Peterborough est une importante ville de l'est de l'Angleterre, avec une population avoisinant les 200 000 habitants. Située dans le Cambridgeshire, son existence remonte à l'antiquité et à la présence romaine de l'autre côté de la Manche. Elle est connue pour l'architecture gothique de sa cathédrale anglicane, ainsi que pour les paysages de la vallée de la rivière Nene, dont on a un aperçu dans le roman.
Mais refermons le guide touristique. C'est aussi une ville qui a connu la crise économique et a vu, depuis le début du XXIe siècle, sa sociologie énormément évoluer. Et particulièrement dans ce qu'on appelle les quartiers populaires. Et, désormais, y vivent des populations très cosmopolites, où les Britanniques sont devenus minoritaires.
Ces nouvelles populations sont, pour beaucoup, originaires d'Europe de l'est, et sont venues en Angleterre pour y travailler, en particulier dans le bâtiment. Mais cette arrivée ne fait pas que des heureux, les refrains sont connus, ils sont les mêmes que sur le continent. On accuse ces femmes et ces hommes de tous les maux, d'occuper les emplois, d'être source de délinquance, etc.
Les tensions entre Britanniques et étrangers se font plus virulentes et la grogne se matérialise par l'apparition de plus en plus fréquente de sigle favorables à des partis ou groupuscules hostiles aux étrangers, comme l'English Nationalist League... Peterborough est lentement devenue une poudrière, dans un pays où le sentiment isolationniste grandit.
Highbury street traverse un de ces quartiers ainsi chamboulés. C'est là que la police intervient très tôt un mercredi matin, après avoir été appelée pour un incendie. C'est une cabane de jardin coincée entre deux pavillons qui a été la proie des flammes. Le hic, c'est le corps sans vie découvert à l'intérieur. Et aussi, le cadenas qui fermait la baraque de l'extérieur...
L'enquête est confiée à une section un peu particulière, la section des crimes haineux, qui intervient dès qu'on soupçonne une affaire liée au racisme ou à la xénophobie. A sa tête, l'inspecteur Zigic (eh oui, Zigic, il s'appelle Zigic...), un flic blasé, dont la famille est arrivée en Angleterre deux générations plus tôt, mais qui se sent toujours regardé comme un étranger...
A ses côtés, le sergent Ferreira, une jeune femme au caractère bien trempé, fille d'immigrés portugais qui a connu, enfant, le déracinement, les difficultés d'adaptation, le rejet, et en garde un colère sourde prompte à s'enflammer. Un duo de glace et de feu, le premier peinant à canaliser l'énergie de sa très indépendante et intrépide adjointe...
Leur enquête démarre péniblement : les Barlow, propriétaires de la cabane, qui vivent dans la maison attenante, n'ont rien vu, rien entendu, rien remarqué... Etrange, étant donné l'agitation, la fumée, le voisin qui a sonné avec insistance... Mais, seraient-ils assez bêtes pour tuer quelqu'un chez eux de cette façon ?
Tout en les gardant à l'oeil, les policiers poursuivent leur enquête et un nom surgit alors : Jaan Stepulov, originaire d'Estonie, à la réputation sulfureuse. Il semble qu'il squattait la cabane de jardin depuis un petit moment, sans que les Barlow aient pu faire quoi que ce soit. Les aurait-ils menacés ? Effrayés au point de les décourager à appeler la police ?
Un nom, c'est bien maigre, mais celui d'un immigré au statut flou et connu pour des frasques, cela permet de travailler. Zigic tient à ce qu'on ne ferme aucune piste pour le moment sans avoir de certitude absolue. Reste maintenant à reconstituer la vie et les derniers jours de Jaan Stepulov pour découvrir qui pouvait lui en vouloir au point de le piéger dans cette cabane...
Eva Dolan est une nouvelle voix du polar, en tout cas pour les lecteurs français, puisque, redisons-le, "les Chemins de la haine" est sorti Outre-Manche en 2014. Et ce premier roman mérite franchement l'attention, aussi bien pour ses personnages que pour son style, sec, un peu austère, mais non dénué d'émotions. Et puis, pour son sujet, également.
J'ai évoqué en préambule une écriture qui rappelle celles de séries britanniques, "Happy Valley" venant à l'esprit en premier, car on retrouve, dans cette série qui se passe près de Leeds, des points communs sociologiques avec "les Chemins de la haine". Mais on retrouve aussi ce rythme lancinant et captivant qui a pu faire le succès de "Broachurch" ou de "Thirteen".
Pas de chichi, pas d'effets inutiles, une enquête de terrain menée sur plus de 430 pages, tout de même, le temps d'examiner les différentes pistes et d'affronter quelques rebondissements. On utilise souvent le terme d'écheveau pour parler d'une intrigue de roman policier, ici, je trouve que la métaphore colle parfaitement : il faut démêler les pistes pour pouvoir en écarter certaines et en privilégier d'autres.
Pour gagner aussi la confiance des différents témoins, des Barlow à l'entourage de Jaan Stepulov, chacun semblant avoir de bonnes raisons pour se méfier des policiers et ne pas se confier à eux. C'est un polar de terrain, un travail de fourmi où chaque nouvel élément est conquis de haute lutte ou presque, dans un contexte difficile. Et c'est aussi ce qui rend cette lecture très prenante.
Alors, bien sûr, si vous ne jurez que par les thrillers à la sauce hollywoodiennes, vous risquez de ne pas trop accrocher au roman d'Eva Dolan. On est finalement plus proche du roman noir que du roman d'action, ce qui ne veut pas dire non plus qu'il ne se passe rien. D'ailleurs, "les Chemins de la haine" s'ouvre sur une scène digne du "Hannibal" de Thomas Harris. Mais pas avec le même dénouement...
On est proche du noir aussi parce que les personnages sont finalement aussi importants que l'intrigue elle-même. Je ne trahirai pas un grand secret en vous disant que "les Chemins de la haine" est le premier volet d'une série mettant en scène les personnages de l'inspecteur Zigic et du sergent Ferreira (pour le moment, quatre enquêtes ont été publiées en Angleterre).
On fait donc leur connaissance, en attendant de partager d'autres aventures à leurs côtés et de les voir évoluer. Deux flics qui n'ont rien de super-héros, des flics ordinaires, compétents, mais qui ont été un peu relégués malgré eux dans cette section en charge des crimes de haine. Comme si leurs noms, leurs origines, les prédisposaient à faire du bon boulot dans ce rôle-là...
D'une certaine façon, ce simple élément en dit long sur l'ambiance qui règne dans cette Angleterre-là : nom à consonance étrangère, direction les crimes racistes et xénophobes... Bon... A ce point du billet, une petite précision : j'ai évoqué le Brexit, tournant de l'histoire contemporaine des îles britanniques. Mais, l'histoire se déroule avant ce vote, bien avant même.
Aucune date n'apparaît clairement dans le roman, sauf erreur de ma part, mais on évoque la construction du stade olympique de Londres, qui a débuté au printemps 2008. Bien sûr, on peut lire ce polar avec l'oeil de 2018, avec les informations que l'on reçoit depuis le référendum en Grande-Bretagne, ses conséquences, économiques, sociales, politiques...
Mais, si je ne me trompe pas, le fait que l'action des "Chemins de la haine" se déroule des années avant le vote en question permet de se rendre compte que le ver avait déjà fait un bout de chemin dans le fruit... Que cette vision nationaliste et identitaire n'est pas apparue subitement à l'occasion de la mise en place du référendum, mais que cela couvait...
Et puis, 2008, c'est aussi la crise économique qui a fragilisé une économie un peu en perte de vitesse. Le travail se fait rare, les classes moyennes et les plus modestes s'appauvrissent. On voit bien les effets de tout cela dans Highbury street et les quartiers voisins à Peterborough. Dans ces conditions, ces immigrés deviennent des cibles évidentes.
Il est d'ailleurs intéressant (triste, mais intéressant) de noter que ces étrangers en question, montrés du doigt, accusés de bien des turpitudes (croyez-vous que Peterborough soit devenue Sodome et Gomorrhe à cause des "bons" Anglais ?) ont la peau bien blanche. Une xénophobie ordinaire et décomplexée, comme on dit...
Je referme cette parenthèse, qui concerne aussi Zigic (dont personne ne sait comment prononcer ce drôle de nom) et Ferreira, qui conservent cette impression qu'on les tolère, et rien de plus. Un mal-être que Zigic refoule, mais que Ferreira vit de manière plus virulente. Incontrôlable, indépendante, insolente, elle adopte une conduite de tête brûlée qui agace son supérieur.
Mais ces deux-là, si différents, forment une équipe efficace. Et il va falloir l'être, car rien n'est facile dans cette histoire. Les soupçons s'accumulent, ils ont plusieurs suspects dans leur collimateur, mais peinent à échafauder une théorie solide et encore moins à trouver des éléments de preuves pour l'étayer... Alors, on se retrousse les manches et on poursuit les investigations...
Ce faisceau de pistes très différentes, allant du crime xénophobe au crime crapuleux, en passant par le chantage et même l'acte d'un tueur à gages, complique forcément la tâche d'une équipe restreinte qui ne peut se démultiplier. A Peterborough, on trouve moult raisons de s'en prendre à quelqu'un comme Jaan Stepulov...
"Les Chemins de la haine", c'est donc une peinture sociale de l'Angleterre du début du XXIe siècle, troublante, violente, dérangeante... Un regard critique en guise d'avertissement, aussi, qui n'a hélas guère été écouté... Et une vision bien sombre de cet eldorado que voudraient rejoindre tant de personnes, tant de ces réfugiés qui campent aux alentours du tunnel sous la Manche...
Un constat qui va encore plus loin car, et je n'en dirai pas beaucoup plus, Eva Dolan aborde un sujet effrayant : l'esclavage moderne. Un sujet qu'on dénonce lorsqu'il s'agit des conditions de travail dans les pays du Golfe ou en Afrique (le récent scandale libyen en témoigne), mais qui est nettement plus tabou lorsqu'il s'agit de l'évoquer dans les pays occidentaux...
On n'en est même plus à des différences de statut, à des différences de perception, des citoyens qu'on considère de seconde zone par rapport aux autochtones. Non, là, on bascule dans un cynisme, une cruauté et une inhumanité d'une violence inouïe. Des vies humaines qui ne valent pas plus que des outils ou des matières premières, des êtres corvéables à merci. Pire : jetables.
Oh, ne nous leurrons pas, ce que raconte Eva Dolan n'est certainement pas une exclusivité britannique. La bassesse humaine se moque bien des traités internationaux, des frontières, naturelles ou non, et des territoires. Elle se répand partout, comme une sale épidémie, alimentée par la haine, mais aussi la cupidité et la bêtise...
"On a souvent besoin d'un plus petit que soi", dit la fable de La Fontaine, "le Lion et le Rat". Mais, dans la fable, ce plus petit que soi se montre utile en rendant un service désintéressé, en l'occurrence le rat qui se démène pour ronger le filet qui retient le lion et le libérer. Or, dans le monde actuel, celui que décrit Eva Dolan, c'est le plus grand des deux qui exige le service du plus petit.
Un service qu'il attend de voir effectué là encore dans un parfait désintéressement, sauf qu'il s'agit d'un travail d'une toute autre ampleur, d'une toute autre pénibilité. Un travail qui mériterait salaire en tout point du monde... Mais qui, ici, ne vaut au plus petit que d'être écrasé sans pitié s'il ne fait pas les choses correctement où s'il ne se plie pas à la volonté du plus fort (ah, on a changé de fable)...
Bien sûr, "les Chemins de la haine" n'est qu'un livre, une fiction. Difficile, pourtant, de ne pas sortir de cette lecture avec un profond malaise. De ne pas se dire que ce que raconte Eva Dolan repose sur une sinistre réalité, qui ne se limite pas aux environs de Peterborough... Le titre original, "Long way home", est fort, mais ce titre français est très bien choisi, avec ce mot, "haine", vers qui tous les chemins semblent mener...
Le premier roman d'Eva Dolan est très noir, très sombre, très inquiétant. Il demeure pourtant des lueurs d'espoir, d'importantes traces d'humanité et l'on se dit qu'il faut s'y accrocher... Les temps sont durs, cruels, et la romancière a su percevoir cette nouvelle barbarie, aux formes si diverses. Ce rejet de l'autre, sa commode "bouc-émissarisation"...
L'habileté, c'est d'ouvrir de nombreuses fausses pistes avant de découvrir la bonne, de reconstituer l'histoire qui a abouti à la mort d'un homme dans une cabane de jardin. Mais toutes ces pistes nourrissent l'inconfort du lecteur, en dévoilant des facettes aussi peu reluisantes les unes que les autres...
L'intrigue est complexe, c'est vrai, mais remarquablement élaborée, car tout s'imbrique au millimètre pour finalement mettre le lecteur face à un drame humain de grande ampleur. Echeveau, disait-on plus haut... Oui, le terme me convient bien. Mais impossible à démêler complètement, parce que tous les fils pourraient bien être noués entre eux...