J'ai choisi la citation originale pour le titre de ce billet, mais dans notre roman du jour, l'auteur la fait varier, et la différence est sensible, puisque "il y a peu" devient "il n'y a pas". Et il faut dire que la principale protagoniste de ce livre va être confronté à une terrible série d'événements qui vont faire basculer son destin, confortable et tout tracé, vers les abîmes dont seule la vengeance pourra, peut-être, la sortir. Presque cinq ans après l'énorme succès d' "Au revoir là-haut", que vient de relancer l'adaptation cinématographique d'Albert Dupontel, Pierre Lemaître poursuit ce cycle historique entamé avec la fin de la Ie Guerre mondiale. On retrouve un certain nombre de personnages présent dans le premier roman, mais les deux histoires ne sont pas directement connectés. En revanche, il est certain que les événements précédents ont durement ébranlé la maison Péricourt, dont la chute est au coeur de "Couleurs de l'incendie" (en grand format chez Albin Michel). Un roman qui conserve l'esprit d' "Au revoir là-haut", mais en y insufflant une tonalité assez différente, peut-être pas moins sombre, mais bien plus ironique...
Marcel Péricourt est mort. Le patriarche à la tête de la modeste mais prospère banque d'affaires portant son nom s'est éteint, plongeant la famille dans une situation délicate. En effet, après la mort de son fils, Edouard, et l'incarcération de son gendre, Henri, l'héritière de la fortune familiale, celle qui va devoir prendre les rênes de l'entreprise, c'est Madeleine.
Nous sommes en février 1927 et, pour l'instant, ces questions ne se posent pas. Les obsèques de Marcel Péricourt vont se dérouler à la Madeleine et le cortège sera suivi par une foule nombreuse. Au premier rang, le gratin de la politique et de l'économie françaises, car la banque Péricourt est un établissement qui compte.
Mais, un événement va tout bouleverser : alors que le corbillard s'apprête à quitter l'hôtel particulier où vit la famille Péricourt, Paul, le fils de Madeleine, alors âgé de 7 ans, chute par une fenêtre. Dans un étrange et morbide parallèle avec son oncle, il s'écrase sur le cercueil de son grand-père, provoquant un mouvement de panique.
A-t-il sauté ou bien l'a-t-on poussé ? C'est en tout cas un nouveau drame qui frappe la famille déjà durement éprouvée. L'enfant survit, mais il ne pourra certainement plus jamais marcher. Madeleine, déjà bien seule depuis la mort de son père, se retrouve donc dans une situation très délicate : chef de famille malgré elle, gestionnaire d'une entreprise alors qu'elle n'est pas formée pour cela, mère d'un enfant paralysé...
Elle va avoir besoin du soutien de ceux qui l'entourent, en particulier Gustave Joubert, le fondé de pouvoir de la Banque Péricourt, l'homme de confiance de Marcel, celui qui connaît le fonctionnement de l'entreprise et le monde de la finance comme sa poche, et Léonce Picard, sa dame de compagnie, à son service depuis des années.
Il y aurait bien aussi Charles Péricourt, son oncle, le frère de Marcel, mais celui-ci a beau être député de la République depuis un bail, c'est le vilain petit canard de la famille. Il a toujours vécu aux crochets de son aîné qui a fait sa carrière et c'est un panier percé, toujours en demande d'argent pour permettre à son épouse et à ses jumelles de conserver un train de vie très confortable...
La pauvre Madeleine, si l'on peut parler ainsi, n'est pas préparée à cette situation et elle est bien naïve. La fortune des Péricourt attire les convoitises, l'argent, mais aussi le statut social, et l'on sent bien que l'héritière n'est pas à la hauteur... Sans compter son inquiétude légitime pour son fils, bien mal en point...
"Quand le lion est mort, les chacals se disputent l'empire", faisait dire Michel Audiard à l'un des personnages des "Tontons flingueurs", et c'est exactement ce qui va se passer. Alors que le monde entre dans une nouvelle phase de turbulences, entre la crise de 1929 et la montée des idéologies fascistes et nazies, Madeleine va devoir devenir lionne, si elle ne veut pas tout perdre au profit des chacals...
Si les références littéraires d' "Au revoir là-haut" étaient diverses et rendaient hommage aux écrivains qui avaient connu les tranchées et raconté cette terrifiante expérience, pour "Couleurs de l'incendie", Pierre Lemaître n'en revendique qu'un seule : Alexandre Dumas. Et il est effectivement difficile de ne pas penser au "Comte de Monte-Cristo" en lisant le roman et en découvrant le parcours de Madeleine.
Il faut donc une chute, et plus elle sera dure, mieux c'est, et une vengeance machiavélique dans laquelle l'héroïne, ingénue et malléable au début, se montre inflexible et impitoyable envers ses ennemis. Un plan qui doit s'organiser dans le contexte particulier de ce cycle historique, donc dans le cadre de l'histoire de la famille Péricourt et dans cette période du tournant des années 1920 et 1930.
Et puis, parce que "Au revoir là-haut" était une histoire d'arnaques, eh bien, on remet ça. Il y a sans doute moins d'originalité dans les méthodes des personnages pour dépouiller leur prochain que dans le premier roman de la série, mais cela reste un roman qui se lit avec beaucoup de plaisir et de fluidité, où l'on attend de voir quelle sera la réponse de la bergère aux bergers.
Moins original, parce qu'il y avait dans "Au revoir là-haut" le magnifique personnage d'Edouard, qui dynamitait tout par la folie de son désespoir. Et qui jouait avec ces masques qu'il fabriquait pour cacher son visage démoli. Dans "Couleurs de l'incendie", les masques sont toujours là, même s'il faut prendre ce terme au sens figuré.
Entre l'être et le paraître, entre les apparences et les intentions, le décalage est très net. Le lecteur le comprend rapidement, avant de prendre conscience de l'ampleur du problème. D'une certaine manière, Madeleine est la seule à ne pas jouer ce double jeu. Du moins, au début de l'histoire : elle est réellement abattue (et on la comprend) et n'a pas du tout été préparée à prendre la direction de l'entreprise portant son nom.
Mais, quand elle va déchoir, et plus que brutalement, elle va changer. Et à son tour, elle va apprendre à tromper les autres, à cacher ses émotions, à jouer avec des masques. Elle va se défaire de sa pureté, de sa posture de grande bourgeoise, de son éducation et accepter de jouer avec les règles du jeu qui lui ont tout coûté. A malins, maligne et demie...
On retrouve donc, dans "Couleurs de l'incendie", un point de départ commun à "Au revoir là-haut" avec cette perte de l'innocence. Comme son frère avant elle, Madeleine a été élevée dans un cocon, déconnectée du monde tel qu'il va, assurée d'un avenir sans nuage. Oh, bien sûr, son mariage avec Aulnay-Pradelle l'a déjà fait chuter de quelques étages pour s'installer sur un nuage moins élevé.
Mais, dans l'ensemble, jusqu'à la mort de son père, la vie de Madeleine est sans problème. Elle est ultra-protégée, sous l'aile d'un père respecté, et sans doute plus craint encore. A sa mort, elle est comme un oisillon jeté du nid, à la merci des prédateurs de tout poil. Et comme elle est dans un milieu où le nombre d'ambitieux est inversement proportionnel à celui des scrupules...
Puisqu'on évoque ce contexte particulier, il y a des choses à dire. D'abord, sur le plan historique. Lorsque le roman s'ouvre, en 1927, on se dit que l'échéance de 1929 (privilège du lecteur qui connaît l'avenir, au contraire des personnages) va jouer un rôle clé dans l'histoire. C'est vrai, mais pas comme on pourrait l'imaginer, Pierre Lemaître sait nous prendre à contre-pied...
Pourtant, et même sans ces péripéties et ces drames, l'avenir de la Banque Péricourt aurait été délicat : on est au début d'un changement d'ère, et celle qui s'ouvre ne laisse plus de place aux établissements familiaux. Après 1929, les grands groupes concentrant ressources et pouvoirs vont définitivement s'imposer et se partager le marché.
La seconde partie de "Couleurs de l'incendie" se déroule à partir de 1933. Cette fois, c'est la politique qui domine, avec la montée du fascisme italien et l'avènement de Hitler en Allemagne. La situation dans laquelle évolue les personnages se tend, des enjeux nouveaux apparaissent, des priorités nouvelles, aussi, et l'on retrouve tout cela dans le roman.
Alors, si le nouveau roman de Pierre Lemaître se revendique ouvertement de Dumas, on peut aussi y voir une dimension très balzacienne, dans l'évolution de cette famille, de son entreprise et des vautours qui cherchent chacun à en retirer quelque chose. Un aspect renforcé par la présence autour de Madeleine d'un véritable Rastignac.
Je n'évoque pas trop les personnages du roman, car ce sont les actes de ceux que j'ai évoqués jusque-là qui priment. Pour André Delcourt, c'est un peu différent, car on suit, en parallèle de la chute de Madeleine, son ascension sociale. Se rêvant journaliste, il est prêt à tout pour réussir, se faire une place, y compris à travailler pour rien, dans un premier temps, du moins.
Dans ce roman qui fourmille d'ambitieux, André se démarque, car ce qu'il recherche, c'est la célébrité. Et pour cela, tout les coups sont permis. La référence à Rastignac me semble juste : il part de rien, ou presque, se lance grâce à son talent, mais son idéal est encore au-dessus, en jouant sur l'air du temps, plus encore que sur ses convictions propres.
Tous les choix qu'il fait lorsqu'il doit voler de ses propres ailes sont marqués par cette idée force. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas pour rien que, lorsqu'il signe ses éditoriaux, c'est sous le pseudonyme de Kairos, dieu de l'opportunité... Ou des opportunistes ? Lui aussi est un personnage qui porte un masque, et ce que l'on va découvrir derrière le sien est particulièrement monstrueux...
Pierre Lemaître profite du parcours de ce personnage pour s'attaquer au monde de la presse, dans une satire très violente : des journalistes près à tout pour permettre à leurs journaux de vivre et de prospérer, sans se soucier de vérité ou d'information. Guilloteaux, le patron sans scrupule d'André, est un personnage formidable, veule et soumis, bien loin d'incarner le contre-pouvoir médiatique...
Plus j'avançais dans la lecture de "Couleurs de l'incendie", et plus une idée s'est imposée : ce roman, c'est une critique féroce de la France d'aujourd'hui, la France du président Macron. Derrière chaque personnage, chaque situation, on peut voir transparaître des équivalents dans notre actualité du moment. C'est fait avec malice et humour, souvent, mais aussi avec virulence.
J'ai évoqué, même brièvement, la plupart des personnages les plus importants, mais je ne peux pas ne pas parler de deux personnages secondaires absolument formidables, Vladi et Solange. La première, jeune femme arrivée de Pologne et embauchée pour être la nurse de Paul Péricourt, est d'un naturel désarmant, d'une prolixité intarissable que complique le fait qu'elle ne s'exprime que dans sa langue maternelle.
D'elle, on sait bien peu de choses, mais ce qu'on en découvre, petit à petit, ne la rend que plus sympathique. Sa relation avec Paul, en particulier, mais aussi avec Madeleine, qui lui fait toute confiance, va en embellissant au fil du temps et la complicité de l'enfant avec cette femme, va durer lorsque le paralytique va devenir adolescent. Jusque dans une certaine ambiguïté sexuelle.
Solange est cantatrice. C'est l'idole de Paul, une star du monde lyrique qui a connu la gloire et une longue éclipse avant de revenir dans la lumière. Difficile de se détacher, quand on pense à elle, de l'image ancrée dans notre culture collective de Bianca Castafiore. Pierre Lemaître joue avec cette référence, s'en sert, puis la détourne, jusqu'à un final formidable où la diva assoit pour l'éternité sa réputation de provocatrice...
Ces deux femmes font partie des ressorts comiques ou plus légers, dirons-nous, de "Couleurs de l'incendie", car, malgré les drames, malgré les complots, malgré la déchéance et le malheur qui frappent Madeleine, malgré un contexte historique bien sombre, on s'amuse beaucoup à cette lecture. Sans doute plus que dans "Au revoir là-haut".
On en revient aux masques, ceux qui représentent la tragédie et la comédie. Je me souviens les avoir déjà cités dans le billet sur "Au revoir là-haut", on les retrouve dans ce deuxième volet, avec la comédie qui prend un peu le dessus sur la tragédie. Il y a d'ailleurs, dans la première partie du roman, un esprit qui rappelle les pièces de Courteline, par exemple.
Sans être forcément plus léger dans le fond, "Couleurs de l'incendie" laisse tout de même plus de place à l'humour et au sourire. On est dans une farce et certains, je pense à Charles et à sa famille, vont en prendre pour leur grade... Cela crée un équilibre avec la vengeance ourdie par Madeleine (avec l'aide de Dupré, déjà croisé dans "Au revoir là-haut"), qui sera particulièrement sombre.
En tout cas, débarrassée de toute inhibition morale intempestive. Et c'est ce qui rend ce roman jubilatoire : il est délicieusement amoral, y compris du côté des personnages qui, d'emblée, pourrait paraître incarner pureté, candeur et honnêteté. Je pense à Madeleine, bien sûr, mais aussi, et c'est plus étonnant, à Paul, qui va se révéler être un petit malin. A croire qu'il a aussi hérité de certains traits paternels...
Je regarde ce billet, déjà long, j'ai l'impression d'avoir tout survolé ou presque et d'avoir certainement oublié plein de choses... Encore une fois, si j'ai pu trouver "Couleurs de l'incendie" un peu moins original que "Au revoir là-haut", cela reste un excellent moment de lecture, plein de pistes de réflexions, un divertissement, mais pas seulement, car elle y dénonce bien des travers de notre société.
Le cycle de Pierre Lemaître ne va pas s'arrêter là, je suis curieux de voir ce qu'il nous concocte pour la suite, à quelle époque, avec quels personnages principaux et dans quel contexte. La saga Péricourt ne fait que commencer et elle va continuer à jouer son rôle de révélateur de nos petits arrangements avec la morale, hier comme aujourd'hui.
Ce second volet est un hommage à toute la littérature du XIXe, celle qui a fondé la littérature populaire. Le lecteur, lui, s'amuse des frasques, s'attriste des drames ou se révolte des injustices dans lesquels sont impliqués les différents personnages, comme s'il assistait à une pièce de théâtre dont la scène serait le monde...