"Je viens de tuer un mammifère, pensa aussitôt Sarah, et je peux en tuer un autre".

Le 11 décembre dernier, Jim Harrison aurait dû fêter ses 80 ans, s'il ne lui avait pas pris l'idée, il y a un an déjà, d'aller se balader sur d'autres grandes plaines que celle qu'il aimait tant et qui servaient de décors à ses livres. C'est d'ailleurs au coeur du Montana, dans ces grands espaces qui devraient rendre l'être humain plus modeste et plus respectueux que nous emmène notre livre du jour, une novella parue à l'origine avec deux autres textes de même gabarit dans "les Jeux de la nuit", chez Flammarion. Depuis, cette maison a changé de main et a atterri dans le giron du groupe Madrigall, maison-mère, entre autres, de Gallimard et de Folio. Et voilà comment "la Fille du fermier" (traduction de Brice Matthieussent) se retrouve en édition de poche, non pas au coeur d'un recueil, mais toute seule, dans la collection à 2 euros de chez Folio. Une belle occasion pour découvrir l'écriture de Jim Harrison, dans ce texte qui n'est pas sans rappeler son grand chef d'oeuvre, "Dalva" et met une adolescente qui entre dans l'âge adulte la rage et la soif de vengeance au coeur...
Sarah n'est encore une enfant quand son père, un vétéran du Vietnam revenu écoeuré par ce qu'il a vu pendant ce conflit et ce qu'il a retrouvé en Amérique à son retour, décide de quitter l'Ohio pour s'installer au Montana. L'homme veut prendre un nouveau départ et, pour cela, il a racheté une ferme, lui qui n'a pourtant jamais été un homme de la terre.
Si son fils refuse de suivre le mouvement, Frank embarque Peps, sa seconde épouse, et leur fille Sarah, alors âgé d'une douzaine d'années. Une gamine qui doit faire avec une mère terriblement bigote et puritaine, et sans le piano qui lui permettait de s'évader et qui a été vendu pour financer le déménagement.
C'est dire si elle n'est pas franchement enthousiaste devant ce changement. Pourtant, une fois sur place, elle va s'adapter à cette nouvelle existence bien mieux et bien plus rapidement que sa mère, qui va bientôt les abandonner. Elle devient une cavalière émérite, apprend à tirer, découvre avec fascination les incroyables paysages qui environnent la ferme de son père et se lie d'amitié avec Tim.
Tim est un septuagénaire, il était l'ancien propriétaire de la ferme racheté par Frank. Trop âgé pour s'en occupé, il n'a conservé qu'un cabanon pour y couler une retraite tranquille, avec sa chienne, que Sarah va appeler Vagabonde et qui va devenir une vraie compagne. Sarah a peu d'amis de son âge, grandit dans une certaine solitude qu'elle accepte sans état d'âme, et s'épanouit au Montana.
Elle vit à l'écart du monde, a finalement peu d'amis de son âge, manque sans doute d'une présence maternelle à ses côtés pour aborder l'adolescence, mais elle se sent aussi très libre. Elle devient bientôt une ravissante jeune femme, même si elle n'a pas vraiment conscience de son pouvoir de séduction, peu intéressée qu'elle est par ces questions.
Ses qualités de cavalière vont lui permettre de sortir un peu de la bulle que constitue le ranch familial et de son isolement, pour s'intégrer peu à peu à la société, au-delà de sa vie de lycéenne. Mais, lors d'une foire à laquelle elle participait avec son cheval, Lad, elle est droguée et violée alors qu'elle a perdu conscience.
Lorsqu'elle comprend ce qui lui est arrivé, elle est assaillie par une terrible colère. Une colère qu'elle refoule, qu'elle cache à tous, ne parlant à personne de ce qui lui est arrivé. Pas par honte, mais parce qu'elle connaît l'identité du violeur et qu'elle a décidé, coûte que coûte de se venger. Pour ce que cet homme lui a infligé, il n'y a qu'une sentence : la mort.
Avec cette longue nouvelle, qui fait quelque chose comme 120 pages dans cette édition Folio, Jim Harrison nous convie à une espèce de western moderne, puisque l'action se déroule dans les années 1980. Mais, on y retrouve effectivement bien des impressions qui rappellent ce genre si particulier, en dépit de quelques irruption de la modernité.
D'emblée, d'ailleurs, la décision de Frank de changer radicalement de vie ressemble beaucoup aux décisions des pionniers qui, d'un seul coup, quittaient les premières colonies, proche de l'océan Atlantique pour mettre le cap à l'ouest, vers ces territoires inconnus, vierges (enfin, dans leur esprit) et tout à conquérir.
Ensuite, le nouveau mode de vie adopté par Sarah, dans ce ranch à l'énorme superficie, au milieu de ce territoire immense où l'homme paraît bien petit, les chevaux, les fusils... Franchement, si on ne croisait pas une voiture de temps en temps et si on plongeait dans le texte sans savoir qu'il se déroule au milieu des années 1980, on pourrait se croire effectivement dans un western classique.
Dans ces conditions, la réaction de Sarah est assez cohérente : victime d'un acte ignoble, elle entend se faire justice elle-même, exactement comme on le faisait si souvent au temps de Far West. Ca prendra le temps qu'il faudra avant qu'elle parvienne à ses fins, mais ce salaud paiera pour ce qu'il lui a fait. A elle, et à d'autres.
Il y a vraiment deux parties dans cette nouvelle, la découverte de cette vie nouvelle, sauvage, particulière, au point que Pep, pourtant si coincée, va choisir de s'enfuir avec un autre homme... Et puis, il y a la deuxième partie, après le viol, à la tonalité bien différente, nettement plus sombre, mais pas uniquement.
Le fil conducteur, c'est Sarah, tout juste quinze ans lorsque l'essentiel de l'action se déroule. Une jeune femme qui n'a pas eu la vie si facile, déracinée alors qu'elle était enfant, privée dans la foulée ou presque de sa mère et de tout référent maternel (peu de femmes alentour qui auraient pu prendre le relais), grandissant seule, ou presque.
Dans cette première partie, qui est pourtant pleine de vie, d'ardeur, ses seuls amis sont Tim, qui pourrait être son grand-père, la chienne Vagabonde et Lad, son cheval... Par la suite, on fera la rencontre de ses amies et de Terry, le seul garçon de son âge avec qui elle s'entend bien, mais avec qui elle sait que cela ne pourra jamais être autre chose que de l'amitié.
Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur sa relation aux hommes, sur le fait qu'elle s'entende surtout avec des hommes bien plus âgés qu'elle. Cela peut sembler dérisoire, pourtant, vous comprendrez en lisant "la Fille du fermier" que cette question n'a rien d'accessoire. Qu'elle est même un élément fort de la deuxième partie...
On a le sentiment que Sarah quitte progressivement l'enfance pour se lancer avec candeur et insouciance vers l'âge adulte. Bien sûr, le viol va accélérer sérieusement le processus, pulvériser la candeur et l'insouciance, mais on voit dès la première partie les changements s'opérer. A commencer par le physique, bien sûr.
Elle est libre, sans repère, sans tabou, mais sans connaissance du monde qui l'entoure au-delà des limites du ranch familial. Loin de moi l'idée de porter un jugement moral sur Sarah, ce n'est de toute façon pas l'enjeu. Et après le carcan imposé par sa mère durant toute son enfance, on peut aussi comprendre qu'elle ait voulu respirer.
Dans ces paysages magnifiques, au contact de la nature, une nature difficile, parfois hostile, mais qui se laisse apprivoiser par qui lui montre du respect, elle est dans son élément. Au contact des chevaux, elle est elle-même, bien plus facilement qu'à celui des êtres humains. Et sa chute n'en sera que plus dure, plus douloureuse...
La deuxième partie de la nouvelle voit donc une Sarah plus dure, plus minérale, sous le vernis des apparences. La jeune femme insouciante est maintenant bien plus adulte, mais son caractère est altéré par les événements. Ses activités, également, évoluent. La colère qui couve en elle est incontrôlable, son plan mûrit lentement et rien, rien ne semble pouvoir lui faire changer d'avis : un jour, elle tuera cet homme.
Derrière ce rien, il y a l'amour, parce qu'il ne peut être totalement absent de ce genre d'histoire. Un amour qui va naître d'une double rencontre, en fait, et apporter à Sarah l'essentiel de ce qui lui manquait jusque-là. Mais, sans pour autant, croit-on, parvenir à remettre en cause ses projets, à apaiser son besoin de vengeance...
Peut-il y avoir une alternative ? Peut-elle enrayer l'inexorable ? Peut-elle trouver la résilience qui lui permettra de surmonter ce drame, ou optera-t-elle pour la vengeance, au risque de commettre une folie ? C'est là qu'est tout l'enjeu de ce texte, dans lequel la tension monte, petit à petit, jusqu'à ce dénouement attendu, redouté...
On retrouve dans "la Fille du fermier" bien des ingrédients (le mot est bien choisi pour parler du travail de ce bon-vivant de Jim Harrison) que l'on retrouve dans l'oeuvre de l'écrivain récemment disparu. A commencer par le Montana et les grands espaces, tellement dépaysants, si différents de ces mégapoles auxquelles nous sommes habitués à travers la culture US dont on nous abreuve.
On retrouve aussi cette écriture qui réussit à être sèche sans être dure, à être visuelle tout en laissant une vraie liberté à l'imaginaire du lecteur. Bien sûr, et l'on retrouve encore ce lien avec le western, c'est aussi de cela qu'est nourri cet imaginaire et ce ranch, on se le figure comme dans ces films qu'on regardait, enfant, dans "la Dernière séance".
C'est un voyage dans un coin d'Amérique qui a conservé une certaine authenticité, où l'homme a laissé à la nature ses droits, ce qui n'a pas été le cas partout, et de loin, sur le continent. On galope aux côtés de Sarah, on avale un peu de poussière, bien sûr, on croise quelques bestioles qu'on aimerait éviter, mais on est libre à ses côtés, loin du quotidien.
Et puis, l'autre élément très fort, c'est ce magnifique personnage féminin qui porte l'histoire toute entière. Dans les westerns classiques, les femmes sont souvent réduites au rôle de faire-valoir, de repos du guerrier ou de potiche, chez Harrison, ce n'est jamais le cas. Et Sarah, par son caractère, par le crime dont elle est victime, par sa colère, sa soif de vengeance, par ses choix, est un personnage qui marque le lecteur.
On est en empathie avec elle durant tout son cheminement individuel vers la vengeance, on l'accompagne dans ce voyage crucial qu'elle va entreprendre secrètement, avec tous les risques qu'il comporte. On retient son souffle en attendant qu'elle agisse, qu'elle choisisse, on finit tendu comme un arc, à bout de nerfs, comme elle...
Jim Harrison a jugé que cette histoire pouvait être porté par un texte relativement court, il a sans doute raison, cela lui évite de trop délayer et lui permet de présenter l'essentiel, sans gras superflu. Mais, le voyage dans lequel nous entraîne Sarah s'avère du coup bien court, alors qu'on aimerait encore galoper à ses côtés.
Au lieu de cela, on la laisse suivre son chemin, elle qui a prouvé qu'elle savait agir avec sagesse et raison.