"Je suis Narcisse Pelletier, matelot de la goélette Saint-Paul".

Après avoir lu "Massacre des Innocents", de Marc Biancarelli, je me suis dit que je repartirais volontiers pour une histoire de fortune de mer. Suis-je un lecteur charitable, moi qui prends tant plaisir au malheur des autres ! Je me suis alors souvenu que dormais dans ma liseuse depuis un bon moment un roman qui pourrait faire l'affaire. Là encore, à l'origine, une histoire vraie, qu'un romancier a choisi de raconter à sa façon, en ne proposant pas une simple relation de cette histoire extraordinaire, mais en en faisant une vraie trame romanesque. "Ce qu'il advint du sauvage blanc" (disponible en poche chez Folio), est le premier roman de François Garde, énarque et haut fonctionnaire, s'il vous plaît, et c'est une réflexion sur la rencontre inattendue de deux modes de vie extrêmement différents et comment on s'y adapte, comment on s'y fond, ou pas. Mais c'est aussi un questionnement sur le racisme des sociétés européennes, leur certitude d'être la civilisation supérieure et comment démonter cela par l'observation scientifique...
Octave de Vallombrun, jeune et ambitieux géographe, aspire à entrer à la Société de Géographie, la plus ancienne au monde et dont le prestige dépasse les frontières hexagonales. Après une première expérience insatisfaisante en Islande, il a choisi un nouveau cap et a décidé de se rendre dans une région du monde encore très mal connue : l'Océanie.
Il a donc quitté Paris via Bordeaux pour se rendre à Sydney, où il découvre qu'il s'est trompé et qu'il n'existe plus vraiment de territoire encore à découvrir. Pourtant, il persévère et, depuis la ville australienne, il se rend dans de nombreuses îles du Pacifique pour y mener des observations anthropologiques (terme que l'on commence tout juste à employer à cette époque).
Mais, le destin du jeune homme va basculer au début de l'année 1861. Alors qu'il sombre peu à peu dans le doute et songe sérieusement à renoncer à sa vocation, qui ne l'épanouit pas, il entend par hasard parler du "sauvage blanc". Ce n'est pas le cas, mais l'expression aiguise la curiosité du jeune scientifique qui cherche à en savoir plus.
Il apprend alors que, peu de temps auparavant, un bateau faisant escale sur la côte nord de l'Australie, a découvert avec une grande surprise un homme blanc au milieu de la population aborigène. Il ne s'agit pas d'un cas d'albinisme, non, par sa taille, sa chevelure autant que par sa couleur de peau, il se démarquait du reste de la population autochtone...
Pourtant, il semble parfaitement intégré à cette société, semble ne parler que la langue des aborigènes, porte des tatouages et des scarifications sur tout le corps et vit dans une parfaite nudité... L'équipage occidental est parvenu à l'embarquer et à le ramener jusqu'à Sydney où l'on cherche, en vain, à comprendre d'où il vient...
Incapable de communiquer avec cet homme dans sa langue, le gouverneur local l'a fait placer dans une prison et s'est mis en quête de citoyens d'autres origines afin de faire entendre d'autres langues que l'anglais à cet homme, dont la rumeur a déjà fait une légende qui court de port en port, transmise par les marins les uns aux autres.
Pour Octave, tout cela semble absurde, jusqu'à ce que le gouverneur l'invite à son tour à venir parler français à l'inconnu, pour voir si cela le fera réagir. Octave accepte et se retrouve face à cet énigmatique et impressionnant personnage. Aucun des autres invités n'a obtenu de réaction, mais, lorsque Octave s'adresse à lui, l'inconnu s'exprime enfin.
Ainsi, il serait Français... Octave va donc se voir confier la charge de ce "sauvage blanc" et se passionner pour son cas. Il possède là un formidable cas qu'il va pouvoir observer de près et à sa guise et, tout en reconstituant son histoire, en tirer des conclusions qui lui assureront une place, et pas la dernière, au sein de la Société de Géographie...
Mon résumé est imparfait, j'ai volontairement choisi un angle qui n'est pas tout à fait celui de François Garde, mais, au fil de ce billet, nous allons revenir sur l'histoire elle-même, sur ce fameux "sauvage blanc", mais aussi sur la construction narrative très importante de ce roman et sur le travail de l'auteur.
Lorsqu'on entame la lecture de "Ce qu'il advint du sauvage blanc", on découvre deux fils narratifs proposés en parallèle. Le premier, celui par lequel commence le livre, met en scène Narcisse Pelletier, jeune matelot originaire de Saint-Gilles-sur-Vie, en Vendée, engagé sur une goélette du nom de Saint-Paul, mais ça, on l'a déjà dit dans notre titre.
Ce cadre-là, on ne le possède pas immédiatement, car l'histoire commence sur une plage australienne, lorsque Narcisse découvre que son bateau... a disparu... Le voyage depuis l'Europe s'était bien passé et pourtant, faute d'avoir suivi le cap exact, l'eau est venue à manquer. Le capitaine de la goélette a donc choisi de faire une brève escale sur une plage, en espérant trouver de quoi ravitailler.
L'équipage a donc mis pied à terre, sans grand succès. Narcisse, lui, a eu l'intuition qu'il fallait peut-être s'éloigner du rivage pour trouver une source. Il a donc entrepris une exploration plus approfondie et il laisse derrière lui ses camarades. Erreur funeste, puisque, en son absence, tout le monde à embarqué à nouveau et, considérant qu'il était perdu, sans trop s'embêter à savoir comment, la goélette a repris la mer...
Voilà comment Narcisse s'est retrouvé sur cette plage, sans aucune ressource, Robinson malgré lui. Il va devoir apprendre à survivre dans des conditions extrêmes, dans ce pays dont il ne sait rien, sous un soleil de plomb et dans une nature qu'il considère comme hostile. Comprenant que la goélette ne reviendrait pas, il reprend donc son exploration et va rencontrer une tribu aborigène.
Ce premier fil, c'est le récit, à la troisième personne, de cette incroyable aventure humaine. Pardon, je ne veux pas trop en dire, mais il ignore encore qu'il va rester là... 17 ans ! Jusqu'à ce que le hasard joue, cette fois, dans l'autre sens, et que Narcisse retrouve la civilisation européenne à laquelle il est devenu complètement étranger.
Le second fil narratif est donc celui qui met en scène Octave de Vallombrun, à travers sa correspondance avec le président de la Société de Géographie qu'il tient au courant de ses découvertes, de ses observations et de l'évolution de l'homme qu'il a en face de lui et dont il ignore encore tout lorsqu'on fait sa connaissance.
Les chapitres alternent, le récit de l'aventure (quel autre mot employer) de Narcisse et les lettres d'Octave) et permettent ainsi de reconstituer la vie de Narcisse Pelletier, avec comme point de rencontre le jour de sa "découverte" et de sa "capture". Deux points de vue complémentaires et finalement parallèles, car Narcisse ne répondra jamais directement aux questions d'Octave.
Précision : si Narcisse Pelletier a réellement existé et a vécu cette incroyable histoire, François Garde n'a pas décidé d'écrire une biographie. Son objectif est ailleurs et le romancier s'affranchit des dates et de certains faits pour façonner son propre personnage. Cela donne, par exemple, un roman ancré sous le Second Empire, et non sous la IIIe République naissante...
Je vous engage d'ailleurs, en parallèle au roman, à lire la véritable histoire de Narcisse Pelletier, non pas pour la mettre en parallèle avec ce qu'écrit François Garde, mais parce que cela reste une histoire hors du commun, fascinante et troublante qui, paradoxalement, est paraît-il bien plus connue en Australie qu'en France...
Alors, qu'a voulu faire François Garde ? Eh bien, il pose une question très troublante sur la manière dont Narcisse est... devenu un aborigène, je crois qu'on peut dire les choses ainsi. Comment il s'est fondu dans cette civilisation, cette culture qui lui était totalement étrangère, jusqu'à en oublier complètement sa culture natale, son éducation, sa langue maternelle, etc.
On connaît le thème de l'enfant sauvage, largement développé en littérature, de Mowgli à Tarzan (ou encore récemment sur ce blog, avec le dernier roman de Xavier-Marie Bonnot). Mais, l'histoire de Narcisse Pelletier est bien différente, puisqu'il est adulte lorsqu'il rencontre cette nouvelle civilisation et pourtant, à ce contact, il va devenir... un autre.
En lisant le roman de François Garde, je songeais à une autre lecture de ces derniers mois : "Mercy Mary Patty", de Lola Lafon, dans lequel la romancière évoque, outre l'histoire de Patty Hearst, celles de Mercy Short et Mary Jamison, ravies par des tribus indiennes et qui, par la suite, refuseront de revenir au sein de leur famille.
Entre les deux romans, entre les visions des deux auteurs, peu de choses en commun, si ce n'est qu'on retrouve le même phénomène impliquant non pas des enfants en très bas âge, mais des adolescents ou de jeunes adultes, qui se dépouillent littéralement de tout ce qui constituait leur identité pour intégrer pleinement un tout autre univers.
Comme Patty Hearst, Narcisse Pelletier va d'ailleurs rejoindre sa civilisation d'origine et redevenir ce qu'il était avant, un peu malgré lui, et sans jamais retrouver totalement cette personne qu'il fut, on y reviendra. Mais, l'un des moments forts du livre, c'est quand il explique que, pour lui, tout cela revient à être mort deux fois...
Le côté passionnant du double récit, l'un direct, même si la narration est neutre, et l'autre à travers les yeux d'un tiers, c'est la description du processus qui va mener le jeune matelot à devenir un aborigène puis à redevenir un citoyen français. C'est aussi un aspect troublant et bouleversant, car, par deux fois, on va arracher cet homme à ses racines, sans qu'il puisse avoir son mot à dire...
Cette histoire aurait parfaitement pu être racontée de manière linéaire, à la première personne du singulier, à la manière d'un Robinson Crusoë, mais l'optique de François Garde, encore une fois, est ailleurs. En introduisant auprès de Narcisse le personnage d'Octave, il offre un regard différent sur Narcisse et sur ce qu'il est devenu.
Ignorant tout du passé de Narcisse, Octave le regarde sans être influencé. Et ses observations font apparaître des choses fascinantes : l'absence totale d'inhibition et de tabous, ce qui est au coeur d'un certain nombres de situations particulières, une fois Narcisse de retour en Europe (et même, dès le voyage du retour) ; l'ignorance de ce qu'est la valeur de l'argent ou, plus anecdotiquement, l'alcool, son goût et ses effets...
Oui, ce que voit Octave, ce sont les acquis de Narcisse, ce qui ne peut avoir été appris qu'au cours de ces presque deux décennies au sein de la tribu aborigène. Ce sont ces comportement nouveaux chez le matelot vendéen qui montrent au scientifique les différences fondamentales qui existent entre les deux civilisations, qui n'en apparaissent que plus inconciliables.
Cela nous amène à un aspect que l'on voit (à juste titre) apparaître un peu partout lorsqu'on regarde ce qui se dit sur ce roman : la vision que donne François Garde de la civilisation aborigène. Là encore, comme pour les faits concernant Narcisse lui-même, le romancier explique qu'il n'a pas chercher à décrire l'exacte civilisation, mais une civilisation qui soit aux antipodes, c'est le cas de le dire, de la nôtre.
Cette vision lui a valu énormément de critiques, en particulier celle de faire renaître le mythe du bon sauvage. Et, soyons franc, c'est un peu vrai, même si je crois qu'il est important de donner aussi quelques nuances. Attention, on entre dans des territoires extrêmement sensibles, et il ne s'agit pas ici de convaincre, de fâcher, d'ouvrir des polémiques, juste de parler de cette lecture.
Le premier élément, c'est qu'on est dans un roman se déroulant au XIXe siècle. C'est donc à travers les yeux de personnages de cette époque que l'on regarde les faits. Or, la France du Second Empire est une nation qui revendique sa volonté colonisatrice et prône une supériorité de la race blanche, pour dire les choses très clairement.
Cela nous choque, nous qui vivons au XXIe siècle, c'est une évidence. Que ce soit Narcisse dans la période qui suit sa rencontre avec cette tribu ou Octave, que ce soit les personnages secondaires qu'ils sont amenés à croiser, tous ont effectivement ce regard raciste envers la civilisation auprès de laquelle le marin a vécu.
L'expression "Sauvage blanc" n'est pas une invention de François Garde, c'est bien ainsi qu'on a surnommé Narcisse, en particulier dans la presse. On raconte qu'il a reçu des propositions pour devenir un phénomène de foire, un freak, qu'on aurait payé pour venir le voir dans un sordide décor de pacotille, comme cela arrivera bien après sa mort avec d'autres civilisations au cours de l'exposition coloniale de 1931...
Ensuite, c'est un point de vue personnel, mais je trouve que les observations d'Octave le font changer, lentement, mais sûrement. Au contact de Narcisse, de ce drôle de bonhomme devenu totalement imprévisible, le scientifique évolue et sent un respect croissant pour cette civilisation, certes très différentes, mais peut-être meilleure que la nôtre par certains points.
Ainsi, l'absence d'argent dans cette société est quelque chose qui intrigue Octave (ce point aurait d'ailleurs pu être plus développé). La cupidité, l'avidité sont inconnues de ces populations, tout comme l'ambition, en tout cas telle que nous envisageons ces questions et avec tout ce que cela peut entraîner.
Vraiment, si je comprends les critiques faites au livre, si je les partage en grande partie, je trouve tout de même que ces échanges amènent Octave à devenir plus ouvert, plus tolérant. A envisager les populations aborigènes comme une civilisation, avec le sens qu'on lui donne, justement par opposition aux sauvages.
On le voit bien lors de la présentation de son travail devant la Société de Géographie, avec un débat houleux où les préjugés sont bien ancrés, y compris chez les personnalités les plus en vue et les plus respectées (ce que n'est pas Octave). Ce qu'avance Vallombrun est battu en brèche, moqué, dénoncé, et sa réputation irrémédiablement ternie.
Mais, lui a fait ce que ses détracteurs ne se donneront jamais la peine de faire, enfoncés dans leurs certitudes et leur sentiment de supériorité : observer ces civilisations, chercher à les comprendre, sans a priori... Ce qui ne l'empêche pas d'agir ou d'envisager des actions tout à fait révoltantes (y compris sous couvert d'observation scientifique), montrant qu'il y a encore un long chemin à parcourir...
J'en reste là, chaque lecteur se fera son opinion sur ces questions et je comprendrai qu'on puisse ne pas partager mon point de vue. Je vais terminer en évoquant Narcisse, personnage bringuebalé par un destin compliqué, et qui se retrouve écartelé entre ces deux mondes, ces deux vies tellement différentes. Repères brouillés, identité rendue floue, sentiment d'être étranger partout...
Narcisse n'est pas un homme heureux, je ne le pense pas. C'est aussi un des aspects forts de ce roman : comment s'épanouir dans de telles conditions ? De son récit (qui ne couvre pas les 17 années passées en Australie), on retient cette lutte farouche pour rester lui-même, qui débouche sur son incapacité à comprendre la nouvelle société dans laquelle il se retrouve.
"Ce qu'il advint du sauvage blanc", et c'est assez douloureux, c'est un livre sur le renoncement, sur la résignation d'un homme qui comprend qu'il ne retrouvera plus son monde originel et qui lâche prise. Et, en lâchant prise, alors, il peut se fondre dans cette nouvelle existence, l'accepter au point d'effacer tout le reste...
Un processus qui va se reproduire dans l'autre sens, lorsqu'on va le "rapatrier". Il n'y a pas de réjouissance chez Narcisse à retrouver ce monde qu'il avait laissé derrière lui. Il y a une vraie souffrance parallèle, j'évoquais cette idée de "mort deux fois", chez cet homme qui ne sait plus qui il est véritablement.
Un être double, par la force des choses, qui se retrouve avec deux personnalités qu'on ne place pas au même niveau pour des raisons qui lui sont étrangères. Avec deux univers qui se télescopent sans se mélanger. Avec un déracinement permanent et une nostalgie qui peut vite devenir de la mélancolie... Narcisse est un personnage bouleversant, si riche de ce métissage, mais en décalage d'un monde où cette question ne se pose même pas...
Narcisse Pelletier, un Robinson ? Et si le "sauvage blanc" était plutôt un Vendredi ?