Il y a quelques auteurs, comme ça, dont j’attends toujours la nouvelle cuvée avec une impatience souvent difficile à réfréner et qui ne me déçoivent que fort rarement et en tout cas, quand je chipote, c’est à propos de détails peu importants. Chez les français, je peux citer Pierre Pevel et Fred Vargas. Le dernier opus de cette dernière a donc fini par atterrir sur mes étagères en grand format, car je n’avais pas la patience d’attendre la sortir poche.
C’est du Vargas pur jus, ce qui signifie ce que ceux ou celles qui cherchent une intrigue policière classique, louchant vers le rationnel, en seront pour leurs frais. Pour les autres, pour ceux qui ne dédaignent pas se perdre un peu dans les méandres de l’Histoire, pour les inconditionnels de l’équipe Adamsberg dont on a toujours plaisir à retrouver les visages familiers, pour les amateurs de caractères bien trempés ou singuliers, cette Recluse constituera un cru appréciable et plein de surprises.
« L’espace d’un instant, Adamsberg trouva la vie de la brigade très compliquée. Est-ce qu’il avait trop laissé filer les brides ? Laissé trainer les revues d’ichtyologie sur le bureau de Voisenet, laissé le chat organiser son territoire, laissé un lit pour Mercadet, laissé Froissy emplir une armoire de réserves alimentaires, disponibles en cas de guerre, laissé Mordent à sa passion des contes de fées, laissé Danglard à une érudition envahissante, laissé Noël couver son sexisme et son homophobie ? Laissé son propre esprit ouvert à tous les vents ? »
Comme souvent, Vargas distille ses connaissances que ce soit sur le monde animal ou sur des faits historiques au travers d’une enquête cependant bien plus tordue que dans les précédents tomes. La recluse est aussi bien cette timide araignée que l’on prend plaisir à découvrir, que la femme au moyen-âge qui vivait retirée car, je cite, « Il était d’usage de pratiquer, auprès de certaines églises du moyen âge, de petites cellules dans lesquelles s’enfermaient des femmes renonçant pour jamais au monde. Ces reclusoirs avaient le plus souvent une petite ouverture grillée s’ouvrant sur l’intérieur de l’église. » Il va sans dire que je préfère nettement la petite araignée, qui sera d’ailleurs, et sans mauvais jeu de mots, le fil conducteur d’une intrigue reposant sur une implacable vengeance. A propos, l’intrigue principale se suffisait largement à elle-même, il n’était peut-être pas nécessaire de l’encombrer d’une enquête mineure quelque peu abracadabrante, mais ceci n’engage que moi.
Comme pour le dernier roman, je ne cacherai pas une pointe de déception quant au traitement des personnages, devenus des amis au fil du temps. Bien sûr, tout ce petit monde gravite autour de l’insaisissable Adamsberg, mais certains membres de l’équipe mériteraient tout de même autre chose que ces éternels rôles de faire-valoir. Et si Danglard devient de plus en plus détestable (ça va devenir difficile de continuer à l’excuser celui-là…), d’autres comme Violette et Veyrenc, demeurent sous-exploités, lointains, à la périphérie du génial commissaire. Cela devient un peu frustrant.
Encore une fois, je me laisse aller à chipoter – mais c’est toujours ainsi, quand on place la barre assez haut avec son auteur favori – alors qu’évidemment, j’ai pris un plaisir fou à cette lecture (roman dévoré en deux jours). En guise de dessert, deux extraits de dialogues made in Vargas.
Dormi dans l’avion ? intervint Veyrenc en souriant.
– Possible, Veyrenc. Ça pue.
– Sans aucun doute, ça pue. On bute, on bute.
– Je veux dire : ça pue réellement, dans cette pièce. Vous ne sentez rien ?
Les agents levèrent leurs têtes tous ensemble pour repérer l’odeur. Curieux, pensa Adamsberg, que l’être humain hausse instinctivement le nez de dix centimètres quand il s’agit de saisir une odeur. Comme si dix centimètres allaient changer quoi que ce soit. Mue par ce réflexe animal conservé depuis la nuit des temps, la troupe des agents évoquait tout à fait un groupe de gerbilles cherchant à capter l’odeur de l’ennemi dans le vent.
– (..) Dis-moi comment s’appelle cette manière de parler qui consiste à emmerder l’autre en le questionnant sans cesse pour lui faire cracher ce qu’il ne sait pas mais qu’il sait?
– La maïeutique.
-Et qui a inventé ce truc?
– Socrate.
– Si bien que lorsque tu me questionnes coup sur coup, c’est cela que tu fais?
– Va savoir, dit Veyrenc en souriant.