En septembre 2016, je lisais pour la première fois la prose de Claire Berest. Elle revient cet hiver avec un récit écrit à quatre mains avec sa soeur Anne (un peu comme dans Barbe-Bleue), dédié à leur grand-mère, Gabriële Buffet, épouse Picabia.
Libres pensées...
Poursuivons avec les femmes libres et insatiables !
Gabriële Buffet a 27 ans lorsqu'elle fait la rencontre du peintre Francis Picabia, que sa réputation précède. Elle est une femme qui a tenté par tous les moyens d'échapper au mariage, parvenant à entrer dans la classe de composition d'un institut de musique, à une époque où les femmes y sont très rarement admises. Elle est passionnée de théorie musicale, veut accomplir de grandes choses, a une capacité d'abstraction qui la distingue, et elle tombe amoureuse du peintre auquel elle va dévouer sa vie. Car Gabriële n'écrira pas de musique par la suite, elle soutiendra et inspirera Francis, l'accompagnera dans les périodes de faste et les périodes noires, ils seront ensemble de piètres parents, il la trompera, elle deviendra la maîtresse de Marcel Duchamp, et ils auront une influence considérable sur leur époque.
L'histoire de Gabriële Buffet-Picabia mérite mille fois d'être racontée, c'est pourquoi je comprends tout à fait l'initiative des deux soeurs Berest, et le choix de se focaliser sur la figure de Gabriële plutôt que sur celle, plus solaire au premier abord, de Francis Picabia, leur arrière-grand-père, célèbre peintre dadaïste puis surréaliste.
Lorsque je pense à l'image que me laisse d'elle la lecture de ce roman foisonnant, qui lui rend le plus bel hommage qui soit, je la vois multiple, incandescente, cette femme dont tous ceux qui la rencontraient louaient l'intelligence vive et puissante, l'alliée et la confidente d'un mari volage et cyclothymique, une femme ne s'arrêtant pas aux convenances sociales, capable d'organiser un arrangement scandaleux pour permettre à Picabia de peindre encore, de trouver l'inspiration, de poursuivre la révolution de l'art dont ils rêvaient tous deux, une femme libre, trop peut-être, avant l'heure, c'est certain. Une femme qui n'a été victime de personne, si ce n'est de son temps.
Je me prends à me demander ce qu'aurait été Gabriële sans Francis. Peut-être l'épouse d'un terne notable provincial, d'un bureaucrate parisien, peut-être la maîtresse de Duchamp qui aurait croisé sa route en d'autres circonstances, une femme de ou maîtresse de, donc, puisque l'époque était peu propice à tout autre sort pour une femme...
A moins que. A moins que Gabriële n'ait pu persévérer dans la musique, s'y adonner complètement, devenir la compositrice la plus avant-gardiste du XXe siècle, ou alors sa théoricienne la plus érudite et la plus moderne, une femme du monde comme elle l'a été en réalité, sans le rôle de mère et d'épouse qui était un étau et auquel elle ne voulait pas être réduite.
Car, si elle s'est montrée une épouse époustouflante et un appui indéfectible, Gabriële, comme Francis, a été un parent peu présent, d'après les dires de ses arrière-petites-filles, et les enfants du couple Picabia ont porté les séquelles de ce couple à la fois solide et original, rejetant l'injonction des normes sociales et des bienséances, se liant avec des personnalités colorées versant souvent dans la provocation et l'audace, vivant d'art, de mondanités et de fêtes orgiaques (peu ou prou).
Alors, bien sûr, j'ai admiré l'esprit et le caractère de cette femme hors du commun, j'ai ressenti pour elle la plus vive empathie, j'ai été émue de ses déboires et des tours du destin, de sa force qui tranche avec la faiblesse de Francis, sombrant régulièrement dans la dépression, n'en sortant qu'avec le soutien de cette femme incroyable, pour produire ce que le monde retiendra de ce couple, et qui sera donc signé de son nom.
L'atmosphère est celle, si singulière, de la Belle Epoque, puis des années 20 après la Grande Guerre, une période trouble, les Picabia étant relativement épargnés par la guerre, mais en constatant les dégâts autour d'eux, à commencer par leur grand ami Guillaume Apollinaire.
Venons-en au style : je redoutais de ressentir une rupture de temps à autre, lorsque l'auteur changeait, car, le roman étant écrit à quatre mains, j'imaginais que les deux soeurs se relayaient pour prendre la plume. J'ignore comment elles ont organisé cette co-écriture, mais le résultat est bluffant, car, à mon échelle en tout cas, il n'est pas possible d'identifier une auteur et l'autre, si l'on ne m'avait rien dit, je n'aurais tout simplement pas imaginé qu'il y avait là deux auteurs au lieu d'une.
Bref, Gabriële est un roman-hommage très réussi, qui présente le mérite de mettre à l'honneur la femme derrière l'artiste réputé, ce qui n'est pas sans évoquer la série de portraits récemment réalisée par France Inter, et celui précisément d'André Gorz.
A méditer...
Pour vous si...
Morceaux choisis
"[Sur le défilé des catherinettes] Dans cette foule excitée, Gabriële est consternée. Ce n'est pas seulement sa famille mais la société tout entière qui lui intime l'ordre de prendre un mari. Elle voit ce défilé de coeurs à prendre comme des corps qui réclament leur maître. Elle qui veut voyager dans le monde entier, vivre pour la musique, créer, écrire. Que vont devenir ses rêves de composition avec des enfants à langer ?"
"Il aura fallu plus de trois ans de mariage pour que Gaby saisisse que Francis alterne des phases volubiles, euphoriques, désinhibées où il dépense sans compter et multiplie les projets, et des phases d'abattement et de mélancolie. La médecine n'a pas encore popularisé en 1911 le concept de "folie maniaco-dépressive"."
"Après quatre mois de fusion avec Francis, le voilà qui disparaît de nouveau. Qu'il est injuste d'être une femme dans un monde où tous les plaisirs sont organisés par les hommes et pour les hommes."
"Gabriële reste au chevet de Francis. Elle le soutient, le retient, cet homme à la mélancolie qui pèse si lourd. Elle affronte, sans jamais poser de questions ou de conditions. Il passe avant tout. Avant les enfants, avant les bonheurs faciles. Son mari-oeuvre. Son mari-sang."
"Gabriële s'avise de l'objet, elle le contemple, l'air lointain, et demande à son ami :
_Crois-tu que l'on pourrait sceller l'esprit de Picabia dans un flacon de verre ?
_C'est toi, l'esprit de Picabia, lui répond Marcel Duchamp."
Note finale4/5(excellent)
Libres pensées...
Poursuivons avec les femmes libres et insatiables !
Gabriële Buffet a 27 ans lorsqu'elle fait la rencontre du peintre Francis Picabia, que sa réputation précède. Elle est une femme qui a tenté par tous les moyens d'échapper au mariage, parvenant à entrer dans la classe de composition d'un institut de musique, à une époque où les femmes y sont très rarement admises. Elle est passionnée de théorie musicale, veut accomplir de grandes choses, a une capacité d'abstraction qui la distingue, et elle tombe amoureuse du peintre auquel elle va dévouer sa vie. Car Gabriële n'écrira pas de musique par la suite, elle soutiendra et inspirera Francis, l'accompagnera dans les périodes de faste et les périodes noires, ils seront ensemble de piètres parents, il la trompera, elle deviendra la maîtresse de Marcel Duchamp, et ils auront une influence considérable sur leur époque.
L'histoire de Gabriële Buffet-Picabia mérite mille fois d'être racontée, c'est pourquoi je comprends tout à fait l'initiative des deux soeurs Berest, et le choix de se focaliser sur la figure de Gabriële plutôt que sur celle, plus solaire au premier abord, de Francis Picabia, leur arrière-grand-père, célèbre peintre dadaïste puis surréaliste.
Lorsque je pense à l'image que me laisse d'elle la lecture de ce roman foisonnant, qui lui rend le plus bel hommage qui soit, je la vois multiple, incandescente, cette femme dont tous ceux qui la rencontraient louaient l'intelligence vive et puissante, l'alliée et la confidente d'un mari volage et cyclothymique, une femme ne s'arrêtant pas aux convenances sociales, capable d'organiser un arrangement scandaleux pour permettre à Picabia de peindre encore, de trouver l'inspiration, de poursuivre la révolution de l'art dont ils rêvaient tous deux, une femme libre, trop peut-être, avant l'heure, c'est certain. Une femme qui n'a été victime de personne, si ce n'est de son temps.
Je me prends à me demander ce qu'aurait été Gabriële sans Francis. Peut-être l'épouse d'un terne notable provincial, d'un bureaucrate parisien, peut-être la maîtresse de Duchamp qui aurait croisé sa route en d'autres circonstances, une femme de ou maîtresse de, donc, puisque l'époque était peu propice à tout autre sort pour une femme...
A moins que. A moins que Gabriële n'ait pu persévérer dans la musique, s'y adonner complètement, devenir la compositrice la plus avant-gardiste du XXe siècle, ou alors sa théoricienne la plus érudite et la plus moderne, une femme du monde comme elle l'a été en réalité, sans le rôle de mère et d'épouse qui était un étau et auquel elle ne voulait pas être réduite.
Car, si elle s'est montrée une épouse époustouflante et un appui indéfectible, Gabriële, comme Francis, a été un parent peu présent, d'après les dires de ses arrière-petites-filles, et les enfants du couple Picabia ont porté les séquelles de ce couple à la fois solide et original, rejetant l'injonction des normes sociales et des bienséances, se liant avec des personnalités colorées versant souvent dans la provocation et l'audace, vivant d'art, de mondanités et de fêtes orgiaques (peu ou prou).
Alors, bien sûr, j'ai admiré l'esprit et le caractère de cette femme hors du commun, j'ai ressenti pour elle la plus vive empathie, j'ai été émue de ses déboires et des tours du destin, de sa force qui tranche avec la faiblesse de Francis, sombrant régulièrement dans la dépression, n'en sortant qu'avec le soutien de cette femme incroyable, pour produire ce que le monde retiendra de ce couple, et qui sera donc signé de son nom.
L'atmosphère est celle, si singulière, de la Belle Epoque, puis des années 20 après la Grande Guerre, une période trouble, les Picabia étant relativement épargnés par la guerre, mais en constatant les dégâts autour d'eux, à commencer par leur grand ami Guillaume Apollinaire.
Venons-en au style : je redoutais de ressentir une rupture de temps à autre, lorsque l'auteur changeait, car, le roman étant écrit à quatre mains, j'imaginais que les deux soeurs se relayaient pour prendre la plume. J'ignore comment elles ont organisé cette co-écriture, mais le résultat est bluffant, car, à mon échelle en tout cas, il n'est pas possible d'identifier une auteur et l'autre, si l'on ne m'avait rien dit, je n'aurais tout simplement pas imaginé qu'il y avait là deux auteurs au lieu d'une.
Bref, Gabriële est un roman-hommage très réussi, qui présente le mérite de mettre à l'honneur la femme derrière l'artiste réputé, ce qui n'est pas sans évoquer la série de portraits récemment réalisée par France Inter, et celui précisément d'André Gorz.
A méditer...
Pour vous si...
- Vous ignoriez jusqu'à présent l'existence de Gabriële, qu'elle soit Buffet ou Picabia
- Vous adoreriez vous plonger au coeur de la Belle Epoque, du cercle dadaïste, entre Duchamp et Apollinaire (pas littéralement, quoique la configuration ait pu traverser l'esprit de l'un ou de l'autre).
Morceaux choisis
"[Sur le défilé des catherinettes] Dans cette foule excitée, Gabriële est consternée. Ce n'est pas seulement sa famille mais la société tout entière qui lui intime l'ordre de prendre un mari. Elle voit ce défilé de coeurs à prendre comme des corps qui réclament leur maître. Elle qui veut voyager dans le monde entier, vivre pour la musique, créer, écrire. Que vont devenir ses rêves de composition avec des enfants à langer ?"
"Il aura fallu plus de trois ans de mariage pour que Gaby saisisse que Francis alterne des phases volubiles, euphoriques, désinhibées où il dépense sans compter et multiplie les projets, et des phases d'abattement et de mélancolie. La médecine n'a pas encore popularisé en 1911 le concept de "folie maniaco-dépressive"."
"Après quatre mois de fusion avec Francis, le voilà qui disparaît de nouveau. Qu'il est injuste d'être une femme dans un monde où tous les plaisirs sont organisés par les hommes et pour les hommes."
"Gabriële reste au chevet de Francis. Elle le soutient, le retient, cet homme à la mélancolie qui pèse si lourd. Elle affronte, sans jamais poser de questions ou de conditions. Il passe avant tout. Avant les enfants, avant les bonheurs faciles. Son mari-oeuvre. Son mari-sang."
"Gabriële s'avise de l'objet, elle le contemple, l'air lointain, et demande à son ami :
_Crois-tu que l'on pourrait sceller l'esprit de Picabia dans un flacon de verre ?
_C'est toi, l'esprit de Picabia, lui répond Marcel Duchamp."
Note finale4/5(excellent)