près revenu... Jusqu'à ce que Agnès reçoive une convocation des plus officielles. Une immense surprise, car l'instance dont émane cette invitation qui ne se refuse pas a toujours soigneusement ignoré la jeune femme, considérant qu'elle n'était pas et ne serait jamais une sorcière.
Jusqu'à ce soir-là où Agnès Cleyre, fille d'une sorcière et d'un humain, femme mal dans sa peau depuis toujours, timide et complexée, harcelée par les esprits des morts qu'elle croise sur son chemin et dotée d'un coeur d'artichaut d'un fort beau gabarit, se retrouve devant la Grande Mère, qui lui signifie officiellement qu'elle fait désormais partie d'un convent.
Pour les non-initiés, c'est la reconnaissance que Agnès n'attendait plus, n'avait même jamais envisagée : elle est désormais une sorcière, une vraie sorcière, un membre de l'Alter-Monde à par entière et non plus une pièce rapportée un peu gênante qu'on tolère, mais qu'on ignore, surtout. Agnès se demande bien ce qui a pu changer chez elle pour en arriver là, mais sans approfondir la question...
Et voilà donc Agnès flanquée de deux acolytes, Lise Wu et Adjara Sacko, sorcières elles aussi, aux pouvoirs bien particuliers. Un trio des plus étranges, entre Agnès, européenne au physique passe-partout, Lise, minuscule asiatique, et Adjara, une colosse à la peau noire, tonitruante et impressionnante.
Une situation nouvelle que Agnès ne va pas avoir trop le temps d'apprivoiser (comme son familier, d'ailleurs, une toute petite et adorable minette au pelage sombre à qui elle peine à trouver un nom), car le calme relatif qui régnait à l'étude va être briser brutalement. Bon, vous me direz, ils devraient avoir l'habitude, leur routine est rarement brisée avec délicatesse...
C'est vrai, mais là... Cela dépasse tout ce que Géraud et ses employés ont pu connaître jusque-là. Ca commence par un attentat, à l'opéra Bastille, qui envoie ad patres une grande partie du Cénacle Majeur. A croire qu'être vampire et apprécier l'art lyrique ne plaît pas à tout le monde... A moins que ce ne soit la vision architecturale de Carlos Ott qui pose problème...
Bref, le Cénacle Majeur est décapité, ce qui rend la succession particulièrement ardue (Jack Ryan, Tom Kirkman, si vous nous lisez, vous n'êtes que de minables petits joueurs !). Oh, bien sûr, il faut gérer les ego et les ambitions des héritiers potentiels, prêts à tout pour reprendre le flambeau. Mais, surtout, il faut s'occuper d'un objet qui fait l'objet de nombreuses convoitises...
Un coffre... Oui, un coffre, ou plutôt, ce qu'il est censé contenir. De quoi s'agit-il ? Ah... Mystère et boule de gomme, pour le savoir, vous devrez lire le roman ! Mais, manifestement, le contenu du coffre vaut son pesant de cacahuètes, au point que l'étude de Géraud reçoit des visites attendues, et d'autres bien plus surprenantes... Genre pieuvre géante venue d'une galaxie fort, fort lointaine...
L'apparition du coffre semble déclencher une agitation, entre panique et démence, qui n'a rien de rassurant. Géraud et les membres de l'étude, dépositaires de l'objet et de ce qu'il contient, vont devoir une nouvelle fois faire avec ces désordres qu'ils ont, jusque-là, toujours su maîtriser avec brio. Mais là, c'est pire que d'habitude.
Entre leurs mains, le sort du monde. Et de l'Alter-Monde aussi, tant qu'on y est...
Bon, commençons par la partie facile : retrouver Agnès, Navarre, Géraud et les autres, c'est un plaisir. Et, dès le titre, on se dit qu'il va falloir attacher sa ceinture, parce qu'on risque de traverser quelques sévères turbulences en cours de lecture... Et ça ne manque pas. Jeanne-A. Debats oscille entre sérieux agacement et grosse colère, et elle le fait savoir... Mais, on va y revenir.
Content de retrouver une Agnès qui évolue, comme je l'ai déjà dit plus haut. Elle grandit, gagne en confiance en elle, avance... On évoque souvent l'évolution des personnages, au cours d'un roman ou d'une série de romans, et ici, c'est flagrant. Même si on sent que c'est encore assez fragile et qu'une rechute est possible, les progrès effectués par Agnès sont impressionnants.
Avec son accession au statut officiel de sorcière, elle franchit peut-être un échelon supplémentaire vers l'affirmation de soi, l'épanouissement... Enfin, ça, c'est dans le cas d'une vie sans histoire, et celle d'Agnès semble les attirer comme le miel attire les insectes. Des histoires extraordinaires, dangereuses, qui laissent peu de répit...
Pendant qu'Agnès poursuit sa quête personnelle, Navarre fait le bilan. Voilà quelques années, à travers des nouvelles (cf "Métaphysique du vampire", en poche chez Hélios) puis cette série de romans, que le vampire est au centre des écrits de Jeanne-A. Debats. Comme pour Agnès, pour Navarre aussi, "Humain.e.s, trop humain.e.s" va marquer la fin du voyage.
Euh, ne vous méprenez pas, la romancière ne va pas jouer les Conan Doyle et zigouiller ses personnages, je ne voudrais pas que vous en tiriez des conclusions hâtives. Mais, simplement, elle va passer à autre chose. Alors, on accompagne Navarre, si attachant, si humain, encore, pour un non-vivant, une dernière fois.
Et, au fil de chapitres intervenant régulièrement dans le cours de l'histoire, on en apprend un peu plus sur son histoire personnelle, sur ses origines lointaines et sur les conséquences liées à sa transformation. Ces chapitres prennent la forme d'un journal ou d'une confession, un récit en tout cas où l'on découvre une facette pleine de sincérité, débarrassée de son armure de cynisme.
La vengeance a beau être un plat qui se mange froid, patienter des siècles sans parvenir à l'assouvir, sans parvenir à apaiser ses profondes blessures, ce ne doit pas être évident. On comprend mieux la psychologie du personnage, son attitude bravache et blasée, mais aussi un côté tête brûlée. Voilà bien longtemps qu'il n'a plus grand-chose à perdre...
Voilà pour la partie facile de ce billet, qui permet de saluer deux beaux personnages auxquels, je pense, nous sommes nombreux à nous être attachés. Agnès et Navarre, humaine et non-humain, transportant un lourd passif personnel et familial, si différent dans la manière de gérer ces situations et pourtant, finalement, si proches par les maux que cela engendre...
Passons, si vous le voulez bien, aux questions plus délicates... Ces sujets qui sont au coeur de "Humain.e.s, trop humain.e.s", mais aussi de notre actualité des derniers mois, escortée par une cohorte de polémiques, de débats qui n'en sont pas vraiment, puisque personne ne cherche vraiment la discussion, de colères noires et de revendications affirmées haut et fort...
Ca commence par le titre, évidemment, ce qui saute immédiatement aux yeux. L'écriture inclusive, puisque c'est de cela qu'il s'agit, est bien présente dans le cours du roman. Avec ses points et ses tournures un peu bizarres au premier abord pour le lecteur, avec ces mots nouveaux qu'elle forme et qu'on ne doit pas lire comme elles s'écrivent, cela surprend un peu et on s'y fait.
Rassurons les inquiets, calmons les grincheux, non, cette écriture inclusive ne gâche pas la lecture, elle ne la rend pas impossible. En dehors de textes courts, des messages sur les réseaux sociaux, par exemple, c'est ma première expérience sur un long texte. On n'est pas englouti sous les expressions inclusives, elles font partie de l'arsenal littéraire déployé, rien de plus.
Mais, ne nous arrêtons pas à la forme : le choix d'utiliser ce procédé n'est pas juste un truc pour agacer les enquiquineurs de services (et les académiciens), mais bien une manière de servir le propos. Car, oui, "Humain.e.s, trop humain.e.s" aborde une question ontologique (ouille, métaphysique et ontologie dans le même billet, ma prof de philo va se retourner dans sa... ah ben non, elle n'est pas morte).
Qu'est-ce qu'un humain ? Qu'est-ce qu'une humaine ? Faut-il d'ailleurs dissocier les deux ? Ne sommes-nous pas des tous qu'il faut considérer de la même manière, quelles que soient les origines, la couleur de peau, l'éducation, la culture, la religion, l'orientation sexuelle, bref, ce qui fait de nous des individus, mais pas des êtres dissemblables.
Ce titre, c'est bien sûr un clin d'oeil à Nietzsche (avec quelques autres, en particulier dans les dernières pages). Enfin, ça tient plus du bras d'honneur que du clin d'oeil... Car, sauf erreur de ma part, la façon d'envisager les choses, le monde, l'être humain de Jeanne-A. Debats et de Friedrich Nietzsche sont diamétralement opposées. Idéologiquement et philosophiquement parlant.
"Humain.e.s, trop humain.e.s" est un roman porté par un idéal, développé au fil du récit jusqu'à son dénouement, celui d'un monde qui approcherait d'une certaine perfection. Là où la vision nietzschéenne repose sur l'idée d'un être humain qui parvient à devenir l'égal de Dieu, le fameux surhomme (tiens, on ne parle jamais de surfemme, d'ailleurs... Non, pas taper !), la vision debatsienne est celle d'une humanité qui se contente d'être humaine., de tirer la quintessence de cet état.
D'où l'idée de désenchantement évoquée en préambule de ce billet. Un peu paradoxale, d'ailleurs, pour une écrivaine d'imaginaire, pour qui le merveilleux est un outil au quotidien. A moins qu'il ne faille justement comprendre que le merveilleux ne doive rester à sa place, un sujet de fiction qui n'a pas à empiéter dans la réalité...
Une humanité où chaque individu serait le même concentré d'humanité, n'ayant rien à envier à personne d'autre. Je n'arrive pas à savoir si le terme d'égalité rend bien cela, je le pense même inadéquat. Il ne s'agit pas d'être tous pareil, d'être uniformes, non, mais simplement d'être tous composés des mêmes éléments intrinsèques, qui font de nous tous des êtres placés au même niveau, sans hiérarchie, ordre ou nomenclature.
Le sujet n'est pas seulement difficile parce que je peine à le formuler ou qu'il est polémique et peut facilement engendre des pics de tension verbale et plus si affinités un peu partout... Non, pour moi, il est surtout délicat parce que pour bien en parler, il faudrait dévoiler le coeur de l'intrigue. Il faudrait parler du contenu du coffre, pour dire les choses très clairement.
Mais, prenons un biais, et parlons d'Agnès. Car, elle symbolise très bien les choses, elle aussi, sans en avoir forcément conscience. Il y a ainsi ce nouveau statut de sorcière, tellement inattendu, couronné par ce rattachement à un convent qui, lui-même, est une allégorie de l'humanité, car, à elles trois, elles réunissent bien des caractéristiques humaines.
Pourtant, il n'y a pas d'homme, dans cette projection d'humanité. Aïe, le sans faute est brisé, voilà une réflexion bien machiste, ami blogueur ! Non, c'est une constatation, un fait. Et pour cause, cet idéal transcende les caractères biologiques, nous qui sommes tous issus des deux sexes, qui sommes donc le mariage du féminin et du masculin, indissociables.
"Je suis l'homme et la femme. Je ne suis pas neutre, je suis tout", dit le titre de notre billet. Pas de contexte pour expliquer cette phrase, à vous de la recherchez dans le cours du livre. Je l'assène parce qu'elle en dit bien plus que toutes mes pitoyables tentatives d'explications. Oui, homme, femme, tout, et le reste n'est qu'élucubrations.
Agnès, toujours elle, incarne cette image, à travers sa présence au sein du convent, mais aussi du fait de deux éléments qui vont l'accompagner tout au long de l'histoire : son familier, une chatte (dois-je vous faire un dessin ? Un tableau de Courbet ?) et une épée (symbole phallique s'il en est), sobrement baptisée Bidule, mais qui porte en réalité un autre nom bien plus révélateur, bien plus évocateur.
Non, ainsi équipée, Agnès n'est pas neutre. Elle rassemble le masculin et le féminin, elle rassemble race, religion, orientation sexuelle, religion, culture, éducation et même le monde et l'alter-monde. Et cela fait d'elle quelqu'un de complet, au contraire. Un univers à part entière, un tout... Et nous aussi devons aspirer à cela, sans aucune discrimination, soeurs et frères en humanité...
Ouf, il est bien sérieux, ce billet, même si Pep, la chatte propulsée familier, et l'épée Bidule sont des éléments plus légers du roman, des ressorts comiques, même. Et c'est avec cela que j'ai envie de terminer ce billet : comme tout au long du triptyque, on se marre, grâce aux dialogues, aux situations parfois délirantes dans lesquelles les personnages se retrouvent, aux piques disséminées au gré de la narration...
On se marre des (més)aventures des un.e.s et des autres, de l'irruption d'une pieuvre géante venue de l'espace et n'empruntant pas la porte pour entrer dans l'étude, aux facéties de Zalia, la sirène la plus coquette à l'est du Mississippi (j'ai très honte moi-même de cette vanne-là, mais elle me fait rire, désolé).
Jeanne-A. Debats n'a rien perdu de son humour dévastateur, l'un des éléments très forts de cette série depuis ses premières lignes. Il est très présent aussi dans "Humain.e.s, trop humain.e.s", et pourtant, j'en ressort avec la sensation d'une tonalité bien plus sombre que les deux premiers volets. Désenchantée, on y revient...
Le livre se termine même, je trouve, dans une mélancolie que ne masque pas l'ultime pied-de-nez, à Nietzsche, à Dieu et à tant d'autres. Parce que l'heure n'est plus uniquement à la dérision et que "Humain.e.s, trop humain.e.s" est un roman qui porte une colère et des revendications sincères et exprimées sans fard. Et c'est ce qui fait aussi de ce livre un ouvrage qui dépasse son histoire et son contexte.
- Le billet sur "Testament, tome 1 : l'Héritière" (en poche dans la collection Hélios).
- Le billet sur "Testament, tome 2 : Alouettes" (en poche dans la collection Hélios).
A ceux qui expliquent benoîtement (et certainement sincèrement) qu'ils ne lisent que des littératures de l'imaginaire parce que ça leur permet de s'évader et de ne plus penser au monde qui les entoure, il est toujours bon de rappeler que ces dites littératures sont souvent très engagées et qu'elles ne font, au contraire, que parler du monde, de la société, de ses dysfonctionnements, de ses tendances autodestructrices, etc. En voilà un exemple tout trouvé, avec le troisième volet du triptyque "Testament", de Jeanne-A. Debats, qu'elle a intitulé "Humain.e.s, trop humain.e.s" (disponible aux éditions ActuSF). Dès le titre, on est fixé : la romancière est remontée et la conclusion de l'histoire d'Agathe, sorcière malgré elle et sociétaire de l'Alter-Monde sans le vouloir, sera très revendicative... Sans doute le plus sombre des trois tomes, même si l'humour vache (assorti de quelques sympathiques contrepèteries) est bien là, dans les mots comme dans les situations. Et quand je dis sombre, je devrais plutôt dire désenchanté, dans tous les sens du terme...
Deux années ont passé depuis le chaos raconté dans "Alouettes", dont les conséquences continuent à se faire sentir, malgré tout. Après avoir scellé les unions les plus mal assorties qui soient, l'étude notariale de Géraud, pour laquelle travaille sa nièce Agnès, continue de les défaire et de gérer une vague de divorces...
Mais, pour le reste, le calme semble à peu près revenu. Agnès a gagné en assurance, même si elle reste une jeune femme effacée, surtout comparée aux personnes qui l'entourent au quotidien. Mais, elle s'affirme un peu plus, redoute moins les esprits qui la contraignaient à se calfeutrer chez elle et, surtout, elle a réussi à se défaire de l'influence du si attirant mais si dangereux Herfauges.
Enfin, presque... Oh, le sinistre vampire au sex-appeal infernal dispersant des phéromones saveur guimauve à tous les vents, surtout ceux soufflant vers Agnès, a mis les bouts. Physiquement, il n'est plus là, mais il a trouvé le moyen de s'incruster dans l'esprit de la jeune femme, jouant les Jiminy Cricket à longues dents, esprit satirique, insolence triomphante et arrogance à la limite du supportable.
De même, Agnès parvient bien mieux à maîtriser l'effet que lui fait Navarre, le vampire à tout faire de l'étude, aussi cynique et blasé que son homologue honni, mais bien plus positif dans sa vision des choses. Pour un peu, on verrait bien Herfauges et Navarre en diablotin et angelot, posés sur les épaules d'Agnès, lui soufflant à l'oreille de quoi la déboussoler. Mais pour un peu seulement.
Je digresse, mais le calme semble donc à peu près revenu... Jusqu'à ce que Agnès reçoive une convocation des plus officielles. Une immense surprise, car l'instance dont émane cette invitation qui ne se refuse pas a toujours soigneusement ignoré la jeune femme, considérant qu'elle n'était pas et ne serait jamais une sorcière.
Jusqu'à ce soir-là où Agnès Cleyre, fille d'une sorcière et d'un humain, femme mal dans sa peau depuis toujours, timide et complexée, harcelée par les esprits des morts qu'elle croise sur son chemin et dotée d'un coeur d'artichaut d'un fort beau gabarit, se retrouve devant la Grande Mère, qui lui signifie officiellement qu'elle fait désormais partie d'un convent.
Pour les non-initiés, c'est la reconnaissance que Agnès n'attendait plus, n'avait même jamais envisagée : elle est désormais une sorcière, une vraie sorcière, un membre de l'Alter-Monde à par entière et non plus une pièce rapportée un peu gênante qu'on tolère, mais qu'on ignore, surtout. Agnès se demande bien ce qui a pu changer chez elle pour en arriver là, mais sans approfondir la question...
Et voilà donc Agnès flanquée de deux acolytes, Lise Wu et Adjara Sacko, sorcières elles aussi, aux pouvoirs bien particuliers. Un trio des plus étranges, entre Agnès, européenne au physique passe-partout, Lise, minuscule asiatique, et Adjara, une colosse à la peau noire, tonitruante et impressionnante.
Une situation nouvelle que Agnès ne va pas avoir trop le temps d'apprivoiser (comme son familier, d'ailleurs, une toute petite et adorable minette au pelage sombre à qui elle peine à trouver un nom), car le calme relatif qui régnait à l'étude va être briser brutalement. Bon, vous me direz, ils devraient avoir l'habitude, leur routine est rarement brisée avec délicatesse...
C'est vrai, mais là... Cela dépasse tout ce que Géraud et ses employés ont pu connaître jusque-là. Ca commence par un attentat, à l'opéra Bastille, qui envoie ad patres une grande partie du Cénacle Majeur. A croire qu'être vampire et apprécier l'art lyrique ne plaît pas à tout le monde... A moins que ce ne soit la vision architecturale de Carlos Ott qui pose problème...
Bref, le Cénacle Majeur est décapité, ce qui rend la succession particulièrement ardue (Jack Ryan, Tom Kirkman, si vous nous lisez, vous n'êtes que de minables petits joueurs !). Oh, bien sûr, il faut gérer les ego et les ambitions des héritiers potentiels, prêts à tout pour reprendre le flambeau. Mais, surtout, il faut s'occuper d'un objet qui fait l'objet de nombreuses convoitises...
Un coffre... Oui, un coffre, ou plutôt, ce qu'il est censé contenir. De quoi s'agit-il ? Ah... Mystère et boule de gomme, pour le savoir, vous devrez lire le roman ! Mais, manifestement, le contenu du coffre vaut son pesant de cacahuètes, au point que l'étude de Géraud reçoit des visites attendues, et d'autres bien plus surprenantes... Genre pieuvre géante venue d'une galaxie fort, fort lointaine...
L'apparition du coffre semble déclencher une agitation, entre panique et démence, qui n'a rien de rassurant. Géraud et les membres de l'étude, dépositaires de l'objet et de ce qu'il contient, vont devoir une nouvelle fois faire avec ces désordres qu'ils ont, jusque-là, toujours su maîtriser avec brio. Mais là, c'est pire que d'habitude.
Entre leurs mains, le sort du monde. Et de l'Alter-Monde aussi, tant qu'on y est...
Bon, commençons par la partie facile : retrouver Agnès, Navarre, Géraud et les autres, c'est un plaisir. Et, dès le titre, on se dit qu'il va falloir attacher sa ceinture, parce qu'on risque de traverser quelques sévères turbulences en cours de lecture... Et ça ne manque pas. Jeanne-A. Debats oscille entre sérieux agacement et grosse colère, et elle le fait savoir... Mais, on va y revenir.
Content de retrouver une Agnès qui évolue, comme je l'ai déjà dit plus haut. Elle grandit, gagne en confiance en elle, avance... On évoque souvent l'évolution des personnages, au cours d'un roman ou d'une série de romans, et ici, c'est flagrant. Même si on sent que c'est encore assez fragile et qu'une rechute est possible, les progrès effectués par Agnès sont impressionnants.
Avec son accession au statut officiel de sorcière, elle franchit peut-être un échelon supplémentaire vers l'affirmation de soi, l'épanouissement... Enfin, ça, c'est dans le cas d'une vie sans histoire, et celle d'Agnès semble les attirer comme le miel attire les insectes. Des histoires extraordinaires, dangereuses, qui laissent peu de répit...
Pendant qu'Agnès poursuit sa quête personnelle, Navarre fait le bilan. Voilà quelques années, à travers des nouvelles (cf "Métaphysique du vampire", en poche chez Hélios) puis cette série de romans, que le vampire est au centre des écrits de Jeanne-A. Debats. Comme pour Agnès, pour Navarre aussi, "Humain.e.s, trop humain.e.s" va marquer la fin du voyage.
Euh, ne vous méprenez pas, la romancière ne va pas jouer les Conan Doyle et zigouiller ses personnages, je ne voudrais pas que vous en tiriez des conclusions hâtives. Mais, simplement, elle va passer à autre chose. Alors, on accompagne Navarre, si attachant, si humain, encore, pour un non-vivant, une dernière fois.
Et, au fil de chapitres intervenant régulièrement dans le cours de l'histoire, on en apprend un peu plus sur son histoire personnelle, sur ses origines lointaines et sur les conséquences liées à sa transformation. Ces chapitres prennent la forme d'un journal ou d'une confession, un récit en tout cas où l'on découvre une facette pleine de sincérité, débarrassée de son armure de cynisme.
La vengeance a beau être un plat qui se mange froid, patienter des siècles sans parvenir à l'assouvir, sans parvenir à apaiser ses profondes blessures, ce ne doit pas être évident. On comprend mieux la psychologie du personnage, son attitude bravache et blasée, mais aussi un côté tête brûlée. Voilà bien longtemps qu'il n'a plus grand-chose à perdre...
Voilà pour la partie facile de ce billet, qui permet de saluer deux beaux personnages auxquels, je pense, nous sommes nombreux à nous être attachés. Agnès et Navarre, humaine et non-humain, transportant un lourd passif personnel et familial, si différent dans la manière de gérer ces situations et pourtant, finalement, si proches par les maux que cela engendre...
Passons, si vous le voulez bien, aux questions plus délicates... Ces sujets qui sont au coeur de "Humain.e.s, trop humain.e.s", mais aussi de notre actualité des derniers mois, escortée par une cohorte de polémiques, de débats qui n'en sont pas vraiment, puisque personne ne cherche vraiment la discussion, de colères noires et de revendications affirmées haut et fort...
Ca commence par le titre, évidemment, ce qui saute immédiatement aux yeux. L'écriture inclusive, puisque c'est de cela qu'il s'agit, est bien présente dans le cours du roman. Avec ses points et ses tournures un peu bizarres au premier abord pour le lecteur, avec ces mots nouveaux qu'elle forme et qu'on ne doit pas lire comme elles s'écrivent, cela surprend un peu et on s'y fait.
Rassurons les inquiets, calmons les grincheux, non, cette écriture inclusive ne gâche pas la lecture, elle ne la rend pas impossible. En dehors de textes courts, des messages sur les réseaux sociaux, par exemple, c'est ma première expérience sur un long texte. On n'est pas englouti sous les expressions inclusives, elles font partie de l'arsenal littéraire déployé, rien de plus.
Mais, ne nous arrêtons pas à la forme : le choix d'utiliser ce procédé n'est pas juste un truc pour agacer les enquiquineurs de services (et les académiciens), mais bien une manière de servir le propos. Car, oui, "Humain.e.s, trop humain.e.s" aborde une question ontologique (ouille, métaphysique et ontologie dans le même billet, ma prof de philo va se retourner dans sa... ah ben non, elle n'est pas morte).
Qu'est-ce qu'un humain ? Qu'est-ce qu'une humaine ? Faut-il d'ailleurs dissocier les deux ? Ne sommes-nous pas des tous qu'il faut considérer de la même manière, quelles que soient les origines, la couleur de peau, l'éducation, la culture, la religion, l'orientation sexuelle, bref, ce qui fait de nous des individus, mais pas des êtres dissemblables.
Ce titre, c'est bien sûr un clin d'oeil à Nietzsche (avec quelques autres, en particulier dans les dernières pages). Enfin, ça tient plus du bras d'honneur que du clin d'oeil... Car, sauf erreur de ma part, la façon d'envisager les choses, le monde, l'être humain de Jeanne-A. Debats et de Friedrich Nietzsche sont diamétralement opposées. Idéologiquement et philosophiquement parlant.
"Humain.e.s, trop humain.e.s" est un roman porté par un idéal, développé au fil du récit jusqu'à son dénouement, celui d'un monde qui approcherait d'une certaine perfection. Là où la vision nietzschéenne repose sur l'idée d'un être humain qui parvient à devenir l'égal de Dieu, le fameux surhomme (tiens, on ne parle jamais de surfemme, d'ailleurs... Non, pas taper !), la vision debatsienne est celle d'une humanité qui se contente d'être humaine., de tirer la quintessence de cet état.
D'où l'idée de désenchantement évoquée en préambule de ce billet. Un peu paradoxale, d'ailleurs, pour une écrivaine d'imaginaire, pour qui le merveilleux est un outil au quotidien. A moins qu'il ne faille justement comprendre que le merveilleux ne doive rester à sa place, un sujet de fiction qui n'a pas à empiéter dans la réalité...
Une humanité où chaque individu serait le même concentré d'humanité, n'ayant rien à envier à personne d'autre. Je n'arrive pas à savoir si le terme d'égalité rend bien cela, je le pense même inadéquat. Il ne s'agit pas d'être tous pareil, d'être uniformes, non, mais simplement d'être tous composés des mêmes éléments intrinsèques, qui font de nous tous des êtres placés au même niveau, sans hiérarchie, ordre ou nomenclature.
Le sujet n'est pas seulement difficile parce que je peine à le formuler ou qu'il est polémique et peut facilement engendre des pics de tension verbale et plus si affinités un peu partout... Non, pour moi, il est surtout délicat parce que pour bien en parler, il faudrait dévoiler le coeur de l'intrigue. Il faudrait parler du contenu du coffre, pour dire les choses très clairement.
Mais, prenons un biais, et parlons d'Agnès. Car, elle symbolise très bien les choses, elle aussi, sans en avoir forcément conscience. Il y a ainsi ce nouveau statut de sorcière, tellement inattendu, couronné par ce rattachement à un convent qui, lui-même, est une allégorie de l'humanité, car, à elles trois, elles réunissent bien des caractéristiques humaines.
Pourtant, il n'y a pas d'homme, dans cette projection d'humanité. Aïe, le sans faute est brisé, voilà une réflexion bien machiste, ami blogueur ! Non, c'est une constatation, un fait. Et pour cause, cet idéal transcende les caractères biologiques, nous qui sommes tous issus des deux sexes, qui sommes donc le mariage du féminin et du masculin, indissociables.
"Je suis l'homme et la femme. Je ne suis pas neutre, je suis tout", dit le titre de notre billet. Pas de contexte pour expliquer cette phrase, à vous de la recherchez dans le cours du livre. Je l'assène parce qu'elle en dit bien plus que toutes mes pitoyables tentatives d'explications. Oui, homme, femme, tout, et le reste n'est qu'élucubrations.
Agnès, toujours elle, incarne cette image, à travers sa présence au sein du convent, mais aussi du fait de deux éléments qui vont l'accompagner tout au long de l'histoire : son familier, une chatte (dois-je vous faire un dessin ? Un tableau de Courbet ?) et une épée (symbole phallique s'il en est), sobrement baptisée Bidule, mais qui porte en réalité un autre nom bien plus révélateur, bien plus évocateur.
Non, ainsi équipée, Agnès n'est pas neutre. Elle rassemble le masculin et le féminin, elle rassemble race, religion, orientation sexuelle, religion, culture, éducation et même le monde et l'alter-monde. Et cela fait d'elle quelqu'un de complet, au contraire. Un univers à part entière, un tout... Et nous aussi devons aspirer à cela, sans aucune discrimination, soeurs et frères en humanité...
Ouf, il est bien sérieux, ce billet, même si Pep, la chatte propulsée familier, et l'épée Bidule sont des éléments plus légers du roman, des ressorts comiques, même. Et c'est avec cela que j'ai envie de terminer ce billet : comme tout au long du triptyque, on se marre, grâce aux dialogues, aux situations parfois délirantes dans lesquelles les personnages se retrouvent, aux piques disséminées au gré de la narration...
On se marre des (més)aventures des un.e.s et des autres, de l'irruption d'une pieuvre géante venue de l'espace et n'empruntant pas la porte pour entrer dans l'étude, aux facéties de Zalia, la sirène la plus coquette à l'est du Mississippi (j'ai très honte moi-même de cette vanne-là, mais elle me fait rire, désolé).
Jeanne-A. Debats n'a rien perdu de son humour dévastateur, l'un des éléments très forts de cette série depuis ses premières lignes. Il est très présent aussi dans "Humain.e.s, trop humain.e.s", et pourtant, j'en ressort avec la sensation d'une tonalité bien plus sombre que les deux premiers volets. Désenchantée, on y revient...
Le livre se termine même, je trouve, dans une mélancolie que ne masque pas l'ultime pied-de-nez, à Nietzsche, à Dieu et à tant d'autres. Parce que l'heure n'est plus uniquement à la dérision et que "Humain.e.s, trop humain.e.s" est un roman qui porte une colère et des revendications sincères et exprimées sans fard. Et c'est ce qui fait aussi de ce livre un ouvrage qui dépasse son histoire et son contexte.