L'adolescence est un sujet inépuisable pour la littérature, et sous différents angles. Voici un roman italien qui se penche de façon très habile, mais aussi très dérangeante, sur le mal-être d'un groupe d'ados originaires de la région milanaise et sur les réponses qu'ils y apportent. Avec "Manquent à l'appel" (en grand format aux éditions Liana Levi ; traduction de Marianne Faurobert), Giorgio Scianna traite avec un regard très contemporain, plein d'empathie, mais aussi d'inquiétude, un sujet finalement très classique. Si la construction narrative de ce roman (qui ne facilite pas la tâche de celui qui veut en parler) lui donne un côté roman noir très marqué, il y a en filigrane un regard politique acéré et critique envers une société qui ne prend pas assez soin de sa jeunesse, des forces vives qui seront son avenir... Et cette dimension-là ne vaut pas uniquement pour l'Italie, mais pour l'ensemble des pays occidentaux.
En ce jour de rentrée des classes, quatre sièges restent vide dans une salle de ce lycée proche de Milan. Quatre places qui devraient, normalement, être occupées par les quatre garçons de la classe, majoritairement féminine. Aucun de ces jeunes n'est donc présents, ils ont disparu depuis le mois de juillet, sans aucune explication et laissant leurs familles dans l'angoisse.
Ils s'appellent Anto, Roberto, Ivan et Lorenzo et, depuis leur plus jeune âge, ils sont inséparables. Ils étaient même cinq, mais Simone, le dernier membre de la bande, a quitté l'Italie pour poursuivre ses études en Angleterre, première fissure parmi ces inséparables. Et puis, l'été est arrivé, et les quatre adolescents ont mis les voiles.
Depuis, silence radio, les téléphones portables sonnent dans le vide et les parents sont aux cent coups. La vie de ces famille ne tournent plus qu'autour de ces incertitudes, ces craintes, leur emploi du temps comprend des rendez-vous réguliers au commissariat ou au tribunal, et de douloureuses réunions où tous se retrouvent avec l'espoir de voir les fugueurs revenir.
Vivre sans rien savoir, en imaginant les pires situations, en échafaudant les hypothèses les plus terrifiantes, c'est usant. La tension est forte, et c'est toute la ville qui ressent l'inquiétude des parents. Les autres élèves de la classe sont obnubilées par la situation et les cours se finissent bien souvent en sessions de questions-réponses avec des enseignants, eux aussi impuissants et dépassés...
Une situation qui n'évolue guère jusqu'à un soir de novembre où, à la surprise générale, l'un des garçons rentre au bercail. Il s'appelle Lorenzo et il ne veut rien dire de ce qu'il a vécu ces derniers mois. Enfin, plus exactement, il ne parle pas aux autorités, à ses parents et à ceux de ses amis, à ses camarades de classe... Il ne parle à personne, sauf au lecteur, puisqu'il est le principal narrateur du livre.
Mais ne croyez pas pour autant qu'il va tout vous déballer tout de suite sur les tribulations de son groupe d'amis, non, il va tout de même falloir lui laisser un peu de temps. Ou que ce produise un déclic. Il va arriver, ce déclic, mais pas un déclic heureux, hélas. Alors, il ne peut plus garder pour lui ce qu'il sait et se livre à nous.
Tout en conservant soigneusement les secrets qui unissent ces quatre garçons sans repère...
Qu'il est difficile de parler de ce livre sans trop en dévoiler ! Soyons franc, dans la suite de ce billet, il est fort probable qu'on aborde des aspects du livre et de l'intrigue qui révèlent quelques points clés. Mais, difficile de faire complètement l'impasse sur ces questions centrales et ce qu'elles soulèvent en termes de réflexion.
Je me permets de le faire d'autant plus tranquillement que la quatrième de couverture aussi donne certains éléments qui n'apparaissent pas tout de suite lorsqu'on lit le livre. Alors, allons-y, parlons de ce "Manquent à l'appel" et de ce climat lourd, oppressant, qui entoure la disparition de ces garçons, dans un premier temps, le retour de Lorenzo ensuite...
Où sont-ils, c'est le premier réflexe que le lecteur a devant cette histoire. On est d'abord aussi désemparé que les parents, aussi déboussolé que leurs amis et leurs profs... S'agit-il d'une fugue ? Ou bien de quelque chose de bien plus terrible, encore. Des rentrées scolaires qui se déroulent sous de tels auspices, hélas, il y en a, et trop souvent. Mais cela ne rend pas le malaise moins palpable.
Et puis, les premières informations apparaissent et, aussitôt, on commence à sentir où va nous mener cette histoire. Pourtant, là encore, difficile d'être tout de suite dans cette optique, les signes avants-coureurs n'existent pas, en tout cas, personne ne les a remarqués. Mais bon, personne n'a pressenti que ces jeunes gens allaient disparaître...
L'indice est géographique, et la direction prise par le groupe de quatre mène dans un coin du monde certes renommé pour son tourisme, mais pas uniquement... Car, depuis la Grèce, et selon des témoignages très sûrs, ils sont passés en Turquie. Mais ensuite, on perd définitivement leur trace et l'on ne peut plus faire que des hypothèses.
Allez, mettons les pieds dans le plat : Grèce, Turquie... Et si la suite logique, c'était la Syrie ? L'idée fait grincer des dents, d'autant qu'à aucun moment, on ne parle de religion, dans le livre. Sous quelque forme que ce soit. S'ils ont suivi ce chemin, on voit mal de quelle manière ils auraient pu se radicaliser, comme on dit.
Alors, qu'en est-il ? Plus on avance dans le récit, dans les confidences de Lorenzo lorsque, enfin, il lâche quelques informations, et plus tout cela devient inquiétant, flippant. Absurde, surtout. Ajoutez à cela l'attitude de celui qui est revenu, renfermé, dur, la boule à zéro... Ce n'est plus le même garçon qu'avant sa disparition. Il a changé... Grandi ou mûri ? Rien n'est moins sûr...
"Manquent à l'appel", un récit sur la radicalisation d'un groupe d'ados sans histoire ? Oui, plus ça va, plus l'hypothèse gagne en crédibilité. A condition qu'on se mette d'accord sur ce terme de radicalisation. Et c'est certainement cette question qui fait le plus froid dans le dos quand on referme le roman de Giorgio Scianna...
Oh, bien sûr, il aurait pu aller dans le sens du courant, donner une version italienne de la mini-série britannique "The State" ou réfléchir sur le basculement vers une idéologie mortifère de garçons que rien ne prédisposaient à devenir des fondamentalistes religieux en graine, comme le fit Bessora, avec "le Testament de Nicolas".
Dans une Europe ébranlée par le terrorisme, qui se replie sur elle-même et se méfie jusqu'au rejet de ceux qui fuient les guerres et les persécutions sur d'autres continents, le sujet reste extrêmement sensible et, on peut le comprendre, plutôt romanesque. Utiliser la fiction pour essayer de comprendre, pour décortiquer une mécanique, c'est classique.
Mais, Giorgio Scianna n'a pas non plus choisi cette optique, il prend une voie différente et elle n'est pas plus rassurante. Elle pourrait presque m'effrayer plus encore, d'ailleurs. Religion et idéologie ne sont pas en cause dans le choix des quatre garçons de quitter leurs familles et de tout laisser derrière eux sans se retourner.
Le mal-être adolescent est bien au coeur de ce roman. Un mal-être qui se caractérise par une espèce de vide effrayant. Un sentiment, qu'il soit justifié ou non, d'ailleurs, qu'il n'y a pas d'avenir dans le monde qui est le leur, qu'on ne leur propose aucune perspective, qu'on les livre à l'inconnu, qu'on ne leur fournit ni les repères ni les armes nécessaires pour progresser dans leur existence, dans la société dont ils sont issus.
Le départ de Simone, qui peut sembler anodin a priori, est à mes yeux l'élément clé de toute l'histoire. Son départ pour l'Angleterre est un paradoxe : il ne l'a pas décidé par lui-même, c'est son père qui décide pour lui et contrôle son destin, mais, dans le même temps, cela lui ouvre des perspectives dont ne bénéficient pas les autres, enracinés peut-être à jamais dans ce coin d'Italie...
Et eux, comment voient-ils leur avenir ? Avec si peu de certitude, si peu d'envie... Ils arrivent à l'heure des choix qui décideront, peut-être, de ce que sera leur vie d'adulte et... rien, ou si peu. En tout cas, pas de projet construit, comme des gamins qui rêveraient d'être pompiers ou vétérinaires. Un vide qui laisse une profonde angoisse existentielle.
Le départ de ces gamins, c'est leur réponse à ce vide. Vous verrez que cette réponse est complètement folle, absurde, presque délirante. L'immaturité de ces adolescents sautent soudain aux yeux et elle fait mal : comment des parents, mais aussi une société peut se montrer aussi incapable de prendre soin de sa jeunesse, de lui inculquer des bases solides pour les amener à des choix aussi irrationnels ?
Dans une brève conclusion, après la fin du roman, l'auteur explique comment lui est venue l'idée de cette histoire et, en quelques lignes, il fait comprendre son incompréhension, son incrédulité, mais aussi sa révolte. Car, et il est évident qu'il a raison sur ce point, ces enfants sont des victimes. Comme la plupart de ceux qui prennent le chemin de la Syrie, qu'il s'agisse ou non d'un embrigadement.
Giorgio Scianna insiste sur la puissance de nuisance d'internet dans ce domaine, quelque chose qui, à mon avis, a toujours été largement sous-estimé. On préfère évoquer les lieux de culte, les prisons, des lieux bien concrets, facilement identifiables, mais qui font aussi de belles cibles électoralistes. Mais le virtuel, avec sa puissance quasi hypnotique, on l'oublie sans cesse.
En lisant "Manquent à l'appel", j'ai ressenti un vrai malaise, moi aussi. Comme l'auteur, je peine à comprendre le raisonnement de ces jeunes. Et, d'une certaine manière, le dénouement du livre renforce cette incompréhension. Leur quête est tout à fait normale, saine, même, mais les réponses qu'ils y apportent, elles, sont à côté de la plaque !
C'est facile à dire depuis mon canapé, moi qui ne suis plus un ado depuis longtemps, qui ne suis pas père de famille, qui ne suis pas un homme politique, un décideur... Reste que Giorgio Scianna mériterait qu'on l'écoute attentivement, parce qu'il touche un point extrêmement sensible avec ce roman, un point qu'on laissera certainement de côté parce qu'il donne moins prise aux polémiques et aux scandales.
Mais c'est aussi un symptôme fort d'un mal profond, qui touche une, des générations, mais qui ronge plus certainement encore nos sociétés occidentales et nos modes de vie désormais incapables de générer de l'espoir, de la passion, de l'enthousiasme, du plaisir, de faire briller les yeux des gamins autrement qu'en leur promettant un statut de star de la chanson ou du sport...
A ce point, un mot du titre original, qui n'a pas été conservé dans la version française, mais qu'on retrouve tout de même sur la couverture : "la regola dei pesci", traduit dans le livre par "la loi des poissons". Tout est là : accepter de suivre docilement le ban là où son instinct, le mouvement, les courants, mais pas sa volonté, le mènent, ou alors, chercher à sortir du rang, à imprimer sa propre trajectoire, à fonder son propre ban qui, lui, suivrait un but précis...
Oui, j'ai ressenti un malaise qui m'a rappelé celui qui m'étreignait lorsque j'ai vu "Elephant", le film de Gus Van Sandt, et plus encore quand j'ai lu "Il faut qu'on parle de Kevin", l'extraordinaire roman de Lionel Shriver. Deux références qui ont d'ailleurs un sujet commun, une autre réponse tout aussi déroutante et angoissante au mal-être adolescent.
Je termine en évoquant une autre Palme d'Or cannoise. En quatrième de couverture de "Manquent à l'appel", on dit qu'un projet d'adaptation cinématographique est envisagé en Italie. Je n'en sais pas plus, mais je trouverais extraordinaire qu'un réalisateur de la trempe de Nanni Moretti prenne en charge ce projet.
Je garde un souvenir bouleversé de "la Chambre du fils", histoire où la famille tient une place centrale, mais dans des circonstances qui l'amènent près de l'implosion. Or, il y a aussi de ça, dans "Manquent à l'appel" : comment ressouder ce qui ne l'est plus ? Comment gérer ce besoin de fuite que ressentent ces garçons, leur rejet du creuset dans lequel ils ont été formés ?
Bon, je me suis un peu écarté du roman avec ces références qui valent ce qu'elles valent. Reste que ce court roman italien (moins de 200 pages et qui se lisent d'une traite) mérite qu'on s'y intéresse, à la fois pour ces quatre personnages et ce qui leur arrive, pour leur persévérance et leur totale déconnexion de la réalité.
Pour l'atmosphère, lourde, pesante, que renforce le choix de Giorgio Scianna de dévoiler au compte-gouttes les motivations de ces jeunes, ainsi que ce qui leur est arrivé au cours de ces mois de fugue. Sans oublier ce pacte qui les unit et qu'ils se refusent à rompre. Je dois dire que la tension est nourrie par ce qu'on imagine, ce qu'on redoute à ce sujet.
Et qu'on ne dise pas que cela retombe comme un soufflé, non, c'est justement ce côté dérisoire des choses qui est le plus effrayant et qui devrait nous questionner plus profondément encore. Parce que ces gamins ne sont pas des monstres, parce que leur ambition n'est pas mortifère, mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, elle est porteuse de vie...