L’inégalité entre les sexes, dit Simone de Beauvoir, se perpétue par une éducation des femmes qui commence dès l’enfance, pour faire conformer les petites filles à des représentations stéréotypées que Beauvoir appelle des « mythes ». Ce ne sont pas cependant des mythes comme les autres. Pour dénier aux femmes leur liberté humaine, les hommes ont fait de la femme une autre, une créature d’un autre monde, qui ne sentirait pas comme nécessaire l’exercice de sa liberté. « Aujourd’hui, elle ne devient une autre semblable qu’en perdant son aura mystique. C’est sur cette équivoque qu’ont toujours joué les antiféministes. Ils acceptent volontiers d’exalter la femme comme autre de manière à constituer son altérité comme absolue, irréductible, et à lui refuser l’accès au mitsein humain » (I, 92).
Réclamant une femme autre, il la réclame impotente, en Occident comme ailleurs : « le goût des Orientaux pour les femmes grasses est de la même espèce ; ils aiment le luxe absurde cette prolifération adipeuse que n’anime aucun projet, qui n’a d’autre sens que d’être là » (I, 218). À l’inverse, « la beauté virile, c’est l’adaptation du corps à des fonctions actives » (I, 217). J’avais déjà lu cette idée, et d’autres (l’auto-objectification de son corps par la femme, les infanticides que cause l’interdiction de l’avortement…), dans des articles féministes, anglais surtout : mais Le Deuxième sexe les prouve et les systématise en les replaçant dans l’histoire longue des peuples et dans l’éducation des individus.
L’enfance en particulier est le lieu où se fabrique une femme, selon Beauvoir, et dans la très longue section du Deuxième sexe intitulée « Formation », on peut voir en germe toutes les études de la sociologie du genre à l’école et dans la famille, qui triomphent aujourd’hui à l’université. L’éducation de la petite fille est une métamorphose de l’être humain qu’elle est en femme qu’elle doit être, car « pour la jeune fille, il y a divorce entre sa condition proprement humaine et sa vocation féminine » (I, 383). Beauvoir écrit d’ailleurs : « la jeune fille épie son corps avec inquiétude, il lui paraît malade : il est malade » (I, 378), imitant le style d’Ovide dans ses Métamorphoses (« on aurait dit qu’elles avaient des ailes : elles avaient des ailes », VI, 667-668).
Beauvoir est allée très loin dans la perception et la description de phénomènes de genre qui n’ont été statistiquement démontrés que bien après elle. Expliquant d’avance #metoo et #balancetonporc, elle affirme que les agressions sexuelles et la mainmise de l’homme sur la sexualité féminine sont un maillon essentiel de sa domination (I, 359-361). Par la peur du viol on terrorise une femme : violée, elle se réveillera toutes les nuits au moindre bruit, par peur d’un cambriolage, demeurant ainsi faible et fatiguée (I, 363). Dans ses mémoires déjà, Beauvoir vantait les mérites de la randonnée solitaire et recommandait aux femmes d’avoir confiance dans leur force physique. À l’inverse, les violences sexuelles systématiques ont pour résultat et pour but que l’adolescente « s’achemine vers l’avenir blessée, honteuse, inquiète, coupable » (I, 369).
Et même adulte, l’avenir n’est pas rose. Toute sexualité hétérosexuelle est pour une femme « une sorte de viol », écrit-elle cruellement (I, 435). Plus encore : « l’homme fût-il déférent et courtois, la première pénétration est toujours un viol » (I, 452), du fait d’un « destin anatomique » différent chez les hommes et les femmes (I, 437). Longuement, Beauvoir cite les descriptions de cas pathologiques relevés par Stekel dans La Femme frigide (1937) : à chaque fois, c’est la situation d’oppression qui a eu une influence délétère sur la sexualité féminine. Car pour Beauvoir, qui va ici à contre-courant de son temps (l’époque de Bataille, de Leiris…), « la sexualité n’est pas un domaine isolé » (I, 441), elle participe du problème.
Ce tableau navrant concerne-t-il donc toutes les femmes ? Oui, selon Beauvoir, intransigeante : nulle n’y échappe. Les femmes libérées de leur condition de de femmes n’existent pas encore. « La plupart des héroïnes féminines sont d’une espèce baroque : des aventurières, des originales remarquables moins par l’importance de leurs actions que par la singularité de leurs destinées ; ainsi Jeanne d’Arc, Mme Roland, Flora Tristan, si on les compare à Richelieu, à Danton, à Lénine, on voit que leur grandeur est surtout subjective » (I, 174-175). Il est permis de croire que la situation a changé : Angela Merkel, Aung San Suu-Kyi ne sont-elles pas ces meneuses de foules dont Beauvoir déplorait l’inexistence ? D’ailleurs, notre plaisir de lecteurs dément l’agacement de Beauvoir lorsqu’elle écrit : « rien de plus ennuyeux que les livres retraçant les vies des femmes illustres : ce sont de bien pâles figures à côté de celles des grands hommes » (I, 314). Les Culottées de Pénélope Bagieu, tant d’autres récits romancés de femmes révoltées (celle de Marion du Faouët par Michèle Lesbre par exemple), sont au contraire ce qu’il y a de plus efficace pour la cause des femmes, de plus émouvant et de plus curieux dans la culture populaire aujourd’hui.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe 1 et 2, Gallimard, 1949, 512 et 584 p., 10,50€ et 11,20€.