Des années 1960 à 1980, la Corée du Nord enlevait des étrangers pour les obliger à former de futurs espions. Les kidnappés devant transmettre leur culture autant que leur langue à des Coréens afin de faciliter leur immersion en pays ennemi. De ces faits avérés et cités en postface avec leurs sources, Eric Faye a tiré une fiction, ce très beau roman.
Pour servir son projet l’écrivain orchestre magistralement une série d’enlèvements ou de faits divers mêlant plusieurs personnages, la trame du roman s’ingéniant à les relier adroitement les uns avec les autres pour créer une émotion démultipliée tout en restant sobre dans la forme. Nous suivrons donc, entre autre, les destinées de Naoko une fillette japonaise enlevée près de chez elle au Japon ou bien, autre cas de figure, le sort réservé à Jim, un soldat américain en poste en Corée du Sud, déserteur de l’armée US en passant au Nord pour s’éviter une mutation au Vietnam alors en pleine guerre…
Construction habile alliée à une remarquable écriture. Dès les premières pages le lecteur est pris par le rythme paisible, l’empathie de l’auteur pour ses acteurs, sa douce bienveillance, ce style qu’on associe volontiers aux écrivains japonais classiques. Eric Faye aurait pu s’étendre plus longuement sur certains passages, s’attarder sur des scènes, engluer ses lecteurs dans un pathos lourd, non, il préfère nous laisser imaginer ce qui tombe sous le sens. J’appelle ça de la délicatesse car le fond du roman est effroyable : ces gens kidnappés durant plusieurs dizaines d’années, rebaptisés d’un nom coréen pour leur faire oublier leur propre personnalité, leur culture.
Au début des années 2000, la Corée du Nord a reconnu après des années de dénégation, l’enlèvement de treize citoyens japonais, un chiffre sans doute largement sous-estimé et qui n’a cessé d’être contesté depuis. Pour ceux qui seront libérés, le plus dur peut-être ( ?) reste à venir, quand on a vécu toute sa vie (mariage, enfants) dans un pays en tant que captif, est-il possible de revenir auprès des siens dans son pays natal ? Et les vôtres, peuvent-ils vous accueillir comme si de rien n’était ?
Un roman étourdissant et poignant à voir ces vies confisquées, falsifiées, pour les victimes des rapts ; vies en suspension éternelle à ne pas savoir ce qui est arrivé, pour leurs proches. Un roman en apesanteur dont on redoute à chaque instant qu’elle ne cesse, ce qui serait synonyme de chute brutale.
P.S. : On notera que l’écrivain semble connaitre parfaitement la culture japonaise et sa langue, et par ailleurs qu’il avait déjà utilisé des sources réelles pour écrire Nagasaki.
« Revoir le Japon ! Une sensation de malaise innerve ce commencement de joie. Comment ferai-je pour leur expliquer, là-bas au Japon, la vie que j’ai menée ici tout le temps, se dit-elle. Oui, comment comprendront-ils ? Ils ne comprendront pas. Ceux qui nous attendent préfèreraient sans doute que nous revenions décharnés, dans la tenue rayée des survivants des camps, marchant comme des automates… Mais voilà, ils nous ont bien nourris, ici, ils nous ont même mariés, Jim et moi, ils ne nous ont pas fait de mal ; nous étions un peu leur trophée de chasse, qui plus est utiles ; (…) Comment expliquer, au retour, que nous n’avons pas été malheureux tout le temps ? »