L'exception culturelle à la française, c'est cette rentrée littéraire à double détente (une première en août et la seconde en janvier) que le monde entier nous envie (je plaisante...). Nous voilà donc, entre la galette des rois, les voeux et les bonnes résolutions, face à un nouvel arrivage de romans, dont certains retiennent forcément l'attention, on ne se refait pas. C'est le cas du livre dont nous allons parler aujourd'hui, car il est signé par un auteur qui a un public fidèle en tant que romancier étiqueté littérature jeunesse (ah oui, les étiquettes, c'est aussi l'exception culturelle à la française) et qui propose cette fois un roman de littérature adulte. Avec "Déchirer les ombres" (en grand format aux éditions Calmann-Lévy), Erik L'Homme nous emmène dans un univers bien différents de ceux qu'il met habituellement en scène. Il s'agit d'un roman très particulier dans le fond comme dans la forme, comme nous le verrons dans ce billet, une histoire violente, crue... Sauvage, même, et le mot n'est pas employé à la légère. Une tragédie moderne, où l'antique et l'imaginaire ne sont jamais bien loin.
Comme surgi de nulle part, Lucius Scrofa a débarqué au guidon de sa Harley pétaradante chez Vladimir Ivanov. Ce dernier était sous ses ordres, en Afghanistan, quand Scrofa était capitaine au sein de l'armée française. Il est accueilli par la soeur de Vladimir, Victoire, et la fille de celle-ci, Anastasie, qui reçoivent Scrofa comme un vieil ami de la famille.
Pourtant, cela fait des années que l'officier, aussi tonitruant que truculent, n'est pas venu saluer son ancien subordonné. Et son arrivée surprend tout le monde. Surtout quand il explique qu'il vient chercher Ivanov, puis qu'il ira retrouver Valentini, pour une nouvelle mission, comme au bon vieux temps. Mais sans donner plus de détails.
Face à ce colosse à la voix puissante, au verbe haut, au vocabulaire colorée et à la franchise désarmante, Anastasie est à la fois révoltée et fascinée. Elle provoque le soldat en affichant ses idéaux radicaux, ancrés très à gauches, et en le traitant de facho, mais elle est aussi sous le charme de cet homme qui dégage une aura de force et de mystère.
Après avoir passé la nuit avec lui, elle quitte donc sa famille et sa maison pour l'accompagner sur les routes. Elle monte en selle derrière lui sur la puissante moto, dont les vrombissements ne facilitent guère les conversations. Elle se laisse guider, car elle ignore tout de la destination et des objectifs de Scrofa, qui lui paraît si extravagant.
Elle se fait à toutes ses bizarreries, à ses discours auxquels elle ne comprend pas toujours tout, au fait qu'il n'attende pas toujours de réponse et qu'il semble suivre son plan, sans se soucier du reste. Lucius Scrofa, lui, sait où il va, c'est certain, et sait aussi pourquoi il y va. Sa détermination est évidente, au contraire de ses véritables motivations.
Chaque journée passée sur la bécane les rapproche. Leur amour et leur désir semble exacerbés par le voyage et l'excitation qu'il provoque. Sans doute pas pour les mêmes raisons. Et si l'officier est avare lorsqu'il faut évoquer les sentiments, il sait montrer à Anastasie qu'elle ne le laisse pas indifférent... Quant à la jeune femme, elle est amoureuse comme on l'est à son âge, sans retenue, sans vision à plus long terme.
Ensemble, ils traversent le pays par les chemins de traverse plutôt que par les grands axes. A croire que Lucius Scrofa aime autant les détours lorsqu'il roule que les digressions lorsqu'il parle. Un parcours jalonné de souvenirs et de lieux qui tiennent particulièrement à coeur au soldat, qui semble poursuivre une espèce de quête, qui devient initiatique pour Anastasie.
Lucius partage avec elle ses expériences, son regard sur la vie en général, sur ses combats, au propre comme au figuré, sur l'homme et ses défauts... Une espèce d'enseignements qui, parfois, prend des formes très surprenantes, et repose sur un mystérieux attelage : ce que Scrofa appelle les Lois et les Mystères... Anastasie ne comprend pas tout de ce discours enflammé. Pas encore, en tout cas.
Et puis, soudainement, la violence fait irruption dans le voyage. Scrofa révèle une nouvelle facette de son caractère : la paranoïa. A cela, la réponse du militaire est sans appel, c'est à l'arme de guerre qu'il la dégomme... L'aventure prend un tour nouveau, l'aura de Scrofa se pare d'une couleur nouvelle, l'inquiétude qu'il suscite, mais cela ne fait que renforcer la fascination d'Anastasie.
Même si elle se refuse encore à l'accepter, il devient de plus en plus évident que l"épopée de Lucius Scrofa, où qu'elle mène, ne pourra pas se terminer par une fin heureuse... Le capitaine est en mission, une mission dont lui seul connaît l'objet, parce qu'il est celui qui l'a définie et conçue et parce qu'il est en train de la réaliser avec ses hommes de confiance... Une mission sans retour...
Si je connais Erik L'Homme de réputation, je dois avouer que je ne l'avais encore jamais lu. Mais, une série telle que "A comme Association" (conçue à l'origine pour être co-écrite avec Pierre Bottero, décédé avant la réalisation complète du projet) connaît un succès qui ne se dément pas. Aussi étais-je curieux d'entamer cette lecture, sans savoir du tout où il allait m'entraîner.
Et, avant même d'aller plus loin, il faut sans doute prévenir les lecteurs habituels des romans jeunesse d'Erik L'Homme qu'il propose avec "Déchirer les ombres" un roman à la tonalité et à la teneur très différentes de ce qu'il a pu faire jusque-là. De quoi dérouter les plus fidèles de ses fans, mais un livre très intéressant à plus d'un titre.
La première chose à dire, et qui, là encore, surprend, c'est que "Déchirer les ombres" propose une expérience de lecture assez inhabituelle : on ne trouve dans ces pages (environ 160, ce qui paraît peu, mais s'explique avec ce qui vient) que des dialogues. Aucune description, hormis ce que les personnages eux-mêmes, essentiellement Scrofa et Anastasie, expliquent.
En fait, ce n'est pas tout à fait juste, car un troisième personnage doit être mentionné, qui ne dialogue pas, mais c'est tout comme : il s'appelle Delmar et il intervient en fin de chapitre, à travers une déposition qui vient en contrepoint du récit principal. Ainsi, le lecteur découvre progressivement un certain nombre d'éléments qui manquent à la compréhension de la chevauchée de Scrofa.
De Delmar, nous reparlerons brièvement un peu plus loin, mais d'abord, il faut refermer la partie consacrée à la forme. Des dialogues, donc... Un peu comme au théâtre, en fait, et c'est loin d'être un détail, car cette dimension théâtrale est tout à fait voulue. Elle est même carrément centrale, puisque nous avons en main, avec "Déchirer les ombres", une véritable tragédie.
Une tragédie plus proche de la vision antique que de la vision classique à française, le tout installé dans un contexte résolument contemporain. Et, si l'on penche d'abord pour une tradition dans la lignée de la tragédie grecque, jusqu'à l'utilisation d'un choeur avec l'intervention des Mystères et des Lois en tête de chaque chapitre (à moins qu'il ne s'agisse des voix intérieures de Scrofa), c'est ailleurs qu'il faut regarder.
Je n'ai pas grand mérite, le nom apparaît sur le bandeau qui ceint le livre, et il en est aussi question dans le cours du livre : Sénèque. On ne pense pas à lui immédiatement comme un tragédien, et pourtant, une dizaine de ses pièces sont parvenues jusqu'à nous, restaurant à Rome la tradition grecque un peu oubliée.
C'est l'occasion pour le philosophe d'exposer sa vision stoïcienne de l'existence, et en particularité, ce qui est aussi l'un des thèmes centraux de "Déchirer les ombres", la fatalité face à la folie humaine. A ce titre, le roman d'Erik L'Homme pourrait renvoyer à "Hercule furieux", Scorfa devenant l'avatar moderne du héros antique.
Il est le héros de guerre que les événements ont rendu fou (ce n'est pas une image) et pour qui la vie ne vaut plus grand-chose, encore moins la gloire. Seule compte la vengeance et la revanche qu'il prendra sur le destin, sur ceux qui l'ont trahi, déshonoré. Voilà la trame véritable qui va apparaître au fil des pages et des kilomètres parcourus.
Fou, oui, c'est certain, même si ce mot recouvre tellement de choses... Utilisons le mot traumatisé, si vous le permettez, car il est certainement question d'un syndrome post-traumatique, pour employer un vocable actuel. Mais, Scrofa est aussi un sage, qui a eu le temps de ruminer une vision de l'existence assez proche de celle de Sénèque et des Stoïciens.
A tout cela, Erik L'Homme mêle d'autres mythes, bien plus contemporain. L'un d'entre eux, il apparaît aussi sur le bandeau, c'est Rambo, le vétéran trahi. En fait, ce n'est pas tant le personnage du roman de David Morrell, et donc, du premier volet de la série cinématographique, mais plutôt celui des suites, où sa relation à la hiérarchie militaire va être bouleversée.
Delmar, en cela, est le Trautman de Lucius Scrofa, à la fois son mentor et celui qui peut, peut-être, le ramener dans le droit chemin. Celui, en tout cas, qui le comprend le mieux, connaît ses failles autant que ses qualités, est capable de le comprendre et donc de décrypter ses intentions à temps. Mais, est-ce si simple, face à un tel soldat, un guerrier absolu aux compétences hors norme ?
La deuxième référence évidente, c'est "Easy Rider", et pas seulement parce que Scrofa roule en Harley, mais parce que le film est clairement évoqué dans le roman, à travers la mythique chanson de Steppenwolf qui fait son ouverture : "Born to be wild" est le titre d'un chapitre du roman et Scrofa lui-même lance à Anastasie : "On est tous nés pour être sauvages !"
Mais, au fil des échanges entre le militaire et la jeune femme, ce sont de nombreuses références littéraires qui apparaissent, dont une bonne partie renvoie au monde de l'imaginaire, ouf, Erik L'Homme n'a pas complètement rompu ses amarres ! Et si, finalement, c'était le monde dans lequel a chois d'évoluer désormais Scrofa qui relevait de l'imaginaire ?
Il est devenu le personnage de sa propre tragédie antique, il écrit sa propre légende, non, sa propre mythologie. Il n'est pas seulement Hercule, il est l'incarnation d'Arès, le dieu de la guerre et de la violence aveugle. L'équilibre du monde, de son monde, a été rompu, désormais, seul un déferlement de violence peut répondre.
Son discours, certains lieux sur lesquels il se rend avec Anastasie, tout concourt à cette impression étrange qu'il est en train de fantasmer sa nouvelle existence, sous l'égide de ces fameux Mystères et Lois, une nouvelle vie libérééééée, délivréééééée de tout carcan social, de toute hiérarchie ou chaîne d'ordre, de toute convention. De toute législation, aussi.
Scrofa est un électron libre, ou plutôt une bombe à retardement, et du genre bombe sale, vous voyez... Programmée pour exploser au moment et dans le lieu où il l'aura décidé. Mais, avant cela, pas la peine d'approcher pour essayer de le désamorcer, le comité d'accueil est musclé, à base de boumboumboumboum. Car, Scrofa ne sort plus sans son arsenal personnel...
Il est libre, Lucius, mais incapable de reprendre une vie "normale" dans une société qu'il rejette, désormais. Anastasie, qui le voyait comme un facho, n'avait pas tort, par certains côtés. Mais le discours du capitaine est bien plus que cela. Des idéologies classiques aussi il est affranchi, et le décrire comme fasciste, anarchiste, nihiliste, n'a finalement pas grand sens.
Scrofa, c'est un coup de semonce, une première explosion qui doit être suivie d'une onde de choc. Une onde susceptible de réveiller, de montrer que le fatalisme n'est pas la solution, qu'il faut ébranler les fondations de cette société qui n'est pas digne de la confiance de ceux qui la compose. Héros ou fou ? Antihéros ou dangereux illuminé ? Qui est vraiment Lucius Scrofa ?
Outre cette particularité narrative évoquée précédemment, "Déchirer les ombres" est un roman âpre, cru, violent, un roman d'action sous le vernis des joutes verbales entre les deux principaux personnages. C'est une quête effrénée de vengeance, de liberté, mais qui ne peut s'acquérir que dans l'accomplissement d'un destin funeste, une sagesse pleine de folie ou l'inverse, allez savoir...
Un ordre donné au lecteur de ne pas rester passif face à l'existence, mais de faire de chaque instant quelque chose d'utile. Pour soi, pour tout le monde. Et de ne pas accepter quelque mainmise que ce soit sur son destin propre, refuser le côté éphémère de l'existence et aspirer, à quelque niveau que ce soit, à laisser d'éternelles traces...
Comme surgi de nulle part, Lucius Scrofa a débarqué au guidon de sa Harley pétaradante chez Vladimir Ivanov. Ce dernier était sous ses ordres, en Afghanistan, quand Scrofa était capitaine au sein de l'armée française. Il est accueilli par la soeur de Vladimir, Victoire, et la fille de celle-ci, Anastasie, qui reçoivent Scrofa comme un vieil ami de la famille.
Pourtant, cela fait des années que l'officier, aussi tonitruant que truculent, n'est pas venu saluer son ancien subordonné. Et son arrivée surprend tout le monde. Surtout quand il explique qu'il vient chercher Ivanov, puis qu'il ira retrouver Valentini, pour une nouvelle mission, comme au bon vieux temps. Mais sans donner plus de détails.
Face à ce colosse à la voix puissante, au verbe haut, au vocabulaire colorée et à la franchise désarmante, Anastasie est à la fois révoltée et fascinée. Elle provoque le soldat en affichant ses idéaux radicaux, ancrés très à gauches, et en le traitant de facho, mais elle est aussi sous le charme de cet homme qui dégage une aura de force et de mystère.
Après avoir passé la nuit avec lui, elle quitte donc sa famille et sa maison pour l'accompagner sur les routes. Elle monte en selle derrière lui sur la puissante moto, dont les vrombissements ne facilitent guère les conversations. Elle se laisse guider, car elle ignore tout de la destination et des objectifs de Scrofa, qui lui paraît si extravagant.
Elle se fait à toutes ses bizarreries, à ses discours auxquels elle ne comprend pas toujours tout, au fait qu'il n'attende pas toujours de réponse et qu'il semble suivre son plan, sans se soucier du reste. Lucius Scrofa, lui, sait où il va, c'est certain, et sait aussi pourquoi il y va. Sa détermination est évidente, au contraire de ses véritables motivations.
Chaque journée passée sur la bécane les rapproche. Leur amour et leur désir semble exacerbés par le voyage et l'excitation qu'il provoque. Sans doute pas pour les mêmes raisons. Et si l'officier est avare lorsqu'il faut évoquer les sentiments, il sait montrer à Anastasie qu'elle ne le laisse pas indifférent... Quant à la jeune femme, elle est amoureuse comme on l'est à son âge, sans retenue, sans vision à plus long terme.
Ensemble, ils traversent le pays par les chemins de traverse plutôt que par les grands axes. A croire que Lucius Scrofa aime autant les détours lorsqu'il roule que les digressions lorsqu'il parle. Un parcours jalonné de souvenirs et de lieux qui tiennent particulièrement à coeur au soldat, qui semble poursuivre une espèce de quête, qui devient initiatique pour Anastasie.
Lucius partage avec elle ses expériences, son regard sur la vie en général, sur ses combats, au propre comme au figuré, sur l'homme et ses défauts... Une espèce d'enseignements qui, parfois, prend des formes très surprenantes, et repose sur un mystérieux attelage : ce que Scrofa appelle les Lois et les Mystères... Anastasie ne comprend pas tout de ce discours enflammé. Pas encore, en tout cas.
Et puis, soudainement, la violence fait irruption dans le voyage. Scrofa révèle une nouvelle facette de son caractère : la paranoïa. A cela, la réponse du militaire est sans appel, c'est à l'arme de guerre qu'il la dégomme... L'aventure prend un tour nouveau, l'aura de Scrofa se pare d'une couleur nouvelle, l'inquiétude qu'il suscite, mais cela ne fait que renforcer la fascination d'Anastasie.
Même si elle se refuse encore à l'accepter, il devient de plus en plus évident que l"épopée de Lucius Scrofa, où qu'elle mène, ne pourra pas se terminer par une fin heureuse... Le capitaine est en mission, une mission dont lui seul connaît l'objet, parce qu'il est celui qui l'a définie et conçue et parce qu'il est en train de la réaliser avec ses hommes de confiance... Une mission sans retour...
Si je connais Erik L'Homme de réputation, je dois avouer que je ne l'avais encore jamais lu. Mais, une série telle que "A comme Association" (conçue à l'origine pour être co-écrite avec Pierre Bottero, décédé avant la réalisation complète du projet) connaît un succès qui ne se dément pas. Aussi étais-je curieux d'entamer cette lecture, sans savoir du tout où il allait m'entraîner.
Et, avant même d'aller plus loin, il faut sans doute prévenir les lecteurs habituels des romans jeunesse d'Erik L'Homme qu'il propose avec "Déchirer les ombres" un roman à la tonalité et à la teneur très différentes de ce qu'il a pu faire jusque-là. De quoi dérouter les plus fidèles de ses fans, mais un livre très intéressant à plus d'un titre.
La première chose à dire, et qui, là encore, surprend, c'est que "Déchirer les ombres" propose une expérience de lecture assez inhabituelle : on ne trouve dans ces pages (environ 160, ce qui paraît peu, mais s'explique avec ce qui vient) que des dialogues. Aucune description, hormis ce que les personnages eux-mêmes, essentiellement Scrofa et Anastasie, expliquent.
En fait, ce n'est pas tout à fait juste, car un troisième personnage doit être mentionné, qui ne dialogue pas, mais c'est tout comme : il s'appelle Delmar et il intervient en fin de chapitre, à travers une déposition qui vient en contrepoint du récit principal. Ainsi, le lecteur découvre progressivement un certain nombre d'éléments qui manquent à la compréhension de la chevauchée de Scrofa.
De Delmar, nous reparlerons brièvement un peu plus loin, mais d'abord, il faut refermer la partie consacrée à la forme. Des dialogues, donc... Un peu comme au théâtre, en fait, et c'est loin d'être un détail, car cette dimension théâtrale est tout à fait voulue. Elle est même carrément centrale, puisque nous avons en main, avec "Déchirer les ombres", une véritable tragédie.
Une tragédie plus proche de la vision antique que de la vision classique à française, le tout installé dans un contexte résolument contemporain. Et, si l'on penche d'abord pour une tradition dans la lignée de la tragédie grecque, jusqu'à l'utilisation d'un choeur avec l'intervention des Mystères et des Lois en tête de chaque chapitre (à moins qu'il ne s'agisse des voix intérieures de Scrofa), c'est ailleurs qu'il faut regarder.
Je n'ai pas grand mérite, le nom apparaît sur le bandeau qui ceint le livre, et il en est aussi question dans le cours du livre : Sénèque. On ne pense pas à lui immédiatement comme un tragédien, et pourtant, une dizaine de ses pièces sont parvenues jusqu'à nous, restaurant à Rome la tradition grecque un peu oubliée.
C'est l'occasion pour le philosophe d'exposer sa vision stoïcienne de l'existence, et en particularité, ce qui est aussi l'un des thèmes centraux de "Déchirer les ombres", la fatalité face à la folie humaine. A ce titre, le roman d'Erik L'Homme pourrait renvoyer à "Hercule furieux", Scorfa devenant l'avatar moderne du héros antique.
Il est le héros de guerre que les événements ont rendu fou (ce n'est pas une image) et pour qui la vie ne vaut plus grand-chose, encore moins la gloire. Seule compte la vengeance et la revanche qu'il prendra sur le destin, sur ceux qui l'ont trahi, déshonoré. Voilà la trame véritable qui va apparaître au fil des pages et des kilomètres parcourus.
Fou, oui, c'est certain, même si ce mot recouvre tellement de choses... Utilisons le mot traumatisé, si vous le permettez, car il est certainement question d'un syndrome post-traumatique, pour employer un vocable actuel. Mais, Scrofa est aussi un sage, qui a eu le temps de ruminer une vision de l'existence assez proche de celle de Sénèque et des Stoïciens.
A tout cela, Erik L'Homme mêle d'autres mythes, bien plus contemporain. L'un d'entre eux, il apparaît aussi sur le bandeau, c'est Rambo, le vétéran trahi. En fait, ce n'est pas tant le personnage du roman de David Morrell, et donc, du premier volet de la série cinématographique, mais plutôt celui des suites, où sa relation à la hiérarchie militaire va être bouleversée.
Delmar, en cela, est le Trautman de Lucius Scrofa, à la fois son mentor et celui qui peut, peut-être, le ramener dans le droit chemin. Celui, en tout cas, qui le comprend le mieux, connaît ses failles autant que ses qualités, est capable de le comprendre et donc de décrypter ses intentions à temps. Mais, est-ce si simple, face à un tel soldat, un guerrier absolu aux compétences hors norme ?
La deuxième référence évidente, c'est "Easy Rider", et pas seulement parce que Scrofa roule en Harley, mais parce que le film est clairement évoqué dans le roman, à travers la mythique chanson de Steppenwolf qui fait son ouverture : "Born to be wild" est le titre d'un chapitre du roman et Scrofa lui-même lance à Anastasie : "On est tous nés pour être sauvages !"
Mais, au fil des échanges entre le militaire et la jeune femme, ce sont de nombreuses références littéraires qui apparaissent, dont une bonne partie renvoie au monde de l'imaginaire, ouf, Erik L'Homme n'a pas complètement rompu ses amarres ! Et si, finalement, c'était le monde dans lequel a chois d'évoluer désormais Scrofa qui relevait de l'imaginaire ?
Il est devenu le personnage de sa propre tragédie antique, il écrit sa propre légende, non, sa propre mythologie. Il n'est pas seulement Hercule, il est l'incarnation d'Arès, le dieu de la guerre et de la violence aveugle. L'équilibre du monde, de son monde, a été rompu, désormais, seul un déferlement de violence peut répondre.
Son discours, certains lieux sur lesquels il se rend avec Anastasie, tout concourt à cette impression étrange qu'il est en train de fantasmer sa nouvelle existence, sous l'égide de ces fameux Mystères et Lois, une nouvelle vie libérééééée, délivréééééée de tout carcan social, de toute hiérarchie ou chaîne d'ordre, de toute convention. De toute législation, aussi.
Scrofa est un électron libre, ou plutôt une bombe à retardement, et du genre bombe sale, vous voyez... Programmée pour exploser au moment et dans le lieu où il l'aura décidé. Mais, avant cela, pas la peine d'approcher pour essayer de le désamorcer, le comité d'accueil est musclé, à base de boumboumboumboum. Car, Scrofa ne sort plus sans son arsenal personnel...
Il est libre, Lucius, mais incapable de reprendre une vie "normale" dans une société qu'il rejette, désormais. Anastasie, qui le voyait comme un facho, n'avait pas tort, par certains côtés. Mais le discours du capitaine est bien plus que cela. Des idéologies classiques aussi il est affranchi, et le décrire comme fasciste, anarchiste, nihiliste, n'a finalement pas grand sens.
Scrofa, c'est un coup de semonce, une première explosion qui doit être suivie d'une onde de choc. Une onde susceptible de réveiller, de montrer que le fatalisme n'est pas la solution, qu'il faut ébranler les fondations de cette société qui n'est pas digne de la confiance de ceux qui la compose. Héros ou fou ? Antihéros ou dangereux illuminé ? Qui est vraiment Lucius Scrofa ?
Outre cette particularité narrative évoquée précédemment, "Déchirer les ombres" est un roman âpre, cru, violent, un roman d'action sous le vernis des joutes verbales entre les deux principaux personnages. C'est une quête effrénée de vengeance, de liberté, mais qui ne peut s'acquérir que dans l'accomplissement d'un destin funeste, une sagesse pleine de folie ou l'inverse, allez savoir...
Un ordre donné au lecteur de ne pas rester passif face à l'existence, mais de faire de chaque instant quelque chose d'utile. Pour soi, pour tout le monde. Et de ne pas accepter quelque mainmise que ce soit sur son destin propre, refuser le côté éphémère de l'existence et aspirer, à quelque niveau que ce soit, à laisser d'éternelles traces...