Ah, les réseaux sociaux ! Le fer de lance de la révolution 2.0 en ce début de XXIe siècle ! On les critique, on les vilipende, mais on les utilise dans notre grande majorité. Pour communiquer, pour échanger, pour se montrer, aussi. Facebook est le site roi, le plus influent, au point qu'on l'accusera bientôt de tous les maux, de faire et défaire les puissants... Notre roman du jour s'inspire de cette situation et offre une satire de la société américaine contemporaine à travers cette idée très amusante et provocante : un tueur en série qui choisit ses victimes au hasard sur un réseau social qui fait fortement penser à Facebook. Au hasard, vraiment ? "Indian Psycho", d'Arun Krishnan (en grand format chez Asphalte Editions ; traduction de Marthe Picard), est un roman sombre et drôle à la fois. Sombre, parce qu'il y a de quoi s'inquiéter des comportements décrits dans le livre ; drôle, parce que le personnage central est haut en couleur, à la fois naïf et retors. Mais c'est surtout une formidable réponse à l' "American Psycho", de Bret Easton Ellis, dont Krishnan reprend bien des codes. Une vision actuelle, portée aussi par les questions du multiculturalisme et du racisme aux Etats-Unis...
Arjun est né en Inde, dans une des plus basses castes de la société. L'assurance d'un avenir sans espoir ni horizon. Mais, ce destin va radicalement changer quand il a été adopté par les Clarkson, un couple d'Américains installé sur le sous-continent. En devenant Arjun Clarkson, il voit de tout autres perspectives s'ouvrir à lui...
Et en particulier, se rendre aux Etats-Unis, ce pays qui le fascine. Le pays de tous les possibles. Eh oui, le bon vieux rêve américain fonctionne encore ! Devenu adulte, il a donc décidé de s'installer aux Etats-Unis, mais pas comme citoyen américain, mais avec un visa de travailleur. Il a été embauché par une agence de publicité dans laquelle il a débuté une carrière très prometteuse.
Son domaine : la gestion des portefeuilles d'entreprise souhaitant faire leur promotion sur internet. De manière innée, Arjun maîtrise parfaitement les arcanes du monde virtuel et les stratégies qu'il élabore débouchent généralement sur de spectaculaires suspects. Et, si les clients de l'agence se montrent encore prudents vis-à-vis du web, le travail du jeune homme fait monter leur confiance.
Tout pourrait donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais la vie américaine d'Arjun n'atteint pas la perfection. D'abord, parce que, malgré ses efforts pour s'intégrer, il reste un Indien et doute qu'on le considère un jour comme un Américain. Dans la vie quotidienne, la vie IRL, comme on dit, il ne maîtrise pas encore tous les codes et la couleur de sa peau n'est pas la seule chose qui fasse de lui un étranger.
En Amérique, Arjun n'est pas un intouchable, comme dans son pays natal, son statut social est nettement plus enviable, désormais. Pourtant, même s'il grimpe échelon après échelon l'échelle sociale, si son salaire connaît une progression régulière qui en fait un membre des classes moyennes supérieures, il se sent toujours un peu à l'écart.
D'autre part, il se sent seul. Arjun est un vrai geek, un timide, un discret, un naïf. Un gentil garçon avec qui on aime rire (parfois à ses dépens, d'ailleurs) ou travailler, mais pas vraiment le genre de garçon que les filles remarquent. A commencer par Emily, son ancienne collègue, qui a séduit Arjun dès son arrivée dans sa boîte de pub.
Des sentiments sur lesquels Arjun peine à mettre des mots, il parle d'estime quand on se dit que cela ressemble beaucoup à de l'amour et du désir. Oui, le jeune homme est amoureux, mais n'a pas su faire partager ce sentiment. Pire, Emily a quitté la boîte pour une autre, plus importante... Désormais, Arjun se contente de la suivre à travers son profil sur le célèbre réseau social MyFace.
Non seulement il y apprend tout ce qu'apprécie et tout ce que déteste la jeune femme, mais le système de géolocalisation du site permet à Arjun de savoir où se trouve Emily en temps réel. Et d'organiser une petite rencontre due... au hasard, bien sûr ! Mais la rencontre ne se passe pas tout à fait comme l'avait prévu Arjun.
Se sentant rejeté par la jeune femme, rongé par la jalousie, le jeune Indien assassine Emily. Puis, sur un nouveau coup de tête, il fait de même avec Raj, son collègue et son rival, celui qui se moquait sans cesse de lui et qui, en plus, avait ravi le coeur d'Emily... Un double meurtre découvert assez rapidement, tout comme le lien entre les victimes.
Dans son impulsivité, Arjun a oublié ces aspects élémentaires. L'agence pour laquelle il travaille se retrouve donc dans le collimateur de la police et l'inspecteur en charge de l'enquête semble s'intéresser particulièrement à Arjun, qui sent se rapprocher de lui le couperet de la justice... Il doit donc trouver un moyen de se disculper.
Et l'idée va lui venir devant une photo : près d'un des corps, un autocollant promotionnel pour MyFace, comme on en trouve partout. Et si... Et si d'autres victimes étaient découvertes et que le tueur expliquait les avoir choisies au hasard en surfant sur le réseau social ? Oh, bien sûr, il va lui falloir tuer, encore et encore...
Ce ne sera pas sans doute pas terrible pour le karma du fervent bouddhiste qu'est Arjun. Mais, il se trouve qu'il a aimé ce qu'il a ressenti en tuant... Ce pouvoir, cette puissance... Jamais il n'a connu cela ! Et, effectivement, depuis qu'il est devenu un tueur, le garçon timide gagne en assurance, en confiance en soi...
"Indian Psycho" est une véritable satire et c'est ce qui fait de ce roman un livre très drôle, malgré sa profonde noirceur. La manière dont Arun (et pas Arjun, ne confondons pas, ce pourrait être embêtant pour l'auteur, même s'il a beaucoup de points commun avec son personnage), dont Arun Krishnan, écrivais-je, fait monter lentement mais sûrement la psychose autour des réseaux sociaux est tout à fait réussie (et assez réjouissante, même).
On a beau le savoir, se le répéter, on continue de mettre notre existence en façade sur les réseau sociaux, d'ouvrir notre intimité à des inconnus, dont certains sont des amis, mot sublime qui ne devient qu'un élément du jargon d'internet. Ce qui est intéressant, c'est la relation très ambivalente du personnage d'Arjun vis-à-vis de MyFace.
Il en maîtrise les codes, les règles, les techniques, puisque c'est son boulot et qu'il est très bon dans son domaine. Et, peut-être d'ailleurs parce qu'il connaît si bien tout cela, il s'en méfie. Il a crée un profil, mais il y est très peu actif et surtout, il n'y livre rien de vraiment personnel, quand d'autres révèlent à peu près tout de leur personnalité, de leurs goûts, de leur vie.
Arjun est un espèce de fantôme qui traverse les murs des abonnés à MyFace, observe, regarde... C'est un voyeur du monde virtuel, bien planqué derrière son écran. Inoffensif, jusqu'à ce que sa vie bascule et qu'il ne s'improvise tueur en série pour ne pas être pris pour ce qu'il est : un assassin. Et sa riche et discrète expérience sur MyFace va alors être un atout précieux dans sa folle stratégie.
MyFace est évidemment un avatar de Facebook, le plus emblématique et le plus puissant des réseaux sociaux. En arrière-plan de l'intrigue, Arun Krishnan critique ce système qui abolit toute intimité, toute barrière entre les êtres avec leur propre consentement. Il y voit l'abolissement d'un libre arbitre, un système absurde où l'exhibitionnisme répond au voyeurisme.
Outil de contrôle dans un meilleur des mondes construit par ceux qui seront soumis ensuite, MyFace est, d'une certaine manière, perverti par le tueur qui utilise à son compte pour choisir ses victimes les données que seuls les grands patrons du réseaux et les tout-puissants annonceurs devraient pouvoir utiliser à leur (gigantesque) profit.
Et puis, il y a l'influence de Bret Easton Ellis, même si le titre en VO, "Antisocial", n'est pas aussi référencé que le titre français... Après Alain Mabanckou, qui l'avait parodié dans son "African Psycho", où il faisait de son personnage le plus maladroit des tueurs en série, voici donc un Patrick Bateman venu du sous-continent indien. Mais, si Mabanckou s'éloignait beaucoup du modèle, Arun Krishnan, lui, a décidé d'y coller.
"American Pyscho" est paru en France en 1992 et, comme partout, ce fut un succès, critique et public, et l'objet de controverses et d'interminables discussions. Des fans, des détracteurs, des visions de l'histoire qui divergent, voire s'opposent... Un roman phénomène qui a marqué une génération, parfois pris au premier degré ou mal compris, mais qui, un quart de siècle après, fait encore parler.
Arun Krishnan en reprend le décor (New York) les codes (le name-dropping, les marques, les fringues, les lieux à la mode...) et la fuite en avant du personnage central (sauf que, dans le cas d'Arjun, aucun doute : il ne fantasme pas ses crimes). Il ne modifie en fait que ce personnage qui n'est plus golden-boy, le job phare des années 1980, mais bosse dans la net-économie.
Il abandonne aussi son WASP triomphant, individualiste et prêt à tout pour réussir, s'enrichir et arracher sa petite part d'un pouvoir matériel somme toute assez dérisoire, pour un immigré indien qui débarque dans une Amérique un peu en panne, pour travailler dans le nouvel eldorado, l'internet, mais pas dans sa dimension libertaire, non, dans sa facette la plus crûment capitaliste.
Le constat est à la fois cruel et amer pour l'Amérique contemporaine (le roman est paru en VO à la fin 2015, avant l'élection de Donald Trump), mais aussi pour New York, souvent décrite comme la ville cosmopolite et tolérante par excellence. A l'image de ces réseaux sociaux et des liens qui s'y nouent, le rêve américain ressemble bien à un miroir aux alouettes.
Arjun souffre de sa situation, du regard des autres. De ne pas être un Américain à part entière. Il n'a pas la nationalité, juste un visa de travail, il ne maîtrise pas tous les codes sociaux ni le langage dans sa totalité, il peine avec l'humour et le second degré, il est encore très imprégné de sa culture d'origine et bien loin de se fondre dans cette société qui ne doit pas tout à fait ressembler à celle qu'il imaginait.
Le racisme est très présent dans "Indian Psycho", parfois de manière inconsciente chez les interlocuteurs du jeune indien. Il en est blessé, mais il encaisse, sans se plaindre, sans entrer dans des discussions interminables. Alors, quand il commence à tuer, c'est aussi une espèce de catharsis pour lui. Une revanche sur cette ville, sur cette société qui le récompense pour son travail mais le laisse soigneusement à l'écart.
"Indian Psycho" ne célèbre pas la réussite individuelle, la gloire matérialiste poussée à l'extrême, comme son modèle, mais bel et bien l'échec d'un jeune homme qui aspirait à vivre ce rêve qu'on lui a sur-vendu, comme on le sur-vend depuis si longtemps dans le monde entier. L'échec d'un pays qui attire les talents, les rémunère certes confortablement, mais les laisse tout de même dans l'antichambre.
Le matérialisme demeure, la superficialité de cette société où le paraître écrase tout impitoyablement aussi. Mais, Arun Krishnan casse l'indifférence terrifiante qu'il y a dans "American Psycho". Le vrai pouvoir d'Arjun Clarkson, c'est la peur qu'inspirent ses actes à toute une ville, tout un pays, et même au-delà. En tuant, il devient un démiurge, un dieu...
Il fait trembler l'Amérique !!
Voilà qui fait de cette lecture un roman très noir, et pourtant, on s'amuse énormément. Arjun est un personnage facétieux, sympathique, touchant par sa maladresse et sa naïveté. Mais n'est-ce pas une image, avec tout ce que cela peut avoir de trompeur ? Arjun est le narrateur du roman, d'une certaine manière, en nous racontant son histoire, il se met en scène. Comme ça l'arrange.
Le gentil garçon un peu perdu, le geek distrait et candide disparaît au fil de ses crimes pour laisser la place à un tout autre personnage. Oh, il n'en est pas forcément moins charmeur, mais il se montre cynique, machiavélique, sans pitié, lancé dans une spirale de violence qui ne semble pas avoir de fin. Il nargue la police, MyFace, ses abonnés, New York, l'Amérique, et bientôt le monde.
Il change, et pourtant, on peut se demander à certains indices si ce profil-là n'est pas en fait sa véritable personnalité. De son passé en Inde, on sait relativement peu de choses, mais ce que l'on en devine laisse imaginer que le hasard n'a décidément rien à faire dans ce roman. Ni pour la rencontre initiale, ni pour le choix des victimes, ni pour la soudaine vocation de tueur d'Arjun...
Et, si chez Bret Easton Ellis, il y avait une réelle ambiguïté construite autour de la réalité des actes commis par Patrick Bateman, chez Arun Krishnan, elle se déplace sur la réelle personnalité d'Arjun Clarkson... On finit par se dire que Krshnan a en fait marié deux personnages mythiques de ce tournant des années 1980-90, Patrick Bateman, donc, et Hannibal Lecter.
D'une certaine manière, on retrouve cette double filiation jusque dans le dénouement du roman d'Arun Krishnan, avec une chute très amusante et très bien vue. La satire est efficace, elle s'étend finalement aussi à la nouvelle polarisation du monde qui est le nôtre, entre "vieilles" puissances asthmatiques et puissances émergentes qui entendent bien tout balayer sur leur passage.
Le dernier mot de ce billet sera musical. "Indian Psycho" est porté par une très agréable bande-son, essentiellement jazzy, mais pas uniquement, de Coltrane à Ellignton, en passant par Miles Davis et Herbie Hancock. En fin d'ouvrage, on trouve une playlist qui reprend en grande partie les morceaux écoutés par les personnages, mais pas uniquement. Et c'est parfait pour accompagner sa lecture...
Arjun est né en Inde, dans une des plus basses castes de la société. L'assurance d'un avenir sans espoir ni horizon. Mais, ce destin va radicalement changer quand il a été adopté par les Clarkson, un couple d'Américains installé sur le sous-continent. En devenant Arjun Clarkson, il voit de tout autres perspectives s'ouvrir à lui...
Et en particulier, se rendre aux Etats-Unis, ce pays qui le fascine. Le pays de tous les possibles. Eh oui, le bon vieux rêve américain fonctionne encore ! Devenu adulte, il a donc décidé de s'installer aux Etats-Unis, mais pas comme citoyen américain, mais avec un visa de travailleur. Il a été embauché par une agence de publicité dans laquelle il a débuté une carrière très prometteuse.
Son domaine : la gestion des portefeuilles d'entreprise souhaitant faire leur promotion sur internet. De manière innée, Arjun maîtrise parfaitement les arcanes du monde virtuel et les stratégies qu'il élabore débouchent généralement sur de spectaculaires suspects. Et, si les clients de l'agence se montrent encore prudents vis-à-vis du web, le travail du jeune homme fait monter leur confiance.
Tout pourrait donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais la vie américaine d'Arjun n'atteint pas la perfection. D'abord, parce que, malgré ses efforts pour s'intégrer, il reste un Indien et doute qu'on le considère un jour comme un Américain. Dans la vie quotidienne, la vie IRL, comme on dit, il ne maîtrise pas encore tous les codes et la couleur de sa peau n'est pas la seule chose qui fasse de lui un étranger.
En Amérique, Arjun n'est pas un intouchable, comme dans son pays natal, son statut social est nettement plus enviable, désormais. Pourtant, même s'il grimpe échelon après échelon l'échelle sociale, si son salaire connaît une progression régulière qui en fait un membre des classes moyennes supérieures, il se sent toujours un peu à l'écart.
D'autre part, il se sent seul. Arjun est un vrai geek, un timide, un discret, un naïf. Un gentil garçon avec qui on aime rire (parfois à ses dépens, d'ailleurs) ou travailler, mais pas vraiment le genre de garçon que les filles remarquent. A commencer par Emily, son ancienne collègue, qui a séduit Arjun dès son arrivée dans sa boîte de pub.
Des sentiments sur lesquels Arjun peine à mettre des mots, il parle d'estime quand on se dit que cela ressemble beaucoup à de l'amour et du désir. Oui, le jeune homme est amoureux, mais n'a pas su faire partager ce sentiment. Pire, Emily a quitté la boîte pour une autre, plus importante... Désormais, Arjun se contente de la suivre à travers son profil sur le célèbre réseau social MyFace.
Non seulement il y apprend tout ce qu'apprécie et tout ce que déteste la jeune femme, mais le système de géolocalisation du site permet à Arjun de savoir où se trouve Emily en temps réel. Et d'organiser une petite rencontre due... au hasard, bien sûr ! Mais la rencontre ne se passe pas tout à fait comme l'avait prévu Arjun.
Se sentant rejeté par la jeune femme, rongé par la jalousie, le jeune Indien assassine Emily. Puis, sur un nouveau coup de tête, il fait de même avec Raj, son collègue et son rival, celui qui se moquait sans cesse de lui et qui, en plus, avait ravi le coeur d'Emily... Un double meurtre découvert assez rapidement, tout comme le lien entre les victimes.
Dans son impulsivité, Arjun a oublié ces aspects élémentaires. L'agence pour laquelle il travaille se retrouve donc dans le collimateur de la police et l'inspecteur en charge de l'enquête semble s'intéresser particulièrement à Arjun, qui sent se rapprocher de lui le couperet de la justice... Il doit donc trouver un moyen de se disculper.
Et l'idée va lui venir devant une photo : près d'un des corps, un autocollant promotionnel pour MyFace, comme on en trouve partout. Et si... Et si d'autres victimes étaient découvertes et que le tueur expliquait les avoir choisies au hasard en surfant sur le réseau social ? Oh, bien sûr, il va lui falloir tuer, encore et encore...
Ce ne sera pas sans doute pas terrible pour le karma du fervent bouddhiste qu'est Arjun. Mais, il se trouve qu'il a aimé ce qu'il a ressenti en tuant... Ce pouvoir, cette puissance... Jamais il n'a connu cela ! Et, effectivement, depuis qu'il est devenu un tueur, le garçon timide gagne en assurance, en confiance en soi...
"Indian Psycho" est une véritable satire et c'est ce qui fait de ce roman un livre très drôle, malgré sa profonde noirceur. La manière dont Arun (et pas Arjun, ne confondons pas, ce pourrait être embêtant pour l'auteur, même s'il a beaucoup de points commun avec son personnage), dont Arun Krishnan, écrivais-je, fait monter lentement mais sûrement la psychose autour des réseaux sociaux est tout à fait réussie (et assez réjouissante, même).
On a beau le savoir, se le répéter, on continue de mettre notre existence en façade sur les réseau sociaux, d'ouvrir notre intimité à des inconnus, dont certains sont des amis, mot sublime qui ne devient qu'un élément du jargon d'internet. Ce qui est intéressant, c'est la relation très ambivalente du personnage d'Arjun vis-à-vis de MyFace.
Il en maîtrise les codes, les règles, les techniques, puisque c'est son boulot et qu'il est très bon dans son domaine. Et, peut-être d'ailleurs parce qu'il connaît si bien tout cela, il s'en méfie. Il a crée un profil, mais il y est très peu actif et surtout, il n'y livre rien de vraiment personnel, quand d'autres révèlent à peu près tout de leur personnalité, de leurs goûts, de leur vie.
Arjun est un espèce de fantôme qui traverse les murs des abonnés à MyFace, observe, regarde... C'est un voyeur du monde virtuel, bien planqué derrière son écran. Inoffensif, jusqu'à ce que sa vie bascule et qu'il ne s'improvise tueur en série pour ne pas être pris pour ce qu'il est : un assassin. Et sa riche et discrète expérience sur MyFace va alors être un atout précieux dans sa folle stratégie.
MyFace est évidemment un avatar de Facebook, le plus emblématique et le plus puissant des réseaux sociaux. En arrière-plan de l'intrigue, Arun Krishnan critique ce système qui abolit toute intimité, toute barrière entre les êtres avec leur propre consentement. Il y voit l'abolissement d'un libre arbitre, un système absurde où l'exhibitionnisme répond au voyeurisme.
Outil de contrôle dans un meilleur des mondes construit par ceux qui seront soumis ensuite, MyFace est, d'une certaine manière, perverti par le tueur qui utilise à son compte pour choisir ses victimes les données que seuls les grands patrons du réseaux et les tout-puissants annonceurs devraient pouvoir utiliser à leur (gigantesque) profit.
Et puis, il y a l'influence de Bret Easton Ellis, même si le titre en VO, "Antisocial", n'est pas aussi référencé que le titre français... Après Alain Mabanckou, qui l'avait parodié dans son "African Psycho", où il faisait de son personnage le plus maladroit des tueurs en série, voici donc un Patrick Bateman venu du sous-continent indien. Mais, si Mabanckou s'éloignait beaucoup du modèle, Arun Krishnan, lui, a décidé d'y coller.
"American Pyscho" est paru en France en 1992 et, comme partout, ce fut un succès, critique et public, et l'objet de controverses et d'interminables discussions. Des fans, des détracteurs, des visions de l'histoire qui divergent, voire s'opposent... Un roman phénomène qui a marqué une génération, parfois pris au premier degré ou mal compris, mais qui, un quart de siècle après, fait encore parler.
Arun Krishnan en reprend le décor (New York) les codes (le name-dropping, les marques, les fringues, les lieux à la mode...) et la fuite en avant du personnage central (sauf que, dans le cas d'Arjun, aucun doute : il ne fantasme pas ses crimes). Il ne modifie en fait que ce personnage qui n'est plus golden-boy, le job phare des années 1980, mais bosse dans la net-économie.
Il abandonne aussi son WASP triomphant, individualiste et prêt à tout pour réussir, s'enrichir et arracher sa petite part d'un pouvoir matériel somme toute assez dérisoire, pour un immigré indien qui débarque dans une Amérique un peu en panne, pour travailler dans le nouvel eldorado, l'internet, mais pas dans sa dimension libertaire, non, dans sa facette la plus crûment capitaliste.
Le constat est à la fois cruel et amer pour l'Amérique contemporaine (le roman est paru en VO à la fin 2015, avant l'élection de Donald Trump), mais aussi pour New York, souvent décrite comme la ville cosmopolite et tolérante par excellence. A l'image de ces réseaux sociaux et des liens qui s'y nouent, le rêve américain ressemble bien à un miroir aux alouettes.
Arjun souffre de sa situation, du regard des autres. De ne pas être un Américain à part entière. Il n'a pas la nationalité, juste un visa de travail, il ne maîtrise pas tous les codes sociaux ni le langage dans sa totalité, il peine avec l'humour et le second degré, il est encore très imprégné de sa culture d'origine et bien loin de se fondre dans cette société qui ne doit pas tout à fait ressembler à celle qu'il imaginait.
Le racisme est très présent dans "Indian Psycho", parfois de manière inconsciente chez les interlocuteurs du jeune indien. Il en est blessé, mais il encaisse, sans se plaindre, sans entrer dans des discussions interminables. Alors, quand il commence à tuer, c'est aussi une espèce de catharsis pour lui. Une revanche sur cette ville, sur cette société qui le récompense pour son travail mais le laisse soigneusement à l'écart.
"Indian Psycho" ne célèbre pas la réussite individuelle, la gloire matérialiste poussée à l'extrême, comme son modèle, mais bel et bien l'échec d'un jeune homme qui aspirait à vivre ce rêve qu'on lui a sur-vendu, comme on le sur-vend depuis si longtemps dans le monde entier. L'échec d'un pays qui attire les talents, les rémunère certes confortablement, mais les laisse tout de même dans l'antichambre.
Le matérialisme demeure, la superficialité de cette société où le paraître écrase tout impitoyablement aussi. Mais, Arun Krishnan casse l'indifférence terrifiante qu'il y a dans "American Psycho". Le vrai pouvoir d'Arjun Clarkson, c'est la peur qu'inspirent ses actes à toute une ville, tout un pays, et même au-delà. En tuant, il devient un démiurge, un dieu...
Il fait trembler l'Amérique !!
Voilà qui fait de cette lecture un roman très noir, et pourtant, on s'amuse énormément. Arjun est un personnage facétieux, sympathique, touchant par sa maladresse et sa naïveté. Mais n'est-ce pas une image, avec tout ce que cela peut avoir de trompeur ? Arjun est le narrateur du roman, d'une certaine manière, en nous racontant son histoire, il se met en scène. Comme ça l'arrange.
Le gentil garçon un peu perdu, le geek distrait et candide disparaît au fil de ses crimes pour laisser la place à un tout autre personnage. Oh, il n'en est pas forcément moins charmeur, mais il se montre cynique, machiavélique, sans pitié, lancé dans une spirale de violence qui ne semble pas avoir de fin. Il nargue la police, MyFace, ses abonnés, New York, l'Amérique, et bientôt le monde.
Il change, et pourtant, on peut se demander à certains indices si ce profil-là n'est pas en fait sa véritable personnalité. De son passé en Inde, on sait relativement peu de choses, mais ce que l'on en devine laisse imaginer que le hasard n'a décidément rien à faire dans ce roman. Ni pour la rencontre initiale, ni pour le choix des victimes, ni pour la soudaine vocation de tueur d'Arjun...
Et, si chez Bret Easton Ellis, il y avait une réelle ambiguïté construite autour de la réalité des actes commis par Patrick Bateman, chez Arun Krishnan, elle se déplace sur la réelle personnalité d'Arjun Clarkson... On finit par se dire que Krshnan a en fait marié deux personnages mythiques de ce tournant des années 1980-90, Patrick Bateman, donc, et Hannibal Lecter.
D'une certaine manière, on retrouve cette double filiation jusque dans le dénouement du roman d'Arun Krishnan, avec une chute très amusante et très bien vue. La satire est efficace, elle s'étend finalement aussi à la nouvelle polarisation du monde qui est le nôtre, entre "vieilles" puissances asthmatiques et puissances émergentes qui entendent bien tout balayer sur leur passage.
Le dernier mot de ce billet sera musical. "Indian Psycho" est porté par une très agréable bande-son, essentiellement jazzy, mais pas uniquement, de Coltrane à Ellignton, en passant par Miles Davis et Herbie Hancock. En fin d'ouvrage, on trouve une playlist qui reprend en grande partie les morceaux écoutés par les personnages, mais pas uniquement. Et c'est parfait pour accompagner sa lecture...