"L'île est le pays de tous, sauf le nôtre".

Par Christophe
L'île en question, c'est Lampedusa. Un nom que nous connaissons tous, qui a fait son entrée dans notre actualité ces dernières années pour ne plus en sortir. Une actualité dramatique, celle de ces femmes et de ces hommes qui fuient leur pays d'origine, la guerre et la misère, pour un monde qu'ils espèrent meilleur... Mais, que sait-on vraiment de Lampedusa ? Eric Valmir, ancien correspondant de Radio France en Italie et amoureux de ce pays, signe avec "Pêcheurs d'hommes" (en grand format chez Robert Laffont) un livre un peu particulier, car il tient autant de la fiction que du reportage. Un roman vrai pour découvrir la vie quotidienne à Lampedusa et le destin très étonnant de ce territoire perdu en Méditerranée. Une île pleine de paradoxes et de spécificités qui se trouve aujourd'hui réduite à ce qu'on appelle la question des migrants. Et le récit de l'attachement profond, sincère et touchant d'un jeune homme à cette terre, inculte et pourtant si belle, stérile et pourtant si riche, oubliée de tous, même lorsqu'elle focalise l'attention des médias de toute la planète...

Niccolo est un pur Lampedusano, même s'il n'est pas né sur l'île. Non, il n'y a pas de maternité à Lampedusa, pas de service médicaux suffisants pour permettre aux femmes d'y accoucher. Lorsque le terme approche, on transporte les futures mères à Palerme, où elles donnent naissance aux futurs habitants de cette île minuscule.
C'est donc en Sicile que Niccolo a vu le jour en 1992. Mais c'est un détail, pour lui, il est natif de cette île de 20 km², caillou perdu en Méditerranée, territoire italien, pourtant situé plus près des côtes tunisiennes que des côtés siciliennes. Là, vivent à demeure moins de 6000 personnes, un chiffre qui augmente de façon conséquente l'été.

Car, au fil des années, alors que la pêche, longtemps la principale ressource de l'île (pour ne pas dire la seule), n'en finit plus de décliner, le tourisme s'est développé. Les plages du littoral sud sont devenues très prisées, quand les falaises calcaires du littoral nord permettent de belles balades et offrent des points de vue exceptionnels.
Le père de Niccolo était pêcheur lui-même. Longtemps, c'est la mer qui a nourri sa famille, même après la naissance du garçon. Et puis, soudainement, il a abandonné le métier, rejetant la mer, comme si elle l'effrayait autant qu'elle le dégoûtait. Les mauvaises langues disent qu'il est devenu fou, mais lui sait pourquoi il ne pourra plus jamais pêcher...
Il n'en peut plus de remonter dans ses filets autre chose que des poissons. Il n'en peut plus de sortir de l'eau des corps sans vie. Des femmes et des hommes qui se sont noyés en essayant de traverser la Méditerranée. Des traversées désespérées pour fuir des dictatures, des guerres, la misère, et atteindre l'eldorado européen...
Le père de Niccolo est l'un des rares à évoquer ce sujet. La très grande majorité des autres pêcheurs de Lampedusa élude la question. Mais tout le monde sait bien que cela fait un quart de siècle, quelques semaines à peine après la naissance de Niccolo, que ces découvertes macabres ont commencé. Autour de l'île. Sur les plages, aussi.
Un phénomène qui n'a cessé de prendre de l'ampleur, par la suite, jusqu'à ce que cela attire l'attention des médias occidentaux, il y a une dizaine d'années maintenant. Lampedusa est devenue un symbole, celui de ces migrations inexorables qui prennent la mer depuis l'Afrique, plus encore depuis que la chute du dictateur libyen Khadafi...
Que sait-on de cette île, nous qui vivons loin de Lampedusa ? Qu'elle est devenu une sorte de cimetière pour ces anonymes, lancés dans un périple impossible, à la merci de passeurs sans foi ni loi, sur des embarcations de fortune, prêts à risquer leur vie pour échapper à un destin misérable et dénué d'espoir. Qu'on y entasse les survivants dans un camp de rétention qui n'est pas une porte vers l'Europe, mais un sas...
Pour Niccolo, cette image, gravé dans l'esprit de tous les Européens, à commencer par les Italiens, n'est pas la sienne. Son île, il la connaît par coeur pour l'avoir arpentée depuis toujours, il l'aime, il y est enraciné et, même si elle ne lui offre pas vraiment de perspectives d'avenir confortables, il a envie d'y vivre le reste de ses jours...
Alors, Niccolo raconte. Il raconte son île, ses spécificités, son histoire, qui semble avoir débuté vraiment en 1986 quand Khadafi, déjà lui, avait visé l'île en représailles des bombardements américains sur Tripoli, sa géographie, qui en fait un coin à part, île calcaire dans un archipel volcanique, son climat, qui en fait un quasi désert entouré d'eau...
Bref, Lampedusa est un mystère à tous les points de vue. Une bizarrerie. Une perle fragile sur plan écologique, un paradis pour les plongeurs, avec des spots exceptionnels, un lieu de villégiature avec des plages magnifiques qui attirent les touristes, un tourisme qui met du beurre dans les épinards, mais qui risque aussi de tout détruire...
Une perle, c'est vrai, mais aussi une île d'une immense pauvreté, dépourvue d'un grand nombre d'infrastructures qui font la modernité d'un lieu, éternellement oubliée des pouvoirs publics, sauf quand il s'agit de venir se montrer et faire campagne sur le dos des réfugiés... Un petit tour et puis s'en vont, présidents du conseil, papes, stars ou autres...
Niccolo est notre guide à Lampedusa, lui qui s'est battu pour elle, qui s'est engagé pour elle, à travers une radio locale, qui a lutté contre la montée de la xénophobie et du racisme, qui s'est inquiété pour les siens, de les voir céder aux sirènes touristiques sans se poser de questions... Il l'a aussi quittée, un moment, pour aller faire des études, loin, dans le nord du pays...
Mais, depuis les neiges turinoises ou les brouillards milanais, jamais il n'a perdu de vue la situation à Lampedusa. Il l'a regardée à travers ce miroir déformant que peut facilement devenir la télévision et a compris que ceux qui n'y ont jamais mis les pieds ne pourront jamais comprendre ce qu'est cette île si on la réduit à la question migratoire...
Alors, il y est revenu, décidé à ne plus en repartir. A Lampedusa, il y a tant à faire, pour ses habitants comme pour ceux qui viennent s'y échouer. Pour qu'on n'oublie pas ces réfugiés, qu'on ne les laissent pas livrés à leur triste sort. Mais pour qu'on n'oublie pas aussi les habitants de Lampedusa, qui aspirent à une vie paisible.
Cette question des migrants inspirent de plus en plus les romanciers. Après "Entre deux mondes", d'Olivier Norek, en voici un nouvel exemple, sensiblement différent, dans le fond et dans la forme. Car, "Pêcheurs d'hommes" est bien sûr un roman qui parle de ce phénomène, sans lui, pas d'histoire, mais son point de vue n'est pas celui des exilés.
En 2006, déjà, bien avant tout le monde, Laurent Gaudé nous avait emmené en Méditerranée, à la rencontre d'un pêcheur d'homme, Salvatore le bien nommé, dans son roman "Eldorado". L'histoire d'un garde-côtes dont la carrière et la vie vont basculer lorsqu'il va devoir s'occuper de naufragés, sauvés in extremis pour avoir voulu rallier l'Europe...
Eric Valmir a choisi d'aborder le sujet différemment, par la bande. En s'intéressant non pas à la situation qui pousse ces gens au départ, aux conditions de leurs voyage ou de leur arrivée (même s'il en est évidemment question), mais en se focalisant sur ce territoire qui a fait brutalement irruption dans l'actualité depuis quelques années.
Son roman est comme un long reportage sur Lampedusa, j'ai déjà listé (de manière non exhaustive, bien sûr) les différents éléments qui en font un lieu en soi remarquable. On pourrait ajouter que l'île n'apparaît pas systématiquement sur les cartes d'Italie, que c'est un territoire très isolé (isola, en italien, c'est l'île, mais là, ce n'est pas un pléonasme) et qu'elle a tout pour éveiller la curiosité.
Je n'entre pas dans le détail, lisez le livre d'Eric Valmir et vous comprendrez tout ce qui fait de Lampedusa un endroit pas comme les autres, indépendamment de sa dramatique actualité. Au gré des réflexions de Niccolo, on la visite sous toutes ses coutures, ou presque, on comprend les enjeux, mais aussi l'impression d'abandon des habitants.
Car, si l'île est l'entité centrale de "Pêcheurs d'hommes", c'est aussi un roman sur ceux qui vivent là et se retrouvent dans une situation impossible. Un regard bienveillant, qui n'exclut pas la critique, qui n'élude pas les choses qui fâchent, mais qui montre les choses telles qu'elles sont. Simplement, sans chercher la polémique, le scoop, le buzz...
Voilà pourquoi j'ai choisi cette citation en guise de titre : Calogero, qui la prononce, n'est pas un mauvais bougre, mais, avec un coup dans le nez, il se laisse aller à livrer le fond de la pensée. Lampedusa est devenu la scène d'un triste cirque médiatique et ses habitants ont l'impression d'être la cinquième roue du carrosse.
Un exemple : j'ai ouvert volontairement avec l'histoire des accouchements à Palerme, faute d'infrastructures suffisantes sur l'île. Parmi les personnages formidables que l'on croise dans le sillage de Niccolo, il y a le docteur Pietro. Que vous dire de lui, si ce n'est qu'il fait honneur à sa profession, infatigable soignant depuis plusieurs décennies.
Mais, son dévouement pose aussi question : pourquoi accepte-t-il d'effectuer pour les réfugiés des actes qu'il refuse aux habitants ? La situation de Lampedusa devient alors ubuesque, et la sensation d'être délaissé gagne, le ressentiment, aussi. L'impression qu'on ne fait rien pour eux... Un terreau favorable aux haines...
En cela aussi, on peut être reconnaissants aux habitants de Lampedusa. Oh, bien sûr, l'île à son lot de bas du front, mais somme toute, leur influence reste limitée, et la solidarité est bien implantée. Le mécontentement ne vise pas directement, ou rarement, les pauvres hères qui se retrouvent là bien malgré eux.
Et c'est aussi cela que Niccolo et les siens combattent : l'image qu'on renvoie parfois d'eux, à tort, estiment-ils, à travers des reportages mal conçus, pour faire du bruit plutôt que pour raconter les faits tels qu'ils sont. Eric Valmir n'oublie pas son métier premier, celui de journaliste, et son livre est aussi une sévère critique de certains de ses confrères, prêts à tout pour l'audience...
"Ce ne sont pas les immigrés qui troublent l'ordre public, mais la bêtise humaine", lit-on encore dans "Pêcheurs d'hommes", et l'on voudrait que ce constat soit fait ailleurs, et non pas toujours à sens unique, à l'encontre des migrants... Avec ce gros plan sur Lampedusa, Eric Valmir nous rappelle à l'ordre, remet les choses en perspective et c'est salutaire...
Terminons avec le titre de ce roman. Il est, hélas, à prendre au pied de la lettre. Car, si beaucoup considèrent le père de Niccolo comme un pauvre fou et refusent d'avouer qu'ils ont connu la même mésaventure que lui, il est clair que d'autres ont dû retrouver des corps dans leurs filets... De plus en plus souvent...
L'expression "pêcheurs d'hommes" renvoie à l'évangile selon saint Luc, les premiers versets du chapitre 5 pour être précis. Un épisode que l'on connaît sous le nom de "Pêche miraculeuse", quand Jésus accompagne ses disciples sur le lac de Génésareth. Une sortie infructueuse, jusqu'à ce que Jésus demande à Simon de jeter une nouvelle fois les filets...
L'évangile lui-même, du moins la traduction que nous en avons, joue avec les mots "pêcheurs" et "pécheurs", et c'est Jésus qui indique à ses disciples leur vocation à venir, celle qui les fera "pêcher des hommes", autrement dit les convertir. L'expression, l'image, dans notre culture judéo-chrétienne, sont donc très fortes, mais, au regard de ce qui se passe à Lampedusa, elle prend encore une autre dimension...
Le rythme des traversées n'a jamais été aussi fort qu'actuellement, et le nombre de celles et de ceux qui n'y parviennent pas et sont avalés par la mer augmente d'autant. La répétition des drames, les décomptes macabres ne suffisent pas, l'Italie, l'Europe sont impuissantes ou incapables d'endiguer le phénomène ou d'y trouver des solutions efficaces.
Eric Valmir (auteur du très intéressant "Magari") retrouve ses réflexes de grand reporter et, s'il choisit de se mettre dans la peau d'un enfant de Lampedusa, d'opter pour la fiction, c'est bien un roman vrai qu'il nous propose, un long reportage qu'on ne peut publier dans un journal car le format est trop important. Être exhaustif est rarement possible, mais il essaye d'aborder la question sous tous les angles.
Des plus essentiels, à travers la situation de l'île ces dernières années, jusqu'aux plus anecdotiques, comme la mort de l'idole Domenico Modugno (quoi, vous ne connaissez pas ? Mais si : Voooolaaaare, oh-ooooh...), sans oublier les plus scandaleux, et, une fois encore, un certain Silvio Berlusconi se distingue dans ce domaine... Populiste un jour...

"Pêcheurs d'hommes" est surtout un livre qui aborde ces thématiques de manière dépassionnée. Non, le terme n'est pas bon. Ce qui est écarté, ce sont les passions négatives, les instincts les plus sombres et les plus troubles. Demeure un profond humanisme et une tendresse évidente pour ce coin d'Italie, et pour ce pays tout entier, malgré ses travers (mais quel pays n'en a pas ?).
Je n'ai sans doute pas assez insisté là-dessus dans le billet, j'ai beaucoup parlé de l'île. Mais, ce roman, comme tout reportage, en fait, repose avant tout sur ses personnages, attachants, le plus souvent, agaçants, parfois, à la hauteur des enjeux le plus souvent. Des personnages de fiction, oui, puisque c'est écrit roman sur la couverture, mais qui s'inspire forcément de personnalités réelles.
La dernière ligne lu, la dernière page tournée, on laisse Niccolo et les autres à regret. Personne, pas même eux, ne sait de quoi sera fait l'avenir de Lampedusa. Leur avenir, aussi. On leur souhaite le meilleur, à eux et à ceux qu'ils accueillent sur leur "île au centre de la mer". Une île qu'on sait maintenant situer sur les cartes.
Et pas seulement pour des raisons tragiques et douloureuses...