"La soumission à la Loi est le seul rempart qui empêche le monde de basculer dans la folie".

Par Christophe
Disons-le tout de suite, afin de tuer dans l'oeuf toute velléité de tollé général, la citation ci-dessus est évidemment faite pour être battue en brèche (c'est le cas de le dire, puisque, dans la suite du passage, il est question de barrage et de lézardes). Dans notre roman du soir, on retrouve des archétypes classiques de fantasy, mais aussi quelques surprises et un univers assez particulier, dans lequel l'humanité est cantonnée aux terres, l'eau étant habitée par des démons... "Le fils de l'acier noir" est le premier volet d'une saga signée Larry Correia (en grand format aux éditions de l'Atalante ; traduction de Mathilde Montier), et nous emmène dans un univers qui, par bien des aspects, rappelle l'Inde. Un royaume qui est donc soumis à cette fameuse Loi, qui cimente absolument tout son fonctionnement. Que se passera-t-il, alors, si elle est remise soudainement en cause ? Et si celui qui cherche à l'abattre était son plus fervent défenseur peu de temps auparavant ? De la fantasy épique qui bastonne et une quête menée pour échapper au désespoir...

Dans des temps immémoriaux, une terrible guerre a opposé les dieux entre eux. A l'issue de ce conflit, les démons ont été vaincus et chassés. Ils ont trouvé refuge sur la terre habitée par les humains, mais, au lieu de s'y tenir calme, ils ont voulu imposer leur pouvoir par la force, ravageant tout sans aucun état d'âme.
Une situation qui ne pouvaient convenir aux dieux : si les démons ont été exilés, ce n'est pas pour qu'ils puissent faire le mal ailleurs ! Ils ont donc dépêché sur terre un de leurs hommes de confiance, un héros, capable de mettre un terme aux agissements démoniaques sur la terre des hommes. Ce héros se nommait Ramrowan, et il a vaincu à son tour les démons.
Contraints de battre en retraite encore une fois, ceux-ci ont investi les mers et les océans, où ils sont cantonnés depuis. Un partage équitable de la terre des hommes, les humains sur la terre ferme, les démons dans les eaux. Chacun chez soi et toute tentative de briser cet équilibre entraîne une répression immédiate.
Mais, le temps a passé. Des siècles, des millénaires, peut-être. Et ces histoires, après être devenus légendes, se sont perdues. L'homme a fini par oublié cette histoire de dieux et de démons, le héors Ramrowan et sa foi. Seul perdure cette situation partagée : les hommes sur terre, les monstres dans les eaux.
Et, pour réguler tout cela : la Loi.
Chaque être vivant y est soumis en tout point de la terre. Un principe inaliénable, inattaquable, enseigné à tous dès le plus jeune âge. C'est en suivant à la lettre cette Loi que la société a été façonnée selon un système de castes également inviolable : on ne passe pas d'une caste à une autre et, au plus bas de l'échelle sociale, ceux qu'on appelle les sans-caste ne sont même pas considérés comme des humains.
S'il prend l'idée à quelqu'un d'enfreindre la Loi, si des sans-castes se révoltent et prennent les armes, ce qui leur est formellement interdit, ou si des démon quittent les eaux pour investir la terre, alors sont envoyés les chevaliers-protecteurs, des soldats d'élite dont la mission est de faire appliquer la loi, coûte que coûte. Le plus souvent par la force.
Parmi ces héros d'un genre nouveau, qui ont suivi une formation extrême dans leur jeunesse pour devenir ces combattants d'exception au service exclusif de la Loi, il y a Ashok Vadal, surnommé Ashok Coeur-de-Pierre. Plus de 20 ans qu'il est ainsi au service de la Loi aux quatre coins du royaume, une légende vivante redoutée par tous, admirée par ses pairs et fierté de sa caste.
Ashok, c'est une machine, formé pour ne pas se poser de question, simplement appliquer la Loi. Pas de doute, pas de remords, pas de peur, ou si peu, une détermination sans faille et des capacités extraordinaires au combat. Ainsi, lorsqu'on le rencontre, renvoie-t-il dans les eaux deux démons qui ont eu le tort de s'aventurer sur terre. Un exploit qui n'avait plus été accompli depuis des lustres.
Il faut dire que Ashok bénéficie d'un atout maître dans son jeu : Angruvadal, une épée extraordinaire, forgée dans de l'acier noir et qui a la particularité de choisir celui qui la porte et celui qui se bat avec elle. Ashok est un élu, à plus d'un titre. Elu aux yeux de tous ceux qui servent la Loi. Il est son plus grand défenseur, le plus acharné et le plus dévoué.
A l'issue de son dernier exploit, il reçoit un message porté par Devedas, son meilleur ami, chevalier-protecteur qui a suivi sa formation à ses côtés. Ashok apprend qu'il est convoqué à Fort-Capitole auprès de Mindarin, le Grand protecteur. Celui-ci et mourant et, avant de disparaître, il a des révélations à faire à Ashok.
Le mot "révélations" est sans doute trop faible : ce qu'apprend Ashok fait s'effondrer toute son existence. Il n'est pas celui qu'il croyait être depuis aussi loin qu'il se souvienne et cette Loi, ce système qu'il a servi aveuglément toute ces années n'est qu'une illusion, un mensonge. Ce qui Mindarin lui propose alors est inacceptable : Ashok ne peut supporter l'idée de faire perdurer cette imposture.
Alors, il quitte tout, dans l'idée de se venger de ceux qui ont fait de lui ce qu'il est sous de faux prétextes. Ensuite, il acceptera son sort et, étant donné ce qu'il envisage de faire, il n'y aura pas beaucoup de sanctions possibles. Mais peu lui importe tout cela, désormais, puisqu'il n'est plus rien. Puisqu'on lui a repris tout ce qu'on lui avait donné.
Sauf Angruvadal...
Et pourtant, la mort devra attendre. Un autre destin, par ailleurs sans doute suicidaire, va être proposé à Ashok. On lui propose de mettre ses talents au service d'une autre personne, quelqu'un que, peu de temps encore, il aurait sans doute souhaité éliminer au nom de la Loi. Mais, désormais, pour Ashok Coeur-de-Pierre, la Loi n'est plus, alors...
Alors oui, il y a beaucoup de choses très classiques dans ce premier volet, mais d'autres qui sont assez intéressantes et font de ce premier tome, fort de tout de même 500 pages, un bon moment de lecture qu'on n'a pas envie de lâcher. Parce que l'on veut essayer de comprendre où va aller Ashok et de quelle nature sont les mystères qui l'entourent.
Ashok, c'est une espèce de mélange bizarre entre le roi Arthur et Judge Dredd. Dit ainsi, ça surprend un peu, je le reconnais, mais regardez : c'est un personnage qui a été choisi, très jeune, par une épée qui est bien plus qu'une simple arme (et, croyez-moi, l'élection de son porteur n'a rien à voir avec le rocher d'Excalibur) et, depuis 20 ans, la Loi, c'est lui. Ah, vous voyez que ça marche !
Bon, d'accord, je force un peu le trait, mais poursuivons : comme Judge Dredd, arrive un moment où Ashok se retrouve en porte-à-faux avec cette Loi qu'il a si bien servi. Le plus célèbre des chevaliers-protecteurs est désormais l'ennemi n°1 de la Loi. C'est la que la comparaison s'arrête, car Ashok n'a aucune intention de prouver son innocence, parce que c'est tout bonnement impossible.
Que faire d'autre, alors ? Car, c'est aussi ce qui fait d'Ashok un personnage hors du commun, sans la Loi, il n'a pas juste perdu un statut, un idéal, une détermination, un but, non, il a perdu tous ses repères ! Il n'est plus rien, plus personne et n'a qu'une idée en tête : mourir. Il ignore tout le reste, et cela lui ne lui importe pas du tout, de toute manière.
Ashok, c'est un héros, un combattant hors pair. Mais, humainement, c'est une coquille vide. Sa raison d'exister, c'était la Loi. Sans cela, c'est comme s'il n'y avait plus de structure pour permettre à son enveloppe corporelle de tenir debout. A part, peut-être, la rage et la soif de vengeance. Mais, ces émotions ne feront qu'un temps. Et ensuite...
Le désarroi de cet homme, invincible, capable d'aller au sacrifice pour son idéal, mais qui n'est finalement qu'une espèce de fanatique lobotomisé et incapable de penser par lui-même, est sincère. Il n'a pas d'existence en dehors de son service, il n'a pas de but en dehors des missions qu'on lui assigne, il n'a pas d'état d'âme, de questionnements, d'idée, de libre arbitre, au contraire d'un Devedas.
Au fil de ce premier volet, on finit par changer de perception au sujet d'Ashok : alors qu'on le voyait comme un héros imbattable, porteur d'un idéal, incarnant des valeurs, on le considère petit à petit comme un antihéros, trompé, bafoué, victime d'un système inique. Pourtant, dire qu'il est victime d'une injustice est impossible.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce premier volet, mais ces mensonges lui ont offert un destin qu'il n'aurait jamais pu envisager si, un jour, Angruvadal ne l'avait pas choisi, si on ne lui avait pas fabriqué une vie sur mesure pour correspondre à cette élection. Et c'est à cela qu'il renonce, parce que c'est ce qui lui semble juste...
De sa vie ultérieure, il est difficile de parler, car il faudrait en révéler beaucoup sur les événements qui se produisent dans "le Fils de l'acier noir". Mais, le dénouement de ce premier tome réserve son lot de surprises et présagent d'une suite qu'il sera intéressant de suivre pour comprendre exactement ce qui attend Ashok. Quel est ce véritable destin qui l'attend.
Il y a quelque chose d'un héros tragique chez Ashok Coeur-de-Pierre, car jamais il ne semble avoir en main les rênes de son destin. Il a fait tomber le voile sur son imposture volontaire, mais une fois redevenu libre, si on peut dire, il continue à ne décider de rien, subissant les événements, y répondant avec ce qu'il sait faire de mieux : se battre et tuer ceux qui se dressent sur son chemin.
Car, parallèlement au parcours d'Ashok, on assiste à tout un tas d'intrigues politiques qui sont en train de se mettre en place au sommet du pouvoir. Là encore, l'objectif final n'apparaît pas immédiatement, et la frontière entre le bien et le mal, les gentils et les méchants est franchement flou. Difficile, même, de savoir s'il y a des "gentils" quelque part.
Pendant que Ashok se cherche, que sa trajectoire dévie et qu'il suit un nouveau destin dont il ne sait encore pas grand-chose, les rapports de force se modifient largement et de grandes manoeuvres se préparent, avec leur lot d'ambitions qu'on veut assouvir et de trahisons qu'on est en train de peaufiner. Et, au milieu de tout cela, quelqu'un qui tire certainement les ficelles d'Ashok, mais qui ? Et pourquoi ?
Je me suis laissé entraîné dans cet univers que j'ai trouvé assez original dans la forme, même si, dans le fond, il fonctionne comme bien d'autres univers de fantasy. Je me suis laissé entraîné par ce personnage d'Ashok, apparemment si lisse et pourtant si intrigant bien malgré lui. Je me suis laissé entraîner par ces manigances ourdies dans l'ombre.
Et je dois dire que j'ai été surpris par pas mal de choses dans la dernière partie de ce premier tome, je ne suis pas sûr qu'on puisse tout à fait parler d'une série de cliffhangers, mais en tout cas, de rebondissements qui vont nous laisser dans une grande incertitude, en attendant de pouvoir lire la suite de ce cycle.
J'ai beaucoup axé ce billet sur Ashok, mais on aurait tort de croire que le roman tourne seulement autour de lui. Je crois qu'on le comprend bien, tout en étant le personnage central, c'est aussi un homme manipulé en permanence. Un des éléments forts auquel on peut s'attendre, d'ailleurs, c'est qu'il découvre un concept nouveau pour lui, la liberté, et que cela influe fortement sur la suite de son existence.
Mais, ce que je voulais dire, c'est qu'il y a pas mal de personnages secondaires qui évoluent autour de lui. J'ai évoqué Devedas, le meilleur ami d'Ashok, son alter ego et pourtant, un personnage si différent du Coeur-de-Pierre. Si Ashok est une coquille vide, ce n'est pas le cas de Devedas, dont les positions sont amenées à changer au fil du cycle et, si l'on se doute que les amis risquent de devenir des frères ennemis à un moment donné, il est intéressant de voir comment.
Et puis, il y a le personnage de Jagdish, qui m'a bien plu. Jagdish, c'est un soldat, pas un chevalier-protecteur, non, un soldat classique, plutôt compétent, d'ailleurs, mais qui a la poisse. Quoi qu'il fasse, ça tourne mal, et pas de son fait ! Comme Ashok, il ne cesse de tomber de Charybde en Scylla, sauf qu'il n'a pas le fatalisme qui caractérise le chevalier-protecteur et qu'il a bien l'intention de prendre les choses en main.
Ce premier tome a donc posé les jalons du cycle avant de quasiment tout balayer pour remettre en cause les rapports de force qui sous-tendent la vie de cet univers. La Loi, ce rempart fragile censé empêcher le monde de basculer dans la folie est désormais remis en cause. Pas publiquement, non, mais des alternatives apparaissent doucement.
Si la Loi s'effondre, et avec elle tout ce qui a été imposé aux hommes depuis si longtemps, un vide va se créer. Reste à savoir ce qui voudra occuper ce vide : peut-on imaginer renouer avec les traditions d'avant la Loi, et donc avec l'âge de a Foi ? Ou bien d'autres intervenants essaieront-ils d'imposer leur vision des choses ?
Quoi qu'il en soit, cela ne devrait pas se dérouler dans le calme et la suite de ce cycle devrait nous réserver encore quelques moments épiques et violents, avec un Ashok qui va devoir se (re)construire entièrement. Et sans doute décider s'il continue à servir des causes dont il n'est qu'un engrenage, ou s'il se montre plus individualiste, pour briser cette succession de destins qu'on lui impose.