Le fait divers n'a sans doute jamais eu autant le vent en poupe qu'en ce moment, dans la littérature. Oh, bien sûr, depuis toujours, les écrivains trouvent dans ces histoires de quoi largement approvisionner leur imagination, mais désormais, de "Laetitia" à "La Mésange et l'ogresse", ce que les Américains appellent le "True crime" a pris le dessus sur la fiction pure. Parmi les auteurs qui sont bien installés dans ce créneau, Philippe Jaenada se démarque, en particulier par son implication dans les histoires qu'il nous raconte. Mais, pour son dernier livre, "la Serpe" (en grand format aux éditions Julliard), il franchit un nouveau cap, car ce n'est pas juste un récit qu'il nous propose, mais une véritable enquête, haletante, prenante, oppressante, aussi, car il nous plonge littéralement dans cette affaire vieille de près de 80 ans pour proposer une hypothèse alternative carrément crédible aux faits. Mais, c'est aussi l'occasion de découvrir un destin hors norme, celui de Henri Girard, devenu écrivain sous le pseudonyme de Georges Arnaud, un voyageur, un clochard céleste, un révolté... Un homme longtemps considéré comme le coupable d'un effroyable crime. Mais, comme toujours, il faut se méfier des apparences...
Henri Girard est né en 1917 dans une famille un peu particulière : son père, Georges Girard, fonctionnaire au ministère des affaires étrangères, appartient à une riche famille, tandis que sa mère, Valentine Arnaud, est issue d'un milieu bien plus modeste. Elle est professeure de français et ses idées politique tendent plus vers l'anarchie que vers la promotion de la grande bourgeoisie...
Lorsqu'elle meurt de la tuberculose, Henri n'a pas encore 10 ans et, déjà, le garçon s'entend mal avec sa famille paternelle, en particulier sa grand-mère, l'inflexible Cécile. En grandissant, ce gouffre va se creuser. Henri est un jeune homme turbulent, menteur, dépensier, parfois agressif, plutôt du genre fainéant qui profite allègrement des largesses de son père pour mener une vie pas vraiment exemplaire.
Henri semble tout faire pour provoquer les siens et leur déplaire, jusqu'à ce mariage avec Anne Chaveneau, que la famille Girard ne digère pas. Le couple fait les quatre-cents coups, a transgressé la morale avant de convoler, a choqué aussi hors de la cellule familiale par son comportement débridé et son impolitesse...
Après la guerre, Henri dilapide la fortune familiale en deux ans à peine, devenant légendaire à Paris pour sa prodigalité, puis il prend la poudre d'escampette, laissant femme (la seconde) et enfants derrière lui. Direction l'Amérique du Sud où il suit les traces d'un de ses auteurs favoris, Blaise Cendrars.
Un périple riche en aventures et en situations dangereuses, l'épopée d'un baroudeur qui semble être bien loin du Henri Girard que l'on connaissait jusque-là, mais qui le marquera profondément pour la suite de son existence et influencera largement sa carrière d'écrivain. Il y puisera beaucoup de son inspiration, en particulier pour ce qui reste sans doute son livre le plus connu : "le Salaire de la peur".
Il n'a alors plus grand-chose à voir avec le fils de bonne famille qu'il fut, malgré ses frasques. Il s'est endurci dans sa fuite sud-américaine, au contact de bandits et personnages infréquentables, vivant mille existences et frôlant bien des dangers. A son retour, il devient donc écrivain, sous le pseudonyme de Georges Arnaud, hommage à ses parents.
Il devient en parallèle un militant très engagé, contre les injustices, en particulier celles liées à la colonisation (nous sommes dans les années 1950-60), et contre la peine de mort. L'écriture lui a permis de renouer avec l'aisance financière, mais c'est l'activiste qui se fait le plus souvent remarquer, en lien avec les milieux intellectuels de gauche qu'il fréquente désormais.
Entre ces deux existences, cette jeunesse débridée et cet âge adulte plein de colère, d'outrance et de révolte, un événement : la mort de son père, de sa tante et de leur domestique. Un triple meurtre barbare, à coup de serpe, qui s'est déroulé en pleine Occupation, dans le château familal, à Escoire, dans le Périgord.
Un meurtre en château clos, si l'on peut dire. Tout s'est déroulé dans l'aile est, une nuit d'octobre 1941. Le seul survivant est Henri Girard, qui devient aussitôt (et assez logiquement) le principal suspect. Sa réputation, sa présence sur les lieux, son comportement le matin de la découverte macabre, rien ne va dans son sens...
Il est donc incarcéré jusqu'à son procès, qui a lieu au printemps 1943. Près de deux ans d'emprisonnement, un procès très médiatique, car l'affaire a défrayé la chronique et donné lieu a bien des rumeurs et des hypothèses... La défense est assurée par un ténor du barreau, Maître Garçon (évoqué dans le titre de ce billet), mais l'affaire semble être dans le sac avant même l'ouverture des débats.
Pourtant, il faudra moins d'un quart d'heure au jury pour acquitter Henri Girard... Et si l'unique suspect est reconnu innocent, qui est donc le meurtrier à la serpe, qui a tué trois personnes à Escoire ? Jamais l'affaire ne sera élucidée et Henri Girard, alias Georges Arnaud, vivra jusqu'à la fin de ses jours, en 1987, avec ce terrible soupçon au-dessus de sa tête.
Voilà donc le personnage auquel Philippe Jaenada a choisi de s'intéresser, après Bruno Sulak et Pauline Dubuisson. Moins par conviction, cette fois, que par hasard (mot au combien important, on y reviendra), puisqu'il a découvert cette histoire par le biais d'un descendant de Henri Girard, dont il est l'ami.
Pourtant, il a fallu un moment avant que l'écrivain s'attaque à cette affaire, qui lui semblait peu intéressante à l'origine. Mais, il y a ce verdict, si particulier : un acquittement qui n'est pas seulement inattendu mais semble faire l'unanimité, alors que, quelques jours plus tôt, tout le monde aurait parié sur la peine de mort, à l'unanimité et en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "couic".
Mais, il ne s'imaginait sans doute pas la tournure qu'allaient prendre la préparation et l'écriture de ce livre. Car, si l'on retrouve la plupart des ingrédients qui ont déjà fait le succès de "Sulak" et de "la Petite femelle", "La Serpe" est un livre sensiblement différent, dans sa construction, mais aussi dans l'implication de son auteur.
Commençons par évoquer la construction : vous aurez noté que, contrairement à la quatrième de couverture et à la plupart des articles, je n'ai pas ouvert mon résumé par les faits de 1941, par le massacre. J'ai fait le choix de la chronologie du livre, dans lequel ces événements ne nous sont pas racontés tout de suite, loin de là.
En fait, Philippe Jaenada a choisi de retracer d'abord la vie et le parcours d'Henri Girard en en excluant la période allant de 1941 à 1943, autrement dit, toute l'affaire d'Escoire. Il fallait présenter l'homme avant de parler de l'affaire, pour avoir à l'esprit un bon nombre d'éléments qui, on le comprend rapidement, seront des éléments à charge, qu'ils se soient déroulés avant ou après les crimes.
Ce que fait l'auteur, c'est tracer le portrait d'un suspect idéal, d'un coupable parfait : tout dans la vie de Henri Girard semble l'accabler. Qui d'autre que lui pourrait avoir eu le mobile, le moyen et l'opportunité, comme on dirait dans une série policière américaine ? Et qui d'autre était susceptible de devenir violent au point de massacrer trois personnes sans aucune pitié ?
Une fois ces éléments installés, alors, on peut s'intéresser aux événements de 1941, qui sont le coeur du livre. Philippe Jaenada déroge donc à sa façon habituelle de raconter ces histoires, en respectant la chronologie. Il extirpe le fait divers de son contexte pour pouvoir l'examiner indépendamment du contexte. Les faits, rien que les faits.
Les jours qui ont précédé le rassemblement des membres de la famille Girard à Escoire, la matinée de la découverte du crime et l'enchaînement de l'enquête et du procès, on l'a dit, sur une durée exceptionnellement longue, et sans doute pas seulement parce que, en pleine Occupation, on a d'autres chats à fouetter.
Il y a donc beaucoup de matière, et pourtant, cela n'occupe qu'une petite moitié d'un livre à l'épaisseur conséquente (environ 700 pages). Débute alors la troisième partie, inhabituelle pour Philippe Jaenada, qui devient alors le deuxième personnage central de "la Serpe", en se lançant dans une formidable enquête, d'une méticulosité impressionnante.
Pour qui a lu les précédents livres de l'auteur, vous devez vous dire que je débloque : Jaenada est toujours présent dans ses livres. C'est vrai, mais il n'est qu'un narrateur, intrusif, certes, une sorte de maître de cérémonie, as de la digression, roi de la parenthèse, celui qui injecte un peu de légèreté salutaire dans des histoires terriblement sombre.
Ce Philippe Jaenada-là, on le retrouve dans les deux premières parties du livre, particulièrement dans la partie biographique. Et d'ailleurs, il est le premier à apparaître, avec une histoire de pneu dégonflé qui peut sembler incongru. Mais, lorsqu'on referme "la Serpe", elle prend sens : contrairement aux précédentes enquêtes, celle-ci ne sera pas immobile.
Cette dernière partie, imposante, passionnante, déroutante, troublante, oppressante, Philippe Jaenada en est l'acteur principal. Il se lance dans une incroyable quête de justice et de vérité (impossible, car trop de temps a passé, inutile, car la justice ne pourra jamais passer, mais c'est ce qui rend le livre plus grand encore).
Vous avez découvert la vie d'Henri Girard, puis les événements en lien avec cette épouvantable nuit d'octobre 1941, ses suites judiciaires... L'heure est venue de changer de point de vue, de regarder tout cela sous un angle différent. Et de faire vaciller l'histoire officielle entourant l'affaire du triple meurtre d'Escoire.
Jaenada n'est plus seulement un écrivain qui raconte l'histoire autour d'un fait divers. Oh, bien sûr, on ressentait son attachement à Bruno Sulak ou à Pauline Dubuisson, mais son récit ne remettait pas fondamentalement en cause ce qu'on savait des affaires concernées. Il expliquait comment on avait pu en arriver là, accordait des circonstances atténuantes.
Mais, pour Henri Girard, c'est totalement différent : il faut s'immerger dans l'affaire, dans les faits, dans l'époque, parce que l'objectif, c'est clairement de démontrer l'innocence d'Henri Girard. C'est de reprendre tous les éléments d'enquête pour montrer les erreurs, les interprétations frauduleuses (volontairement ou pas), la mauvaise foi, les incompétences, mais aussi les pressions qui font qu'on néglige des pistes...
Et d'ailleurs, nous-mêmes, quelle est notre première réaction devant ce drame ? Le château est clos, il y avait quatre personnes à l'intérieur, trois sont mortes, la quatrième est bien vivante et ne semble pas tellement triste... Pas besoin de chercher midi à quatorze heures, dans ces conditions. Le bon vieux rasoir d'Ockham fonctionne à plein : l'hypothèse la plus évidente est forcément la bonne, CQFD.
L'histoire officielle (je prends ce mot pour dire : les faits tels qu'on les connaît, tels qu'ils ont été établis et concourent à faire d'Henri Girard un coupable idéal) fourmille de détails qui, comme les petits ruisseaux font les grandes rivières, aboutissent à faire apparaître des faisceaux de présomption, qui ne laissent aucun doute sur ce qui s'est passé à Escoire.
Or, si les doutes nourris par Philippe Jaenada naissent d'abord de cet incroyable revirement de situation que représente l'acquittement express d'Henri Girard, son examen attentif, maniaque, de tous les documents pouvant exister va démontrer quelque chose d'absolument fascinant, mais aussi d'effrayant : toute l'affaire repose sur des impressions qui faussent totalement la réalité...
Ainsi, en voulant démontrer l'innocence d'Henri Girard, Philippe Jaenada va détricoter tout ce qui peut faire la légende (au sens strict du terme) de celui qui deviendra Georges Arnaud. Au-delà de l'affaire judiciaire elle-même, c'est toute la vie, toute la personnalité de cet homme qu'il faut envisager différemment.
Et surtout, il faut renverser le paradigme, si je puis m'exprimer ainsi. Et, au lieu d'expliquer la culpabilité d'Henri Girard à travers ce qu'on raconte de lui, le plus souvent en mal (ou par volonté de se faire mousser, à l'image de Gérard de Villiers, par exemple), il faut, en démontrant l'innocence du jeune homme, battre en brèche tout ce qui a été raconté sur lui.
En 700 pages, on change radicalement de regard sur Henri Girard, troquant les rumeurs, les avis à l'emporte-pièce, les haines de classe, les rancoeurs personnelles pour des éléments concrets et bien différents de ce qu'on nous a raconté jusque-là. "La Serpe", c'est une réhabilitation en bonne et due forme d'Henri Girard, qu'on ne doit plus, dixit Philippe Jaenada, considérer comme un assassin sadique.
Mais, comme cela ne suffit pas, l'écrivain poursuit ses recherches et élabore une théorie alternative, rassemble des indices concordants, débusque un mobile solide et s'intéresse de près à un autre suspect, qui paraît très crédible, mais à qui l'enquête officielle ne s'est jamais intéressé. Soyons clairs : c'est une théorie aujourd'hui indémontrable, et chaque lecteur devra se faire son opinion.
Un élément m'a toutefois frappé : bien sûr, Philippe Jaenada dispose du recul, de ces presque 80 ans qui ont passé. Il n'y a pas la pression de l'événement, celle des politiques et des médias, qui veulent un coupable, et vite, un exemple. Il n'y a pas le trouble de se retrouver face à une affaire hors norme comme aucun des enquêteurs n'en avait sans doute connu dans ce coin de France...
Qui sait comment il aurait agi sur le moment, dans un contexte donné, et en l'état des connaissances et des compétences. Car, il faut le dire, "la Serpe" est un livre de la génération "Experts", la nôtre, celle à qui les séries télé mettant en scène des départements de police scientifique ont donné à tous des rudiments dans ce domaine qui dépasse probablement largement le savoir des gendarmes et policiers appelés à Escoire.
Parlait-on de scène de crime, en 1941 ? Avait-on les réflexes qui sont devenus les nôtres lorsqu'on se retrouve face à ces images, cette situation épouvantable, mais qui dit tant et tant de choses ? Je ne peux qu'imaginer, extrapoler, même, mais je crois sincèrement que, si une histoire comme celle d'Escoire se produisait de nos jours, elle ne serait pas traitée du tout de la même façon (et l'on pense, par exemple, à la tuerie de Louveciennes).
Il ne s'agit pas ici de diminuer l'impressionnant travail réaliser par Philippe Jaenada. Au contraire, je le salue sincèrement. Mais, il met en évidence les progrès qui ont été réalisés, à la fois dans les techniques policières, les procédures, mais aussi les comportements des enquêteurs, pas toujours très professionnels... Et l'on pourrait développer un raisonnement identique pour les magistrats.
Tout cela n'exclut pas les erreurs, la mauvaise foi, la paresse ou l'incompétence, toutes sortes de facilités qui s'assoient sur la présomption d'innocence et, pire encore, sur l'innocence elle-même de certains coupables désignés. L'erreur judiciaire est toujours une possibilité, pour des raisons multiples, mais l'arsenal pour les empêcher est bien plus étoffé.
Le dernier point que je voulais aborder avant de refermer ce billet s'éloigne de l'affaire et touche au livre, "La Serpe", et plus largement au travail entamé par Philippe Jaenada depuis quelques années maintenant autour des faits divers. Ce point, c'est le hasard... Il est si présent dans "la Serpe" qu'on ne peut ne pas l'évoquer.
Qu'on y croit ou pas, force est de constater que Philippe Jaenada a fait, au cours de ses recherches pour écrire "la Serpe" maintes fois sa rencontre. C'est parfois insignifiant (mais on a vu à quel point les détails pouvaient s'agréger pour devenir une puissance), à d'autres, c'est carrément troublant, reliant "Sulak", "la Petite femelle" et "la Serpe", comme des perles enfilées sur un même fil.
Comme si le travail effectué par Philippe Jaenada formait un tout, sans qu'il en ait eu conscience, sans qu'il ait pu simplement y songer. Parce que rien, objectivement, ne relie ces trois parcours. Il n'y a pas de points communs apparents entre ces trois destins, et pourtant, c'est comme si tous les fantômes du passé s'amusaient à faire des clins d'oeil à l'auteur, des caméos, comme on dirait au cinéma.
Bon, vous l'aurez compris, j'ai été captivé par "la Serpe", mais ce livre m'a aussi surpris, par cette dernière partie, cette deuxième moitié, devrais-je dire, en forme d'enquête poussée. J'ai découvert cette affaire, la vie étonnante, romanesque d'Henri Girard, dont je ne connaissais guère que l'adaptation par Clouzot de son "Salaire de la peur".
J'ai ressenti les impressions très fortes que Philippe Jaenada nous fait partager. Il y a quelque chose qui relève du malaise, dans ce parcours, un malaise qui culmine lors de la visite du château d'Escoire. Un lieu resté presque hors du temps, pas tout à fait, mais suffisamment pour que la distance entre notre époque et celle du crime s'efface.
Tatiana de Rosnay a beaucoup évoqué dans ces romans, jusqu'à en faire le titre de l'un d'entre eux, ce qu'elle appelle la mémoire des murs. Et, avec le château d'Escoire, c'est exactement cela. Joue aussi sûrement l'autosuggestion, notre imaginaire qui se met à tourner comme un hamster dans sa roue lorsqu'on se retrouve face à un tel lieu, marqué par la tragédie de manière indélébile ?
On ressort de cette lecture avec plein de questionnement, à la fois sur l'affaire à proprement parler, mais sur tant d'autres choses. Jusqu'à notre propre perception des choses. Jusqu'à la tendance naturelle à ne pas aller toujours au-delà des simples apparences... En anglais, une preuve se dit "evidence". Mais en français, une évidence n'est pas forcément une vérité.
Henri Girard est né en 1917 dans une famille un peu particulière : son père, Georges Girard, fonctionnaire au ministère des affaires étrangères, appartient à une riche famille, tandis que sa mère, Valentine Arnaud, est issue d'un milieu bien plus modeste. Elle est professeure de français et ses idées politique tendent plus vers l'anarchie que vers la promotion de la grande bourgeoisie...
Lorsqu'elle meurt de la tuberculose, Henri n'a pas encore 10 ans et, déjà, le garçon s'entend mal avec sa famille paternelle, en particulier sa grand-mère, l'inflexible Cécile. En grandissant, ce gouffre va se creuser. Henri est un jeune homme turbulent, menteur, dépensier, parfois agressif, plutôt du genre fainéant qui profite allègrement des largesses de son père pour mener une vie pas vraiment exemplaire.
Henri semble tout faire pour provoquer les siens et leur déplaire, jusqu'à ce mariage avec Anne Chaveneau, que la famille Girard ne digère pas. Le couple fait les quatre-cents coups, a transgressé la morale avant de convoler, a choqué aussi hors de la cellule familiale par son comportement débridé et son impolitesse...
Après la guerre, Henri dilapide la fortune familiale en deux ans à peine, devenant légendaire à Paris pour sa prodigalité, puis il prend la poudre d'escampette, laissant femme (la seconde) et enfants derrière lui. Direction l'Amérique du Sud où il suit les traces d'un de ses auteurs favoris, Blaise Cendrars.
Un périple riche en aventures et en situations dangereuses, l'épopée d'un baroudeur qui semble être bien loin du Henri Girard que l'on connaissait jusque-là, mais qui le marquera profondément pour la suite de son existence et influencera largement sa carrière d'écrivain. Il y puisera beaucoup de son inspiration, en particulier pour ce qui reste sans doute son livre le plus connu : "le Salaire de la peur".
Il n'a alors plus grand-chose à voir avec le fils de bonne famille qu'il fut, malgré ses frasques. Il s'est endurci dans sa fuite sud-américaine, au contact de bandits et personnages infréquentables, vivant mille existences et frôlant bien des dangers. A son retour, il devient donc écrivain, sous le pseudonyme de Georges Arnaud, hommage à ses parents.
Il devient en parallèle un militant très engagé, contre les injustices, en particulier celles liées à la colonisation (nous sommes dans les années 1950-60), et contre la peine de mort. L'écriture lui a permis de renouer avec l'aisance financière, mais c'est l'activiste qui se fait le plus souvent remarquer, en lien avec les milieux intellectuels de gauche qu'il fréquente désormais.
Entre ces deux existences, cette jeunesse débridée et cet âge adulte plein de colère, d'outrance et de révolte, un événement : la mort de son père, de sa tante et de leur domestique. Un triple meurtre barbare, à coup de serpe, qui s'est déroulé en pleine Occupation, dans le château familal, à Escoire, dans le Périgord.
Un meurtre en château clos, si l'on peut dire. Tout s'est déroulé dans l'aile est, une nuit d'octobre 1941. Le seul survivant est Henri Girard, qui devient aussitôt (et assez logiquement) le principal suspect. Sa réputation, sa présence sur les lieux, son comportement le matin de la découverte macabre, rien ne va dans son sens...
Il est donc incarcéré jusqu'à son procès, qui a lieu au printemps 1943. Près de deux ans d'emprisonnement, un procès très médiatique, car l'affaire a défrayé la chronique et donné lieu a bien des rumeurs et des hypothèses... La défense est assurée par un ténor du barreau, Maître Garçon (évoqué dans le titre de ce billet), mais l'affaire semble être dans le sac avant même l'ouverture des débats.
Pourtant, il faudra moins d'un quart d'heure au jury pour acquitter Henri Girard... Et si l'unique suspect est reconnu innocent, qui est donc le meurtrier à la serpe, qui a tué trois personnes à Escoire ? Jamais l'affaire ne sera élucidée et Henri Girard, alias Georges Arnaud, vivra jusqu'à la fin de ses jours, en 1987, avec ce terrible soupçon au-dessus de sa tête.
Voilà donc le personnage auquel Philippe Jaenada a choisi de s'intéresser, après Bruno Sulak et Pauline Dubuisson. Moins par conviction, cette fois, que par hasard (mot au combien important, on y reviendra), puisqu'il a découvert cette histoire par le biais d'un descendant de Henri Girard, dont il est l'ami.
Pourtant, il a fallu un moment avant que l'écrivain s'attaque à cette affaire, qui lui semblait peu intéressante à l'origine. Mais, il y a ce verdict, si particulier : un acquittement qui n'est pas seulement inattendu mais semble faire l'unanimité, alors que, quelques jours plus tôt, tout le monde aurait parié sur la peine de mort, à l'unanimité et en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "couic".
Mais, il ne s'imaginait sans doute pas la tournure qu'allaient prendre la préparation et l'écriture de ce livre. Car, si l'on retrouve la plupart des ingrédients qui ont déjà fait le succès de "Sulak" et de "la Petite femelle", "La Serpe" est un livre sensiblement différent, dans sa construction, mais aussi dans l'implication de son auteur.
Commençons par évoquer la construction : vous aurez noté que, contrairement à la quatrième de couverture et à la plupart des articles, je n'ai pas ouvert mon résumé par les faits de 1941, par le massacre. J'ai fait le choix de la chronologie du livre, dans lequel ces événements ne nous sont pas racontés tout de suite, loin de là.
En fait, Philippe Jaenada a choisi de retracer d'abord la vie et le parcours d'Henri Girard en en excluant la période allant de 1941 à 1943, autrement dit, toute l'affaire d'Escoire. Il fallait présenter l'homme avant de parler de l'affaire, pour avoir à l'esprit un bon nombre d'éléments qui, on le comprend rapidement, seront des éléments à charge, qu'ils se soient déroulés avant ou après les crimes.
Ce que fait l'auteur, c'est tracer le portrait d'un suspect idéal, d'un coupable parfait : tout dans la vie de Henri Girard semble l'accabler. Qui d'autre que lui pourrait avoir eu le mobile, le moyen et l'opportunité, comme on dirait dans une série policière américaine ? Et qui d'autre était susceptible de devenir violent au point de massacrer trois personnes sans aucune pitié ?
Une fois ces éléments installés, alors, on peut s'intéresser aux événements de 1941, qui sont le coeur du livre. Philippe Jaenada déroge donc à sa façon habituelle de raconter ces histoires, en respectant la chronologie. Il extirpe le fait divers de son contexte pour pouvoir l'examiner indépendamment du contexte. Les faits, rien que les faits.
Les jours qui ont précédé le rassemblement des membres de la famille Girard à Escoire, la matinée de la découverte du crime et l'enchaînement de l'enquête et du procès, on l'a dit, sur une durée exceptionnellement longue, et sans doute pas seulement parce que, en pleine Occupation, on a d'autres chats à fouetter.
Il y a donc beaucoup de matière, et pourtant, cela n'occupe qu'une petite moitié d'un livre à l'épaisseur conséquente (environ 700 pages). Débute alors la troisième partie, inhabituelle pour Philippe Jaenada, qui devient alors le deuxième personnage central de "la Serpe", en se lançant dans une formidable enquête, d'une méticulosité impressionnante.
Pour qui a lu les précédents livres de l'auteur, vous devez vous dire que je débloque : Jaenada est toujours présent dans ses livres. C'est vrai, mais il n'est qu'un narrateur, intrusif, certes, une sorte de maître de cérémonie, as de la digression, roi de la parenthèse, celui qui injecte un peu de légèreté salutaire dans des histoires terriblement sombre.
Ce Philippe Jaenada-là, on le retrouve dans les deux premières parties du livre, particulièrement dans la partie biographique. Et d'ailleurs, il est le premier à apparaître, avec une histoire de pneu dégonflé qui peut sembler incongru. Mais, lorsqu'on referme "la Serpe", elle prend sens : contrairement aux précédentes enquêtes, celle-ci ne sera pas immobile.
Cette dernière partie, imposante, passionnante, déroutante, troublante, oppressante, Philippe Jaenada en est l'acteur principal. Il se lance dans une incroyable quête de justice et de vérité (impossible, car trop de temps a passé, inutile, car la justice ne pourra jamais passer, mais c'est ce qui rend le livre plus grand encore).
Vous avez découvert la vie d'Henri Girard, puis les événements en lien avec cette épouvantable nuit d'octobre 1941, ses suites judiciaires... L'heure est venue de changer de point de vue, de regarder tout cela sous un angle différent. Et de faire vaciller l'histoire officielle entourant l'affaire du triple meurtre d'Escoire.
Jaenada n'est plus seulement un écrivain qui raconte l'histoire autour d'un fait divers. Oh, bien sûr, on ressentait son attachement à Bruno Sulak ou à Pauline Dubuisson, mais son récit ne remettait pas fondamentalement en cause ce qu'on savait des affaires concernées. Il expliquait comment on avait pu en arriver là, accordait des circonstances atténuantes.
Mais, pour Henri Girard, c'est totalement différent : il faut s'immerger dans l'affaire, dans les faits, dans l'époque, parce que l'objectif, c'est clairement de démontrer l'innocence d'Henri Girard. C'est de reprendre tous les éléments d'enquête pour montrer les erreurs, les interprétations frauduleuses (volontairement ou pas), la mauvaise foi, les incompétences, mais aussi les pressions qui font qu'on néglige des pistes...
Et d'ailleurs, nous-mêmes, quelle est notre première réaction devant ce drame ? Le château est clos, il y avait quatre personnes à l'intérieur, trois sont mortes, la quatrième est bien vivante et ne semble pas tellement triste... Pas besoin de chercher midi à quatorze heures, dans ces conditions. Le bon vieux rasoir d'Ockham fonctionne à plein : l'hypothèse la plus évidente est forcément la bonne, CQFD.
L'histoire officielle (je prends ce mot pour dire : les faits tels qu'on les connaît, tels qu'ils ont été établis et concourent à faire d'Henri Girard un coupable idéal) fourmille de détails qui, comme les petits ruisseaux font les grandes rivières, aboutissent à faire apparaître des faisceaux de présomption, qui ne laissent aucun doute sur ce qui s'est passé à Escoire.
Or, si les doutes nourris par Philippe Jaenada naissent d'abord de cet incroyable revirement de situation que représente l'acquittement express d'Henri Girard, son examen attentif, maniaque, de tous les documents pouvant exister va démontrer quelque chose d'absolument fascinant, mais aussi d'effrayant : toute l'affaire repose sur des impressions qui faussent totalement la réalité...
Ainsi, en voulant démontrer l'innocence d'Henri Girard, Philippe Jaenada va détricoter tout ce qui peut faire la légende (au sens strict du terme) de celui qui deviendra Georges Arnaud. Au-delà de l'affaire judiciaire elle-même, c'est toute la vie, toute la personnalité de cet homme qu'il faut envisager différemment.
Et surtout, il faut renverser le paradigme, si je puis m'exprimer ainsi. Et, au lieu d'expliquer la culpabilité d'Henri Girard à travers ce qu'on raconte de lui, le plus souvent en mal (ou par volonté de se faire mousser, à l'image de Gérard de Villiers, par exemple), il faut, en démontrant l'innocence du jeune homme, battre en brèche tout ce qui a été raconté sur lui.
En 700 pages, on change radicalement de regard sur Henri Girard, troquant les rumeurs, les avis à l'emporte-pièce, les haines de classe, les rancoeurs personnelles pour des éléments concrets et bien différents de ce qu'on nous a raconté jusque-là. "La Serpe", c'est une réhabilitation en bonne et due forme d'Henri Girard, qu'on ne doit plus, dixit Philippe Jaenada, considérer comme un assassin sadique.
Mais, comme cela ne suffit pas, l'écrivain poursuit ses recherches et élabore une théorie alternative, rassemble des indices concordants, débusque un mobile solide et s'intéresse de près à un autre suspect, qui paraît très crédible, mais à qui l'enquête officielle ne s'est jamais intéressé. Soyons clairs : c'est une théorie aujourd'hui indémontrable, et chaque lecteur devra se faire son opinion.
Un élément m'a toutefois frappé : bien sûr, Philippe Jaenada dispose du recul, de ces presque 80 ans qui ont passé. Il n'y a pas la pression de l'événement, celle des politiques et des médias, qui veulent un coupable, et vite, un exemple. Il n'y a pas le trouble de se retrouver face à une affaire hors norme comme aucun des enquêteurs n'en avait sans doute connu dans ce coin de France...
Qui sait comment il aurait agi sur le moment, dans un contexte donné, et en l'état des connaissances et des compétences. Car, il faut le dire, "la Serpe" est un livre de la génération "Experts", la nôtre, celle à qui les séries télé mettant en scène des départements de police scientifique ont donné à tous des rudiments dans ce domaine qui dépasse probablement largement le savoir des gendarmes et policiers appelés à Escoire.
Parlait-on de scène de crime, en 1941 ? Avait-on les réflexes qui sont devenus les nôtres lorsqu'on se retrouve face à ces images, cette situation épouvantable, mais qui dit tant et tant de choses ? Je ne peux qu'imaginer, extrapoler, même, mais je crois sincèrement que, si une histoire comme celle d'Escoire se produisait de nos jours, elle ne serait pas traitée du tout de la même façon (et l'on pense, par exemple, à la tuerie de Louveciennes).
Il ne s'agit pas ici de diminuer l'impressionnant travail réaliser par Philippe Jaenada. Au contraire, je le salue sincèrement. Mais, il met en évidence les progrès qui ont été réalisés, à la fois dans les techniques policières, les procédures, mais aussi les comportements des enquêteurs, pas toujours très professionnels... Et l'on pourrait développer un raisonnement identique pour les magistrats.
Tout cela n'exclut pas les erreurs, la mauvaise foi, la paresse ou l'incompétence, toutes sortes de facilités qui s'assoient sur la présomption d'innocence et, pire encore, sur l'innocence elle-même de certains coupables désignés. L'erreur judiciaire est toujours une possibilité, pour des raisons multiples, mais l'arsenal pour les empêcher est bien plus étoffé.
Le dernier point que je voulais aborder avant de refermer ce billet s'éloigne de l'affaire et touche au livre, "La Serpe", et plus largement au travail entamé par Philippe Jaenada depuis quelques années maintenant autour des faits divers. Ce point, c'est le hasard... Il est si présent dans "la Serpe" qu'on ne peut ne pas l'évoquer.
Qu'on y croit ou pas, force est de constater que Philippe Jaenada a fait, au cours de ses recherches pour écrire "la Serpe" maintes fois sa rencontre. C'est parfois insignifiant (mais on a vu à quel point les détails pouvaient s'agréger pour devenir une puissance), à d'autres, c'est carrément troublant, reliant "Sulak", "la Petite femelle" et "la Serpe", comme des perles enfilées sur un même fil.
Comme si le travail effectué par Philippe Jaenada formait un tout, sans qu'il en ait eu conscience, sans qu'il ait pu simplement y songer. Parce que rien, objectivement, ne relie ces trois parcours. Il n'y a pas de points communs apparents entre ces trois destins, et pourtant, c'est comme si tous les fantômes du passé s'amusaient à faire des clins d'oeil à l'auteur, des caméos, comme on dirait au cinéma.
Bon, vous l'aurez compris, j'ai été captivé par "la Serpe", mais ce livre m'a aussi surpris, par cette dernière partie, cette deuxième moitié, devrais-je dire, en forme d'enquête poussée. J'ai découvert cette affaire, la vie étonnante, romanesque d'Henri Girard, dont je ne connaissais guère que l'adaptation par Clouzot de son "Salaire de la peur".
J'ai ressenti les impressions très fortes que Philippe Jaenada nous fait partager. Il y a quelque chose qui relève du malaise, dans ce parcours, un malaise qui culmine lors de la visite du château d'Escoire. Un lieu resté presque hors du temps, pas tout à fait, mais suffisamment pour que la distance entre notre époque et celle du crime s'efface.
Tatiana de Rosnay a beaucoup évoqué dans ces romans, jusqu'à en faire le titre de l'un d'entre eux, ce qu'elle appelle la mémoire des murs. Et, avec le château d'Escoire, c'est exactement cela. Joue aussi sûrement l'autosuggestion, notre imaginaire qui se met à tourner comme un hamster dans sa roue lorsqu'on se retrouve face à un tel lieu, marqué par la tragédie de manière indélébile ?
On ressort de cette lecture avec plein de questionnement, à la fois sur l'affaire à proprement parler, mais sur tant d'autres choses. Jusqu'à notre propre perception des choses. Jusqu'à la tendance naturelle à ne pas aller toujours au-delà des simples apparences... En anglais, une preuve se dit "evidence". Mais en français, une évidence n'est pas forcément une vérité.