Premier roman, jeune maison d'éditions, sujet délicat traité avec originalité, voici un roman qui a marqué la dernière rentrée littéraire d'automne. Alors, bien sûr, c'est un énième roman qui a pour cadre la IIe Guerre mondiale, mais il aborde des personnages et des événements qu'on connaît mal, et même pas du tout pour certains. Au coeur de cette histoire, un personnage qui a déjà eu les honneurs de la littérature, une femme ambitieuse jusqu'au point de non-retour. Mais, ce qui fait l'originalité de "Ces rêves qu'on piétine", premier roman de Sébastien Spitzer, paru aux éditions de l'Observatoire, c'est l'angle choisi et les autres fils narratifs qui viennent s'entremêler. C'est un roman qui met en scène des personnages historiques, dont certains sont unis par des liens très puissants, et des personnages de fiction placés dans un contexte bouleversant. C'est la collision de destins aux trajectoires opposées, incarnant la lutte de la vérité pour vaincre le mensonge et révéler l'ampleur de l'ignominie...
Au printemps 1945, la guerre est perdue pour l'Allemagne nazie. Le Reich n'aura jamais mille ans, il va s'effondrer sous la force de l'étau que forment désormais les troupes soviétiques et les armées alliées. Berlin résiste, malgré les bombardements incessants, mais ce n'est plus qu'une question de jours, d'heures, avant que la capitale ne rende à son tour les armes.
Les principaux dignitaires du régime ont rendez-vous auprès de leur chef à la Nouvelle Chancellerie du Reich, dont la façade est en ruines. Mais, l'immense bunker qu'elle abrite, lui, est toujours intact et c'est là que Hitler dirige ce qu'il reste à diriger. Autrement dit, plus grand-chose. Reste à savoir ce qu'il a prévu pour cette chute annoncée...
La femme qui se rend ce jour-là au bunker a été l'une des égéries du Reich, l'incarnation de la beauté aryenne et de la maternité. Tout en ayant une relation très ambiguë avec le Führer, qu'elle fascinait, Magda Goebbels a épousé Joseph, le chef de la propagande nazie, un homme au pied bot aussi laid qu'elle est belle. De leur mariage, sont nés six enfants, eux aussi présents dans le bunker...
Avec le Reich, s'effondrent aussi les ambitions de cette femme, partie de rien et devenue l'un des personnages les plus en vue de la plus puissante nation européenne. Oh, ce fut éphémère, bien sûr, mais cette position, elle a tout fait pour y parvenir et, alors qu'elle se prépare à disparaître, elle conserve une impressionnante sévérité.
Son héritage s'appelle Harald, le fils né de son premier mariage, avec l'industriel Günther Quandt. Elle ne sait pas trop où il se trouve, car il est engagé dans la Luftwaffe, mais espère qu'il survivra. Riche, puissant, exemple-type de l'aryen, il a tout pour faire perdurer l'ambition de sa mère dans le monde qui succédera au Reich. Bien plus que les six bambins Goebbels...
Sereine, oui, c'est le mot. Etrangement, presque surnaturellement sereine, au moment d'affronter la fin de son existence. En fait, seule une chose pourrait venir troubler cette assurance tranquille qui l'emmène vers la mort : la révélation de ses secrets, de ses mensonges... Mais, c'est impossible, elle s'est assurée qu'ils ne pourraient jamais reparaître...
Au même moment, l'appareil nazi est partout en pleine débandade. On essaye d'effacer les traces des crimes perpétrés en son nom, on abandonne les camps en catastrophe, on emmène les prisonniers survivants dans une course effrénée, terrible pour leur constitution fragile. Alliés et Soviétiques approchent partout et les officiers redoutent le sort qu'on pourrait leur réserver.
Quelque part en Allemagne, certains des prisonniers qui ont souffert pendant des mois, des années, dans les camps de concentration, réussissent à s'échapper. Encore une fois, ils ont réussi à survivre, mais ils ne sont encore pas au bout de leur peine. Le pays est toujours en guerre, les idées nazies sont toujours profondément enracinées et leur fragilité physique ne rend pas les choses faciles...
Parmi ces survivants, il y a Judah, un adolescent polonais, Fela, dont la vie dans les camps n'a été qu'abjection et qu'humiliation, ou encore la petite Ava, née dans un camp et qui ne connaît le monde que sous son pire jour. Survivre, c'est leur seul leitmotiv, et rien n'est moins sûr dans ce pays où l'on pratique la politique de la terre brûlée...
Pourtant, et sans forcément en être conscience, ces personnes ne sont pas juste en train d'essayer de se sortir d'une situation inextricable. Ils ont aussi une mission à remplir. Ils doivent être témoin aux yeux du reste de l'Humanité de ce qui a eu lieu dans les territoires sous domination nazie. Ils doivent raconter leur histoire, mais aussi celle de ceux, si nombreux, qui sont morts...
Entre le double récit, celui mettant en scène Magda Goebbels et celui des prisonniers cherchant à échapper à leurs bourreaux, un troisième fil narratif apparaît. Il s'agit de lettres, je ne vais pas en dire trop, car cela fait partie, je pense, des éléments à découvrir au fil de la lecture. A la fois le contenu de ces lettres, les conditions dans lesquelles elles ont été écrites et ce qu'elles sont devenues.
Mais, il faut parler de leur auteur, là encore, sans entrer dans le détail. Il s'appelle Richard Friedländer, il est juif, et, si le contenu de ces lettres est sorti de l'imagination de Sébastien Spitzer, ce personnage a bel et bien existé. Bien sûr, vous pouvez taper son nom sur un moteur de recherche et vous saurez l'essentiel, ce qui serait dommage si vous n'avez pas encore lu ce livre.
Vous constaterez alors qu'on ne sait que très peu de choses de la vie de cet homme. Comme tant d'humains ayant foulé le sol terrestre, me direz-vous. Oui, mais malgré tout, cet homme a connu un destin qui justifie le rôle que lui donne Sébastien Spitzer dans son roman. Une victime parmi tant d'autres. Une victime pas tout à fait comme les autres...
Vous vous doutez bien que tout cela est lié, que le mensonge de Magda Goebbels a un lien avec cet homme et que c'est ce qui se trouve au coeur de ces lettres. Je connaissais ces faits, pour avoir lu d'autres romans dans lesquels Magda Goebbels tenait un rôle important, comme "Qui a tué Arlozoroff ?", de Tobie Nathan, ou encore "Six mois, six jours", de Karine Tuil.
A ces occasions, j'avais croisé Richard Friedländer, sans y prêter forcément attention. Sans savoir quel destin serait le sien, trahi, abandonné. Assassiné, car je pense que le mot n'est pas trop fort. "Ces rêves qu'on piétine" est un hommage qui lui est rendu, même si son rôle n'occupe pas la plus grande place dans le récit, même si tout est déjà joué pour lui au moment où il se déroule.
Il incarne la dimension particulière de ce contexte horrible, au milieu du chaos général et de l'abomination. Il est un parmi tous, parmi les victimes de l'injustice, de l'arbitraire, de la plus noire des folies humaines. Il est surtout un des partis pris de Sébastien Spitzer dans ce roman : évoquer des personnages et des événements méconnus de cette sinistre période.
Ainsi, vous découvrirez peut-être, comme ce fut mon cas, le massacre de Gardelegen ou encore l'incroyable histoire de Stanislava Leszczynska (j'ai repris l'orthographe du livre). Ce sont des éléments d'arrière-plan, mais ils ne doivent pas être négligés, car ils sont aussi l'expression de destins particuliers aux prises avec l'Histoire en train de s'écrire...
L'exercice de Sébastien Spitzer, c'est aussi cela : évoquer la grande Histoire à travers des destins anonymes, qu'ils soient des personnages de fiction ou inspirés de personnages ayant réellement existé. Chacun des intervenants vient illustrer à sa manière des aspects terribles de cette période, bien loin, certainement, de ce qu'ils avaient envisagé de vivre.
Cela vaut d'ailleurs pour tous les personnages impliqués dans cette histoire, que la guerre a détournés de leur trajectoire. Cela vaut pour la photographe Lee Meyer (personnage fictif mais qui s'inspire de celui, réel, de Lee Miller), dont la carrière de mannequin s'est interrompue lorsqu'elle s'est engagée comme photographe de guerre et qui a été le témoin de bien des horreurs...
Et puis, parce que, malgré tout, c'est aussi l'un des sujets du livre, le tapis de bombe allié piétine aussi les rêves de Magda Goebbels, qui a su, au fil des années, asseoir ses ambitions insatiables. Et, pour cela, elle n'a pas hésité à trahir sans aucun scrupule ni remords. A trahir plusieurs fois... Connaîtra-t-on un jour avec certitude l'ampleur de ces trahisons ?
Qu'on le veuille ou non, même si ce n'est pas forcément le coeur du livre de Sébastien Spitzer, on ne peut s'empêcher de se demander qui était vraiment cette femme. Qui était cette femme qui a trahi, mais a aussi transgressé un des plus grands tabous en assassinant ses enfants, qu'elle aurait parfaitement pu sauver ?
Au fil de ces journées précédant le "suicide collectif" du bunker berlinois, Magda se souvient du passé. Ne vous attendez pas à une biographie détaillée, ce n'est pas le sujet du roman, et Sébastien Spitzer n'évoque que les grandes lignes de ce parcours où sa froideur, sa capacité de calcule, son absence de scrupule se ressentent en permanence.
Et fait apparaître peu à peu ces vilains petits secrets que Magda a voulu faire disparaître, élaguant un passé pouvant devenir gênant, pouvant être la principale entrave à son ascension. Trahison supplémentaire, celle du régime qui l'a consacrée, par lequel elle a atteint le sommet, touché du doigt ses ambitions les plus intimes, étanché, même provisoirement, sa soif de pouvoir...
A l'opposé de Magda, il y a Ava, l'innocence même, une gamine, un bébé, encore, née dans un camp, étincelle de vie au coeur d'une usine de mort. En soi, cela en fait une miraculée, dont on se demande quelles séquelles elle gardera de ce qu'elle a vécu lors de sa courte vie. Est-ce ce qui la protégera, la mènera sur les chemins de la résilience ? Ou en sera-t-elle profondément marquée ?
Rôle muet, et pourtant absolument fondamental dans ce roman, elle le traverse avec une grâce infinie, mais presque désincarnée. L'enfance, l'innocence, c'est ce qui nous bouleverse le plus, logiquement, mais c'est l'ensemble de cette histoire, et particulièrement ce fil narratif des survivants qui frappe le lecteur au coeur.
Pour un premier roman, il faut saluer le travail de Sébastien Spitzer, la complexité de sa construction narrative, sa capacité à évoquer l'horreur avec tact, sans tomber dans l'excès. Le contexte est pesant, on ressent l'atrocité, la violence qui sont partout. Mais il y a aussi un espoir qui demeure, à travers Ava, principalement, mais aussi parce que la vérité va l'emporter sur le mensonge.
"Ces rêves qu'on piétine", ce sont deux manières d'évoquer la mémoire et son immense pouvoir, deux revers d'une même médaille : d'un côté, la mémoire qu'on veut effacer, parce qu'elle est dérangeante, parce qu'elle accuse, parce qu'elle met en évidence le mensonge ; de l'autre, la mémoire qu'on veut sauvegarder, qu'on veut transmettre, parce qu'elle rappelle jusqu'où l'humanité peut tomber...
Hélas, c'est un combat qui se poursuit plus de 70 ans après les faits, contre ceux qui nient ou minimisent ces événements. Les témoins directs sont de moins en moins nombreux, un jour, il n'y en aura plus, et pourtant, nous devrons, génération après génération, nous assurer que ce qu'ils ont traverser restera dans les mémoires. Avec toute la force qui se dégage de cette horreur...