"Il ne boxe pas, il fait la guerre".

J'ai choisi cette citation un peu par défaut, n'ayant pas trouvé mieux, une phrase qui rende au mieux la tonalité du livre dont nous allons parler et la personnalité de son personnage central. On reste dans le monde de la boxe, on avance de quelques décennies et l'on s'intéresse à un champion qui a certes marqué l'histoire de son sport, mais a laissé derrière lui une image pour le moins trouble et une mort entourée de mystère. Un destin qu'on croirait sorti d'un roman noir à la Ellroy, mais ce n'est pas l'auteur du "Dahlia noir" qui s'est penché sur son cas. C'est Nick Tosches qui s'y est collé et nous raconte la vie, la carrière, les sorties de route d'un des plus impressionnants poids lourds de l'histoire de la boxe, Sonny Liston. "Night Train", qui vient de sortir en poche chez Rivages noir (traduction de Julia Dorner), est une véritable biographie, nourrie par d'impressionnantes recherches, servie par une écriture dure, tendue, un vair style de roman noir. Et l'on ressort de cette lecture avec un mélange d'émotions contraires et le genre de doute qui vient vous caresser désagréablement la nuque... Sonny Liston, victime ou coupable ? Victime et coupable ? Faites-vous une opinion...
boxe pas, fait guerre
Lorsqu'il devient champion du monde des lourds, la catégorie reine, en 1962, Sonny Liston est au faîte de sa gloire et nombreux sont ceux qui lui promettent une hégémonie longue et douloureuse pour ses adversaires. Car, Sonny Liston est une force de la nature, un colosse de près de 100kg et 1,85m, avec une allonge de plus de deux mètres et des poings énormes, nécessitant des gants taillés sur mesure...
Deux fois, cette année-là, il détruit Floyd Patterson, le champion en titre, l'envoyant au tapis pour le compte dans les premières minutes du combat... Mais, ce titre, il ne va pas le défendre longtemps. Un jeune loup du nom de Cassius Clay lui ravira en 1964, puis le conservera. Deux défaites cuisantes pour Liston, qui ne retrouvera jamais le niveau atteint face à Patterson.
Mais derrière ces combats, ces victoires et ces défaites, derrière le boxeur, il y a le destin d'un homme bien particulier, Charles L. Liston, surnommé Sonny, fils d'un homme qui a connu l'esclavage et en a appliqué les règles à sa nombreuse progéniture, délinquant sauvé par la boxe, successeur du légendaire Joe Louis, homme de main de la mafia... Un personnage au double, au trouble visage, à propos duquel rien n'est vraiment certain.
A commencer par sa date et son lieu de naissance : officiellement, il est né le 8 mai 1932 en Arkansas. Mais, en fonction des documents officiels, liés à sa vie ou à sa carrière, on trouve des dates qu varient, surtout l'année, des lieux qui changent... D'une certaine manière, cela en dit beaucoup sur Sonny Liston, insaisissable, même pour lui-même.
Son enfance est loin d'être heureuse, je l'ai dit plus haut. Son père le bat, comme ses autres frères et soeurs. Combien en a-t-il ? Là encore, impossible d'avoir de certitude, personne, pas même a famille, ne semble connaître exactement de combien d'enfants se composaient la fratrie... Et, dans ce contexte, difficile de recevoir une éducation académique...
Rien d'illogique, malheureusement, à ce que Charles découvre la prison dès les années 1940. C'est au cours de cette période qu'il va découvrir la boxe. La phrase qui sert de titre à ce billet est prononcée par le directeur adjoint de l'établissement pénitentiaire... Car, rapidement, Liston montre des qualités pugilistiques impressionnantes.
Une puissance brute, un punch dévastateur, un physique très au-dessus de la moyenne qui compense une technique un peu fruste. A sa sortie de taule, il suit donc cette voie et devient boxeur professionnel et enchaîne les victoires et les KO. Attirant ainsi l'attention, y compris celle de gens pour qui la boxe est un secteur juteux...
Mafieux, Sonny Liston ? Là encore, il est compliqué de définir son rôle exact : roule-t-il pour le crime organisé uniquement sur le ring ? Joue-t-il aussi les hommes de main lorsqu'il ne combat pas ? Rôle actif au sein du crime organisé, ou simple manière de mener une carrière où tout est décidé pour lui ? Décidément, chez Sonny Liston rien n'est gravé dans le marbre...
Il mène donc une espèce de double vie, le boxeur à succès et le délinquant, qui retourne de temps en temps derrière les barreaux, qui doit faire face aux interrogatoires de procureurs luttant contre le crime organisé. Bref, le bad boy, celui que tous aiment détester, mais qu'aucun de ses adversaires n'a très envie de rencontrer.
Peut-être l'homme le plus haï des Etats-Unis, une haine qui transcende jusqu'aux différends raciaux... Dans une Amérique où le racisme reste une norme, rien de surprenant à ce que les Blancs détestent Sonny Liston, le méchant sur le ring, un gangster en dehors. Mais, le raisonnement vaut aussi pour la communauté noire dans son ensemble : l'image que donne Sonny Liston est bien trop négative.
Lors du combat pour le titre contre Patterson, c'est l'Amérique dans son ensemble qui soutient le champion sortant contre son encombrant challenger. Tous, y compris parmi les dirigeants des grandes associations luttant pour les droits civiques, espèrent la défaite de Liston... L'Ennemi Public n°1, c'est lui, et ça ne semble pas le traumatiser plus que cela...
Je ne vais évidemment pas tout dire, les soupçons de matches truqués contre Cassius Clay. Mohamed Ali (qui, sous la plume de Nick Tosches, a droit à un portrait bien peu flatteur : l'enfant chéri des médias, provocateur puéril et boxeur médiocre, entre autres...), sur ces liens avérés avec la pègre, largement détaillés dans le livre, sur son déclin de boxeur.
boxe pas, fait guerre
Et, sans entrer dans le détail, il faut parler de son décès, à la fin de l'année 1970. Une mort soudaine qui a alimenté depuis bien des rumeurs, bien des hypothèses, sans que jamais rien ne soit prouvé. Mort naturelle ou meurtre ? Overdose accidentelle ou provoquée ? Jusqu'à son dernier souffle, Sonny Liston aura su brouiller les pistes et laisser ses biographes face à leurs incertitudes.
Nick Tosches est né en 1949, il est donc un jeune adolescent quand Sonny Liston corrige Floyd Patterson et se pare de la ceinture mondiale. L'écrivain le reconnaît lui-même, il faisait partie des rares personnes fascinées par Liston et c'est ce qui l'a amené, bien des années plus tard, à se lancer dans l'écriture de "Night Train", biographie fort bien documentée.
Avant d'aller plus loin, quelques précisions sur ce livre : il a été publié aux Etats-Unis en 2000. Tosches a donc pu rencontrer pas mal de témoins ayant côtoyé Liston, l'homme et le boxeur, parfois les deux, obtenant des informations complémentaires à la somme de documents écrits ou audiovisuels à disposition dans les archives.
Le plus troublant, c'est de se rendre compte que ces témoignages, loin d'éclaircir l'horizon, ne font qu'apporter des doutes supplémentaires. Entre les faits, les rapports de police, les déclarations des uns et des autres, on se retrouve avec tout et son contraire, un ange et un démon réunis en une seule (et massive) personne.
D'ailleurs, le titre original du livre, c'est "The Devil and Sonny Liston", comme s'il était un cousin de Robert Johnson qui aurait choisi la boxe plutôt que la musique, mais aurait lui aussi vendu son âme au diable. Un diable mafieux qui a su proliférer dans le monde de la boxe à cette période, malgré les assauts de la justice...
Ce n'est pas un blues qui rythme la vie de Sonny Liston, mais un morceau de jazz, le fameux "Night Train", de Jimmy Forrest, qui a donné son nom à la version française du livre. Un morceau d'ailleurs largement pompé sur un standard de Duke Ellington, mais passons. Cette musique a accompagné durant la majeure partie de sa carrière les entraînements du champion.

Pour retracer l'histoire très sombre de ce boxeur hors norme, il fallait une écriture au diapason. "Ce mec écrit comme Sonny cogne", a dit de lui Chuck Wepner, dernier adversaire de Sonny Liston, quelques mois avant la mort de ce dernier. L'écriture de Tosches, formée au roman noir, qui sent le rock et l'alcool, la noirceur et le chaos, se prête parfaitement à l'exercice de la bio d'un homme aussi complexe que Liston.
Si le mot biographie vous effraie un peu, par son côté trop rigide, un peu ennuyeux, genre cours universitaire, rassurez-vous, "Night Train" est bien différent de cela. Je ne dirais pas que ça se lit comme un roman, ce n'est pas tout à fait le cas. Que ce soit la première partie sur les origines familiales de Liston ou les explications sur la mafia, on n'est pas dans une histoire qui coule de source.
Mais, le style de Tosches donne vie à tout cela et lui donne ce cachet "noir" qui est fort agréable, avec un personnage central absolument impossible à cerner. Mais c'est justement là que se trouve la partie très romanesque de cette histoire : personne, pas même Tosches, ne sait qui était vraiment Sonny Liston. Il est un personnage de roman, puisqu'il n'existe qu'à travers une espèce de légende.
Il y a, dans le cours du livre, toute une réflexion sur le mot "personne", qui revient souvent sous ses différentes acceptions. Liston n'est personne, depuis sa naissance, il ignore tant de chose sur lui-même, il plane tant d'incertitudes sur et autour de lui, qu'il n'est personne, une personne au milieu d'autre, une personne qui ne se distingue de la masse que sur le ring.
"Liston savait seulement qu'il n'était personne, qu'il venait de nulle part et qu'il n'avait atterri nulle part. Il ne savait pas qu'on pouvait être personne avec un "P" majuscule", écrit Tosches, se référant à l'épisode de "l'Odyssée", quand Ulysse se présent au cyclope Polyphème sous ce nom, "Personne". Lorsque Polyphème voudra dénoncer celui qui a crevé son oeil unique, il ne pourra dire que ceci : "Personne"...
C'est aussi contre cela que lutte Sonny Liston, contre la certitude d'être personne. Cela pourrait-il expliquer sa soumission à la mafia, son acceptation de ce rôle de petite frappe à la grosse frappe, d'une carrière contrôlée par d'autres, alors qu'elle aurait pu être immense ? Liston... Personne... Celui dont on se souvient plus pour des défaites contre Clay que pour ses victoires sur Patterson...
Pourtant, sous la façade brutale, violente, même, sous ses airs taciturnes et son illettrisme, il y a une intelligence vivace, certainement sous-estimée par tous, ceux qui le redoutaient comme ceux qui le manipulaient ou croyaient le faire. Mais lorsque l'alcool et/ou la drogue (dans les deux cas, les témoignages divergent sur sa consommation) le désinhibent, alors, c'est une toute autre personne qui apparaît.
J'ai évoqué James Ellroy, et il est difficile de ne pas y songer, à certains moments. On croise autour de Liston des personnes que l'on pourrait tout à fait rencontrer dans ses fresques noires, où il décortique les liaisons dangereuses entre mafia et politique. Parmi les mafiosi qui ont (auraient ?) gravité dans l'entourage de Liston, certains apparaissent dans d'autres affaires, et jusque dans le fameux rapport de la commission Warren...
Au coeur de "Night Train", un homme controversé, décrié, même, mais un boxeur d'exception, peut-être la frappe la plus puissante de l'histoire de ce sport. Autour de lui, une véritable intrigue, tant sur le plan personnel que sur ses choix de vie. Et une légende, telle qu'on peut l'entendre au sens propre, puisque quasiment rien ne peut être démontré, en dehors de ses combats (et même là...).
Qui était vraiment Sonny Liston ? Si Nick Tosches qui a tant travaillé sur le sujet n'est pas en mesure de le dire vraiment, si même dans les témoignages de ses proches amis il y a des divergences avec ce qui apparaît par ailleurs, comment pourrais-je répondre ? Reste un personnage que résume cette phrase d'un de ses amis : "Je crois qu'il est mort le jour où il est né".
Oui, mais quand est-il vraiment né, au fait ?
On termine en musique, avec une autre personnalité que Sonny Liston fascine sans doute, puisqu'il lui a consacré une chanson : Mark Knopfler. Elle n'est pas évoquée dans le livre de Nick Tosches, puisqu'elle est ultérieure, mais je trouve qu'elle fait une bonne conclusion à ce billet, consacré à un livre qu'on peut lire même si on est pas un amateur de boxe, car cela va bien au-delà de ce sport...