"Les Blancs croyaient que ce jeu était à eux. Ils croyaient que c'était leur monde à eux";

Il y a des auteurs qu'on découvre toujours trop tard. Parce qu'on n'aura plus jamais l'occasion de leur dire, via les réseaux sociaux ou lors d'un salon, que leurs livres nous ont bouleversé et révolté, tout en nous offrant une belle tranche d'espoir, malgré tout. C'est le cas pour moi avec Richard Wagamese, un romancier que la France (et encore, via une maison d'édition suisse) n'a découvert que l'an passé, bien après les lecteurs anglo-saxons. Richard Wagamese, écrivain canadien aux racines ojibwées, s'est éteint en mars 2017, laissant une oeuvre qui reste en grande partie à découvrir pour le public français. "Jeu blanc", par aux éditions Zoé (traduction de Christine Raguet), est paru en septembre dernier, quelques mois après son décès. Un roman dur et pourtant habité par un fol espoir, celui qui permet de traverser les pires épreuves de l'existence. L'outil qui va permettre la résilience, c'est le hockey-sur-glace et, outre l'éloge superbe de ce sport, c'est une histoire douloureuse et violente que nous raconte Saul Indian Horse. Son histoire...
Né dans les années 1950 au sein d'une famille ojibwée, une nation amérindienne vivant à cheval sur les provinces du Québec et de Colombie-Britannique, Saul Indian Horse a grandi dans une famille rapidement désunie. A une époque où la volonté générale est d'assimiler de force les Indiens à la société canadienne en les convertissant de force et en brisant leur racine, eux vont résister.
Ils vont chercher, tant bien que mal, à renouer avec ces racines, avec les traditions ojibwées, avec les esprits ancestraux et les légendes que l'on se transmet de génération en génération. Mais, à la mort du frère de Saul, emporté par la tuberculose, la famille explose. Les parents regagnent la société, sans doute pour s'y noyer dans l'alcool, et le jeune garçon reste aux soins de sa grand-mère.
Mais, lorsque l'hiver se déchaîne, la vie sur les rives du Lake Gods, où ils ont trouvé refuge, devient impossible. Voulant regagner un endroit plus hospitalier, la vieille femme et l'enfant se lancent dans un périple impossible. Saul ne devra la vie qu'au sacrifice de sa grand-mère, mais il est aussitôt envoyé dans un établissement catholique réservé aux jeunes issus des nations amérindiennes.
A St. Jerome, il découvre une vie absolument abominable, faite de sévices, de brimades, d'une discipline d'airain visant à briser ces jeunes êtres pour les "débarrasser de ce qu'ils ont d'indien", dixit soeur Ignacia... Beaucoup d'enfants, beaucoup d'adolescents ne vont pas résister longtemps à ce traitement, Saul y parvient à grand-peine.
A St. Jerome, on n'a pas vraiment d'amis. Les conditions ne s'y prêtent pas. Saul grandit donc dans cette ambiance oppressante, violente, douloureuse, gardant le souvenir de ses parents, de sa grand-mère, aussi, et de son enseignement traditionnel. Il n'y a plus personne pour le protéger, l'aider, il est livré à lui-même face à ces gens qui veulent le transformer contre son gré en quelqu'un d'autre.
La seule éclaircie dans cet univers bien sombre va être la découverte d'un jeu auquel un prêtre, le père Leboutilier, entraîne certains des élèves de St. Jérôme : le hockey. Saul est littéralement fasciné par ce sport, dont il regarde certains matches à la télévision. Il n'a pas encore 10 ans, il est bien malingre pour un sport où il faut être costaud, il n'a jamais patiné, et pourtant, il veut participer...
Alors, en catimini, il commence à s'entraîner, imitant ce qu'il voit, reproduisant les gestes, apprenant seul à patiner. Plus tard, il s'entraînera à frapper avec des crottins de cheval. Chaque instant de liberté, il va le consacrer à cette passion nouvelle qui lui permet de ne plus penser à l'environnement épouvantable dans lequel il doit vivre.
Le hockey, c'est sa respiration, sa bulle d'air. Et, non seulement il est passionné, mais il va rapidement montrer des prédispositions incroyables pour ce sport. Le père Leboutilier le remarque bientôt et, malgré son jeune âge et son physique de coquelet, il l'intègre à son équipe. Compensant sa petite taille par la vitesse de déplacement et d'exécution et un oeil exceptionnel, il brille très vite.
Grâce à ce don, ce talent inné pour un sport dont il n'avait jamais entendu parler jusque-là, Saul va pouvoir quitter St. Jerome et entamer une nouvelle vie. Une vie occupée en grande partie par le hockey. Ses performances vont le faire remarquer, sa réputation ne va cesser de grandir et on lui prédit un avenir radieux au sein de l'élite professionnel canadienne...
Mais le microcosme de St. Jerome n'est pas un îlot coupé du reste de la société. Dans tout le Canada des années 1960-1970, être originaire des nations amérindiennes n'est pas bien vu. Le racisme sévit jusque sur les patinoires et dans les gradins qui les entourent. Saul, le si talentueux Saul, ne va pas échapper à cette haine, jusqu'à y perdre son âme...
Jusqu'à y perdre son amour du hockey et sa fragile estime de soi...
Qu'il est difficile de parler de ce genre de livre ! Parce que jamais ce que je pourrais en dire ne rendra suffisamment bien ce qu'on y voit. Il y a une telle dureté, une telle violence dans l'histoire de Saul que le dire ne suffit pas. Et l'on verra qu'on n'est, hélas, pas au bout des mauvaises surprises. Ce Saul Indian Horse revient de très loin.
Dans le premier chapitre, lorsqu'il commence à raconter son parcours, il est au sein d'un groupe de parole, dans un institut de désintox. Comme tant d'Amérindiens, comme ses propres parents, Saul s'est abîmé dans l'alcool, trop longtemps. Et sa dépendance ne sera pas le seul de ses démons qu'il va essayer d'exorciser.
Richard Wagamese, qui avait sans doute pas mal de points communs avec son personnage, en tout cas une contemporanéité ainsi qu'une enfance marquée par un éloignement de sa famille. De la même manière, le romancier a certainement aussi connu cette volonté d'acculturer de force les jeunes Indiens et le racisme virulent qui sévissait durant sa jeunesse.
On retrouve dans le titre français, mais aussi dans cette citation placée en titre de ce billet, cette domination sans partage des Blancs, en particulier sur le hockey et sans doute plus largement sur la société. Ce jeu par les Blancs, pour les Blancs, sur et en dehors de la patinoire. Ce jeu de grands balèzes qui se mesurent patins aux pieds, en se plaquant aux balustrades et en se bagarrant dès que l'occasion se présente.
Pour le béotien, le hockey n'est pas un sport de poètes, mais de mâles dominants cherchant à imposer leur force à l'adversaire. Et, soudain, voilà qu'un Indien déboule comme un chien dans un jeu de quilles et sème la zizanie dans cette belle harmonie blanche, dans cette belle complicité virile, dans ce sport où il ne devrait rien avoir à faire.
Mais Saul fait plus encore. Non content de briller au milieu des Blancs, lui qui n'est qu'un Indien, un sauvage, aux yeux de ses adversaires, il leur donne la leçon en leur imposant un talent presque surnaturel et des qualités aux antipodes de la force et de la puissance qu'on privilégie. Sur la glace, Saul est un phénomène, et tant de grâce et de talent, ça énerve...
"Ce sport t'aime", dit le père Leboutilier à Saul lorsque celui-ci commence à enchaîner de superbes performances dans les ligues juniors. Et effectivement, pour quelqu'un qui n'y connaissait rien, le garçon a rapidement montré des qualités techniques et un sens du jeu énorme. Il enquille les buts, mais plus encore, il multiplie les assistances, les passes décisives.
Plus qu'un finisseur, il se révèle un formidable maître à jouer pour les équipes au sein desquelles il évolue. Il cerne le jeu adverse avec une sagacité hors du commun, repérant les points faibles de l'équipe qu'il affronte en quelques minutes et y apportant une réponse immédiate, efficace, très souvent décisive.
A la brutalité, il préfère la vitesse, aux chocs, il répond par l'évitement, et bientôt, à la provocation, il opposer l'indifférence. Mais jusqu'à quand pourra-t-il résister ? Plus il monte de niveau et plus il est souvent confronté à des attaques personnelles, des insultes, des coups... Lorsqu'il jouait dans les ligues indiennes, tout se passait bien, mais depuis qu'il se frotte à des joueurs et des publics blancs...
Sur la glace, Saul oublie tout, la perte de sa famille, les mauvais traitements, l'avenir incertain... Dès qu'il chausse ses patins, enfile un maillot bien souvent trop grand pour lui, il devient une sorte de magicien, capable des gestes les plus surprenants, déroutants pour l'adversaire, mais permettant à ses équipes de réussir de très belles performances...
Surnaturel, extraordinaire, magicien... On galvaude vite les mots, c'est vrai, mais ici, je les emploie à dessein. Lorsqu'il observe ses adversaires, qu'il décortique leur manière de jouer, c'est comme s'il renouait avec ses racines, avec ces visions qu'il ressentait sur les bords de Lake Gods, auprès de sa grand-mère. C'est comme si les esprits lui dictaient la marche à suivre...
A travers la pratique du hockey, alors qu'on cherche à effacer ses origines indiennes ou qu'on les lui jette à la figure, il renoue avec elles. Il ne s'en vante pas, l'affiche pas ouvertement, c'est quelque de très personnel, quelque chose qui appartient au domaine de l'intime. Mais le hockey fait de nouveau de lui un indien, fidèle à ses racines, sa culture.
La seule chose qui marquera sa différence avec la culture blanche dominante, sa seule petite provocation, c'est le choix de son numéro, le 13, dont personne d'autre ne veut, parce qu'il est réputé porté malheur. Une superstition qui n'a aucun sens pour le jeune obijwé qui s'empare donc de ce dossard et le porte haut, à chacune de ses sorties.
Le hockey métamorphose Saul qui s'épanouit complètement lorsqu'il joue. Ce n'est pas seulement qu'il s'amuse ou prend du plaisir, non, il vit lorsqu'il patine à toute vitesse, lorsqu'il délivre une passe apparemment impossible, lorsqu'il réalise un lancer canon dans la lucarne du but adverse. Et puis, lorsque le match se termine, le rideau retombe, il réintègre son existence et retrouve les problèmes...
Je sais que lorsqu'on parle de livres traitant de sport, on se retrouve face à des lecteurs qui disent : "j'aime pas ça". Ici, la difficulté supplémentaire, c'est que le hockey-sur-glace est loin d'être la discipline la plus populaire dans notre pays. Certains n'en ont peut-être jamais vu, n'en connaissent pas vraiment les règles.
Alors, oui, il y a une partie du roman qui repose sur les entraînements et les matches que dispute Saul, depuis les ligues de jeunes jusqu'à la ligue professionnelle. Connaître un peu ce sport aide à visualiser, à comprendre ce qui fait de Saul un joueur hors norme. En fin d'ouvrage, les éditions Zoé ont eu la bonne idée de proposer quelques rudiments de règle ainsi que le plan de la patinoire.
S'il vous plaît, ne vous arrêtez pas à l'aversion que vous pouvez nourrir pour le sport, ne vous arrêtez pas à votre possible ignorance du hockey, vous passeriez à côté de quelque chose, d'un roman d'une force qui vous met en échec, comme on dit lorsqu'un hockeyeur vient plaquer un adversaire contre la balustrade.
On est sonné par la puissance de l'écriture de Richard Wagamese, par la simplicité du récit de Saul Indian Horse, qui raconte avec une certaine candeur, mais aussi du désenchantement, tout ce qu'il a traversé, tout ce qu'il a connu depuis son enfance jusqu'à l'âge adulte et cette cure de désintoxication à laquelle il participe.
Il raconte cette passion folle pour le hockey qui va l'habiter jusqu'à ce qu'un jour, il change. Jusqu'à ce qu'il décide de répondre à la brutalité par la brutalité, aux insultes par la provocation, aux provocations par les coups... Soudain, la magie s'enraye, Saul, le fantasque joueur au talent brut, devient un bagarreur comme les autres.
La bulle dans laquelle il parvenait à s'isoler a explosé sous la force des insultes, des quolibets, des propos ouvertement racistes qu'on lui adresse. On le croyait sourd à tout cela, mais c'est comme un vase qu'une ultime goutte a fait déborder. Une goutte façon supplice chinois, qui devait lui agacer les nerfs. Alors, le magicien disparaît pour laisser la place à un hockeyeur comme les autres.
Et Saul perd son plaisir et sa joie de jouer, il ne communie plus sur la patinoire comme avant, il n'aime plus le hockey, ce sport qui lui a tant apporté, qui l'a aidé à quitter St. Jerome, à mettre fin à ce calvaire... Saul va rejeter ce qui a été sa vie pendant des années et mettre un terme à une carrière fulgurante, météorique, et descendre aux enfers...
J'ai beaucoup employé le mot de résilience, ces derniers jours, je crois avoir vu sur le site des éditions Zoé une vidéo de Richard Wagamese à propos de "Jeu blanc" dans laquelle il parle de rédemption... Mais, Saul n'a commis aucune faute, il n'a pas à se rédimer, il est la victime de la méchanceté humaine, de l'intolérance, du racisme...
Soudain, sans qu'on puisse l'expliquer vraiment, tout ce que le hockey parvenait à refouler a resurgi dans l'esprit du jeune homme. Ce groupe de paroles qui est le point de départ de l'histoire, est l'occasion pour lui de vider son sac, et il ne va pas se gêner pour tout nous raconter, pour cracher même ce qu'il avait enfoui au plus profond de son esprit...
Oui, "Jeu blanc" est bien un roman sur la résilience, dans lequel le sport tient une place très importante. C'est aussi un roman sur la transmission, où Saul va chercher à pallier le manque béant que représentent l'éclatement et la disparition de sa famille. Sans faire de psy de comptoir, son épanouissement dans un sport collectif le symbolise bien. Tout comme ses choix finaux.
L'histoire très dure, très violente de Saul Indian Horse ("Indian Horse" est le titre original du roman), de ce gamin au destin terrible qui s'endurcit pour survivre jusqu'à exploser en vol, las de n'être jamais considéré comme simplement un être humaine, est pourtant aussi un roman sur l'espoir. L'espoir de briser cette sale spirale un jour, de trouver l'apaisement et, qui c'est, le bonheur ?
Un bonheur simple, sans commune mesure avec la position des sportifs professionnels sur le continent américain (d'autant que le récit se déroules des années 1960 aux années 1980), leurs gains astronomiques, leur médiatisation mondiale... Le simple plaisir du jeu, universel et humaniste, à des années-lumières de ceux qui voudraient en faire une chasse gardée, un bastion militant de leur injuste domination.