"La première loi qui domine le Pouvoir est que chaque acte que vous faites à travers lui entraîne automatiquement une compensation. (...) C'est pour cela que la plupart des sorciers... raisonnables ne se mêlent jamais directement de guerre ou de meurtre".

Si vous aimez la fantasy avec plein de magie dedans, alors, lisez ce billet, puisque notre roman du jour repose en grande partie sur ce fameux Pouvoir (l'italique est dans le texte) et les manières dont ceux qui en disposent l'utilisent. Voici un excellent divertissement, dans un univers plutôt original et qui mériterait d'être approfondi, développé, autour de deux personnages que tout devrait opposer, mais qui se sont associés pour monter une petite entreprise qui ne connaît pas la crise. "Sorcières associées", d'Alex Evans (en grand format aux éditions ActuSF, dans la collection Bad Wolf), nous emmène dans la ville portuaire de Jarta, où la magie est un peu partout et où créatures et esprits sont venues s'installer en conséquence. Seulement, de temps en temps, il faut remettre un peu d'ordre dans tout ça, pour éviter que cela ne déborde et ne dépasse les bornes de l'acceptable. Et celles qu'on vient chercher quand ça déborde, ce sont Tanit et Padmé. Mais, cette fois, c'est du lourd, du très lourd, qui les attend...

Après avoir disparu complètement, la magie a fait son retour à Jarta depuis une vingtaine d'années. Et depuis, la ville accueille nombre de sorciers, mages et autres créatures diverses et variées ayant un lien avec ce Pouvoir. Tous peuvent vivre là en bonne intelligence, en respectant quelques règles tacites, à la fois concernant les recours à la magie, et le vivre-ensemble.
Car, la magie ne s'utilise pas comme ça, sans contrepartie. Comme le dit le titre de ce billet, celui qui en use doit donc savoir et garder à l'esprit que son acte aura des conséquences, qu'un sort, un charme, un tour, ont des effets secondaires... La magie se pratique avec prudence, non, avec raison. Mais, il arrive que certains, sous l'effet de l'ambition, de l'envie ou d'autres émotions si humaines, la perdent.
Quand la magie part en vrille, qu'elle provoque des phénomènes incontrôlés et dangereux, alors, on s'adresse à des spécialistes, capables de comprendre ce qui s'est passé de travers et d'y remédier. A Jarta, une des agences les plus en vue de ce secteur est celle que tiennent Tanit et Padmé, deux femmes qui sont venues vivre dans cette ville pour que leur don se développe.
Mais, elles ont d'autres motifs pour s'être installées là. Leur passé, compliqué, douloureux, dangereux, même, est un secret qu'elles se gardent bien de révéler, si ce n'est au lecteur, et encore, au compte-gouttes. Je devrais même écrire "leurs passés", au pluriel, car Tanit et Padmé ne viennent pas des mêmes horizons et sont aussi différentes qu'on peut l'être.
Tanit est indépendante, intrépide, libre dans tous les domaines et un peu tête brûlée, il faut bien le dire. Au contraire, Padmé est plus posée, plus calme, plus prudente. Il faut dire qu'elle est mère d'une fille en passe d'entrer dans l'adolescence, et que cela demande une attention particulière. Et puis, elle exerce aussi la médecine dans un dispensaire, auprès de ceux qui en ont le plus besoin.
Un duo très complémentaire qui a su, par ses compétences, s'attirer une clientèle fidèle. Mais, sa réputation va au-delà de ce cercle et, de temps en temps, des personnes n'ayant encore jamais eu recours à leurs services viennent les solliciter. Et lorsque nous faisons leur connaissance, ce sont deux nouveaux clients potentiels qui débarquent, avec des affaires pour le moins... originales...
 C'est d'abord Tanit qui reçoit la visite d'un vampire... Voilà qui est bien peu habituel : à Jarta, les vampires n'existent pas en tant que tels, en tout cas, pas dans cette dimension. Mais, un sorcier peut les invoquer, avec les risques que cela représente. Pour lui... et pour les autres, car ce qui ne change pas, c'est qu'un vampire doit se nourrir, et donc tuer pour cela.
Le vampire, qui se présente sous le nom de Watson, n'est pas content. On l'a arraché à son monde pour le plonger dans celui-là et ça ne lui convient pas du tout. Le hic, c'est qu'il ne peut se libérer seul du sort qui l'a conduit là et l'oblige à agir contre sa volonté. Et surtout, il ignore qui en est l'auteur. C'est pour cela qu'il a besoin des services de Tanit : retrouver le responsable et défaire le sort...
Une fois les formalités réglées avec le vampire, il a fallu accueillir un dernier client pour cette drôle de journée. M. Stanford vient lui aussi requérir les services des sorcières. Ce chef d'entreprise dirige deux grandes usines dont l'une a pour particularité de n'employer que des zombies. Une main d'oeuvre à très bas coût (et pour cause), corvéable à merci et finalement, assez efficace.
Pourtant, depuis quelque temps, les incidents se multiplient sur le site et viennent entraver la bonne marche de l'usine. Et, par conséquent, cela coûte beaucoup d'argent à Stanford qui commence à en avoir assez. Pour lui, aucun doute, il s'agit d'un sabotage, mais pas le genre dont peut s'occuper la police ou un détective privé...
Non, pour M. Stanford, il ne peut s'agir que d'une malédiction, et il a bien fallu quelqu'un pour la lancer. Or, sur ce site, les rares humains encore présents sont des employés de longue date en qui leur directeur a toute confiance, et les autres sont des zombies, qui ne sont, par définition, pas capables de grand-chose, à part obéir aux ordres et répéter inlassablement les mouvements qu'on leur a appris...
Ces deux dossiers sont loin de ressembler à ce qui constitue le pain quotidien de l'agence. Pour être franc, Tinat, et plus encore Padmé, se montrent dubitatives, mais les affaires sont les affaires et, dans un cas comme dans l'autre, elles entendent bien obtenir des résultats. Et elles se mettent aussitôt au travail, mais rapidement, elles vont comprendre que ces affaires sont bien plus complexes et dangereuses que prévu.
Avant d'aller plus loin, il nous faut parler de l'univers dans lequel se déroule "Sorcières associées". Nous sommes dans une région qui, par bien des points, rappellent le sous-continent indien. Je ne parle pas de l'Inde seule, car on va découvrir qu'il y a deux Royaumes qui se font sempiternellement la guerre dans le coin, et l'on pense donc au conflit indo-pakistanais.
Mais, pas uniquement. Je crois qu'on pourrait élargir ces parallèles géographiques à tout le Moyen-Orient : le Paras et le Nadihn, ces deux fameux Etats belligérants, sont séparés par un simple détroit. D'ailleurs, les guerres qui les ont opposés sont appelées les Guerres du Détroit. Il y en a eu trois, jusque-là, et même les plus optimistes pensent qu'une quatrième se prépare déjà...
A partir de ces quelques éléments, pas étonnant qu'il flotte sur le roman d'Alex Evans comme un air de Mille-et-une-nuits, à l'image d'un personnage secondaire, que j'évoquerai peu dans ce billet mais qui tient une place importante dans l'histoire, le capitane Rahul Iskander, marchand-aventurier de métier, qui rappelle un certain Sinbad...
Mais, si je souligne ces impressions, ce n'est pas juste pour faire référence à ce classique de la littérature. Non, c'est aussi parce que cette situation géopolitique tient une place particulière dans le roman, et plus encore dans le parcours des personnages. Dans le roman, parce que Jarta est une ville ouverte, au statut particulier, assurant à ses habitants de ne pas trop être concernés par ces guerres.
Et puis, surtout, pour les personnages. J'ai déjà dit plus haut que nos deux sorcières associées ne pouvaient pas être plus différentes, et cela ne vaut pas que pour leurs caractères. Tinat est originaire du Nadihn alors que Padmé vient du Paras. Elles auraient pu être ennemies, mais cela ne fait que renforcer leur complémentarité.
Je ne vais pas vous en dire plus, ce sera à vous de découvrir le reste. Car le passé des deux sorcières est un élément très important de l'histoire et il se dévoile petit à petit, par pans qui nous sont racontés par les principales intéressées. Et si je n'en dis pas plus, c'est parce que nos deux sorcières ont quelques secrets qu'elles entendent bien garder pour elle.
Connaissent-elles les secrets l'une de l'autre ? Je ne le crois pas, mais elles savent sûrement qu'elles ne se sont pas tout dit et respectent cela. Sont-elles amies ? A priori, c'est une question sans intérêt, hors sujet, mais cela change quand même pas mal de choses, je trouve, parce qu'on a alors de simples collègues, certes "corporate" et dévouées, mais pas forcément intimement liées.
Cet univers, très intéressant, et ces personnages, plus complexes qu'il n'y paraît, sont des éléments qu'on aimerait voir approfondis, développés (par exemple le côté steampunk, discret mais s'avérant très amusant, n'est-ce pas, Mesdames ?), à travers, par exemple, une série, dont "Sorcières associées" serait l'épisode pilote. L'allusion aux séries télé n'est pas anachronique : on retrouve dans le roman plusieurs trames entremêlées, certaines en one-shot, d'autres pouvant être étendues.
Or, ce passé, qu'on ne découvre pas en détails, mais à travers des éléments marquants, pourrait tout à fait servir encore une fois de fil conducteur à une possible suite, tout comme le contexte global dans lequel se déroule le roman, pourrait évoluer, avec des pics de tensions entre les deux pays incriminés, et pourquoi pas, une nouvelle guerre...
Bref, il y a beaucoup de possibilités, si Alex Evans en a envie, de prolonger l'aventure avec Tanit et Padmé. Et le mot aventure n'est pas choisi pour rien, ce roman est un vrai roman d'aventures (quelques clins d'oeil à "Indiana Jones", non ?) qui va vite, qui comprend plein de rebondissements et pas mal d'effets très spectaculaires.
La vie de sorcières n'est pas de tout repos, elle peut même s'avérer très dangereuse, lorsqu'on se mêle d'affaires de grande ampleur, lorsque, dans l'ombre, se trament de ténébreux complots... Et si la tonalité globale de "Sorcières associées" est plutôt légère, cela n'empêche pas les intrigues croisées d'être, elles, franchement sombres.
Un des aspects intéressants du roman d'Alex Evans, c'est le mélange d'éléments de fantasy très classiques, comme cet univers imaginaire digne des Mille-et-une nuits, je n'y reviens pas, et d'éléments de fantasy urbaine, comme ces créatures qu'on n'attendaient pas dans cette histoire : les vampires et les zombies.
Deux archétypes qui, en outre, sont traités de manière originale, en respectant les fondamentaux, mais en s'écartant tout de même du profil strict. En fait, en disant qu'on ne s'attend pas à les trouver à Jarta, je n'exprime pas que mon sentiments, mais celui aussi des deux personnages : Tanit et Padmé non plus n'étaient pas franchement préparées à devoir s'occuper de ces créatures-là.
Pour le vampire, j'ai donné un début d'explication, pour les zombies, on est dans un aspect qui, me semble-t-il, est l'un des ingrédients communs aux livres publiés dans la collection Bad Wolf des éditions ActuSF : la dimension politique, critique, toujours, parfois satirique. Dans le cas présent, c'est plutôt dans la première catégorie qu'il faut classer "Sorcières associées".
Des usines délocalisées à Jarta qui n'emploie plus d'ouvrier humains, mais ont opté pour le recrutement de zombies à outrances, pour réduire les coûts de main d'oeuvre. Et ce n'est pas le seul avantage que peut trouver un patron à cette stratégie, on le comprendra rapidement en avançant dans l'histoire.
Alex Evans critique ce capitalisme prêt à tout pour le profit, au détriment de tout le reste, à commencer par ses propres employés. On tire tout vers le bas, salaire, conditions de travail, sécurité, mais aussi qualité de la production... Mais sans doute pas les prix... Nos amies sorcières n'ont pas besoin d'apprécier leurs clients pour faire leur job, mais ce Stanford n'a rien de sympathique...
Une nouvelle preuve, donc, que les littératures de l'imaginaire, si souvent décriées, moquées, regardées de haut, savent se montrer pertinentes à travers le regard qu'elles portent sur le monde. Car imaginaire ne signifie certainement pas être déconnecté de la réalité, au contraire. Et les dystopies, très en vogue actuellement, ne sont pas l'unique sous-genre qui permettent de jeter un oeil critique au monde tel qu'il va.