"Il existe deux sortes de cécité sur cette terre : les aveugles de la vue et les aveugles de la vie" (Ahmadou Kourouma).

Par Christophe
C'est toujours un petit jeu amusant, lorsqu'on n'a pas noté en cours de lecture une citation qui ferait un "bon" titre pour le billet, de chercher des mots qui seront en phase avec le roman. Ici, j'avais un point de départ, avec la cécité, qui tient une place très importante (et à plus d'un titre) dans ce livre. Et, en tombant sur la phrase d'Ahmadou Kourouma (si vous ne connaissez pas cet écrivain ivoirien, lisez-le !), ça a fait tilt. Car cette idée d'un aveuglement aussi bien physique que psychologique m'a semblé très pertinente en ce qui concerne "la Prunelle de ses yeux", d'Ingrid Desjours (en grand format à la Bête Noire, chez Robert Laffont, désormais disponible en poche chez Pocket). Un thriller à la construction narrative très intéressante, qui joue à la fois sur une dimension chorale et sur deux périodes distinctes. Une histoire d'amour(s) qui réunit deux êtres abîmés, cabossés, dont on se dit que la relation pourrait être d'une grande perversité, voire d'une grande toxicité. Une histoire de culpabilité(s) qui ronge(nt), érode(nt) et fragilise(nt)...

Maya vit près de Cork, en Irlande, lorsqu'elle rencontre par hasard Gabriel dans un salon de thé où elle vient régulièrement passer du temps. Elle vient juste de perdre son emploi et l'homme, après avoir engagé la conversation avec elle, finit par lui proposer de travailler pour lui : il est aveugle et il a besoin d'un guide pour l'aider à se déplacer, car il vient de renvoyer le précédent.
Il lui propose donc de l'accompagner, moyennant une rémunération confortable, dans le voyage qu'il accomplit et qu'il entend poursuivre, avant de rentrer à Paris, où il vit. Maya hésite : elle a besoin de cet argent, mais elle ne connaît cet homme que depuis quelques minutes... Cette offre providentielle arrive à point nommé, mais le projet l'inquiète.
Car Gabriel lui propose de rentrer en France, un pays où elle n'a plus mis les pieds depuis 13 ans. Depuis qu'elle... est morte. En tout cas, officiellement. Maya a refait sa vie en Irlande, tant bien que mal, avec des hauts, mais aussi pas mal de bas. Et elle reste rongée par une culpabilité terrible qui la pousse, en particulier, à se noyer un peu trop régulièrement dans l'alcool...
Après tout, le temps a passé, elle a bien changé durant cette période, la probabilité qu'on la reconnaisse est infime. Alors, elle finit par accepter d'accompagner Gabriel, de lui servir de guide. De lui servir d'yeux. Et puis, avec son air charmeur, ce bonhomme-là n'a pas l'air bien méchant. Et sa cécité donne un avantage réel à la jeune femme.
Ce qu'elle ignore, c'est que Gabriel n'était pas à Cork par hasard et qu'il l'a abordée en toute connaissance de cause. Et son offre d'emploi est tout à fait intéressée. L'aveugle a un plan en tête, un plan qui s'organise tout entier autour de la jeune femme. Ce voyage qu'il lui propose n'est pas juste un voyage d'agrément, c'est une quête. Une quête de justice.
Une quête de vengeance.
En 2003, Victor, étudiant dans une école privée de Neuilly, a été assassiné. Un crime d'une rare brutalité qui a plongé Gabriel dans le noir. Car Victor était son fils et, en apprenant son décès, sous la violence du choc, il a perdu la vue. Une cécité aussi soudaine qu'incurable, semble-t-il, qui a bouleversé un peu plus son existence.
Depuis, Gabriel ne vit plus que dans l'idée de retrouver l'assassin de son fils. Il a rompu avec sa femme, reconstruit sa vie en fonction de son handicap. Il a dû réapprendre tous les gestes du quotidien pour les effectuer en dépit de sa cécité. Mais, surtout, il a continué à rechercher la trace de la personne qu'il pense être l'assassin de Victor.
Cette personne, c'est Maya...
Décidément, Ingrid Desjours a une fascination pour les yeux qui, chez une écrivaine de thrillers, a presque quelque chose d'inquiétant... Après le très dur et éprouvant, mais passionnant "Sa vie dans les yeux d'une poupée", la voici donc qui construit toute l'intrigue d'un roman autour de la cécité d'un de ses personnages.
Mais pas n'importe quelle forme de cécité, non, ce serait trop facile. Gabriel souffre de ce qu'on appelle une cécité de conversion, un mal bien réel, mais mal connu et surtout impossible à soigner dans l'état actuel des connaissances. Les organes, yeux, nerfs, ne sont pas endommagés, mais, suite à un traumatisme psychologique, et non physique, le patient ne voit plus.
C'est comme si, soudain, sous l'effet de ce choc, ici, la mort violente de son fils, le cerveau de Gabriel s'était mis en panne et refusait de donner l'ordre aux yeux de voir... Qui sait si, un jour, ce processus s'inversera ? Les médecins ne comprennent pas le phénomène, on ne peut donc rien prédire concernant un possible retour à la normale.
Le personnage de Gabriel, affaibli physiquement, mais possédant une exceptionnelle détermination, s'est donc lancé, malgré son handicap, dans une quête bien particulière. J'écris "une quête", mais en fait, on pourrait dire qu'il chasse plusieurs lièvres à la fois. Consciemment ou non, en plus de la vérité concernant la mort de Victor, Gabriel cherche à retrouver la vue. Et à guérir sa culpabilité...
Ce dernier mot, je l'ai déjà utilisé, à propos de Maya. Entre ces deux âmes déboussolées, c'est un des rares points communs (avec Victor). Oui, les deux personnages qui se rencontrent à Cork et s'apprêtent à faire un bout de chemin ensemble sont rongés par la culpabilité depuis toutes ces années. Depuis que Victor est mort.
Je dois dire qu'on ne sait trop sur quel pied danser au départ avec ces personnages. Je garde de ma lecture de "Sa vie dans les yeux d'une poupée" un souvenir aigu. La noirceur de ce roman, la folie qui l'habitait, le côté malsain des personnages, tout cela reste gravé dans ma mémoire. Aussi, dès la rencontre entre Maya et Gabriel, je me suis senti un peu inquiet...
Et si j'avais, devant moi, deux monstres prêts à se confronter en rivalisant de ruse et de méchanceté ? Franchement, on peut se poser la question, car, de prime abord, sous ses airs d'aveugle plein d'entrain, Gabriel peut sembler presque menaçant aux yeux du lecteur. Son double jeu, qui se révèle petit à petit, laisse transparaître sa soif de vengeance. Oeil pour oeil, sinistre parallèle...
De même, de Maya, on sait bien peu de choses, mais ce que l'on découvre d'elle d'emblée n'inspire pas franchement la confiance : une fugitive, une jeune femme qui a orchestré sa mort pour disparaître dans des conditions assez glauques, une meurtrière... Et, si elle a tué une fois, pourquoi ne recommencerait-elle pas, pour fuir à nouveau, si la nécessité s'en fait sentir ?
L'un des ressorts de l'intrigue, c'est justement cette relation entre cette femme et cet homme, meurtris l'une comme l'autre, en quête d'une certaine rédemption. Comment elle se noue, comment elle va évoluer, les projets de Gabriel et le moment où Maya va comprendre que l'homme qu'elle accompagne lui a caché des choses, et pas des moindres.
Mais, ce n'est pas tout. Car l'un des éléments forts de ce roman, c'est sa construction. "La Prunelle de ses yeux" n'est pas un thriller d'action, c'est un thriller psychologique qui repose essentiellement sur ses personnages. Alors, Ingrid Desjours en fait ses moteurs en mettant en place une construction chorale : à chaque chapitre, son point de vue, si je puis dire.
On passe donc de Maya à Gabriel, sans recourir au "je", ce qui aurait pu être une possibilité. Mais, malgré cette narration à la troisième personne, on change bien d'axe sur les événements, on les perçoit différemment d'un chapitre à l'autre. La détermination de Gabriel qui mène la danse, les questionnements de Maya...
Cela pourrait fonctionner ainsi, mais il y a encore autre chose. Maya et Gabriel ne sont pas les seuls personnages dont nous adopterons le point de vue. Il y a aussi celui de Victor. L'adolescence, lui, s'exprime à la première personne et c'est lui-même qui va nous raconter les événements tragiques qui se sont déroulés en 2003.
Il va surtout remettre ce drame dans son contexte, et ainsi, nous montrer Maya et Gabriel sous un jours différent. Nous montrer comment ils étaient avant que le drame ne bouleverse leurs existences de fond en comble, pousse l'une à fuir et plonge l'autre dans une nuit sans fin. Le roman n'est plus seulement choral, il se divise en deux époques distinctes...
Il y aurait beaucoup à dire sur cette partie qui se passe en 2003, mais ces éléments, il vous faudra les découvrir par vous-mêmes. Petit à petit, l'histoire abstraite qui unit Maya et Gabriel prend forme, prend substance. Et le lecteur va se retrouver, encore une fois, en possession d'un certain nombre d'éléments qu'il est le seul à pouvoir mettre en perspective.
Pour être complet, il faudrait que je vous parle d'un quatrième personnage, qui lui aussi va non seulement intervenir, mais nous offrir son point de vue à certains moments. Il s'appelle Tancrède, mais je ne vais pas en dire plus à son sujet. Il fait partie de ces personnages qui sont à la fois secondaires et essentiels pour l'intrigue du roman. Reste à comprendre son rôle exact dans tout cela.
En alternant les points de vue et les époques, Ingrid Desjours pose les unes après les autres les pièces de son puzzle et elle fait ainsi naître la tension, le suspense. On n'imagine mal cette histoire, quel qu'en soit le fin mot, s'achever sans un affrontement. Sans son lot de révélations qui mèneront à la vérité des faits.
Au coeur de ce récit, la relation difficile entre un père et son fils, entre Gabriel et Victor. Il faut préciser que Gabriel est devenu père très jeune et qu'il manquait certainement de maturité au moment d'assumer ce rôle. Paradoxalement, c'est à la mort de Victor que Gabriel a pris conscience de ses manques, de ses erreurs, de son... aveuglement.
Oui, on en revient au titre de notre billet : qu'il s'agisse de Gabriel concerné au premier chef, ou de Maya, l'aveuglement n'est pas juste physique, dans ce roman. Il est aussi moral et psychologique. Les personnages ont refoulé ce qui pouvait déranger, de passer outre les éléments plus douloureux liés à ce qui s'est passé en 2003.
Preuve qu'ils ont une conscience, ce qui, on le verra, n'est pas le cas de tous les personnages engagés dans cette affaire. Quant à Victor, sans doute le plus lucide de tous, il souffrait justement de l'aveuglement des autres à son égard, et c'est aussi ce qui l'a poussé dans le processus qui aboutira à sa mort...
Peut-être est-ce facile à dire à posteriori, mais ce sont des responsabilités, au pluriel, qui ont abouti à la mort du jeune homme de 17 ans. Oh, bien sûr, il y a un meurtrier, celui qui a ôté la vie à Victor, mais cet événement dramatique est aussi la conséquence d'un faisceau d'éléments né de ces aveuglements, au sens figuré du terme.
Un élément, plein d'ironie, de sarcasme, même, presque de cruauté, est en lien avec tout cela : une maison dans laquelle va se passer une partie du roman, une maison qui porte un nom bien particulier. Il s'agit de la maison des Trois Singes, vous savez, ces Singes de la sagesse, comme on les appelle, un qui se cache les yeux, le deuxième qui se bouche les oreilles, le troisième qui se ferme la bouche.
On ne voit rien, on n'entend rien, on ne dit rien... Trois attitudes hypocrites qui, pourtant, ne permettent pas l'oubli salvateur... Au contraire, de cet aveuglement, de cette surdité et de ce silence naît la culpabilité, un poison douloureux et qui se répand lentement, très lentement... On ne pouvait trouver plus justes symboles pour cette histoire et ses principaux personnages...
Enfin, il faudrait, pour être complet sur la dimension psychologique, évoquer l'expérience de Milgram et d'autres études scientifiques (j'aurais bien envie de mettre des guillemets à ce mot, tiens) cherchant à théoriser l'obéissance et même la soumission à l'ordre et à l'autorité. Ces expériences, terribles, nous sont présentées au fil du livre, dans toute leur violence...
"La Prunelle de ses yeux", c'est un roman sur la culpabilité, sur la douleur et sur la recherche de rédemption, de pardon, même tardif. Une absolution qu'on attend des autres, mais surtout que ces personnages doivent accorder à eux-mêmes. Ils ont une part de responsabilité écrasante dans les événements et ont besoin de ce pardon, même tardif, trop tardif, pour reprendre le fil de leurs existences...
Malgré tout ce que je viens de dire, malgré la cécité et la noirceur du propos, Ingrid Desjours signe pourtant un roman lumineux, plein d'espoir et d'amour qui ne demande qu'à s'exprimer. Il va falloir passer par beaucoup d'embûches et de douleurs avant d'en arriver là. Avant que la vérité de soit révélée et les responsabilités définies.
Oui, comme je le disais plus haut, il y avait certainement matière à faire de ce thriller psychologique un livre très sombre, désespéré, infiniment plus violent que ce que l'on a en main. Ingrid Desjours n'a pas choisi, cette fois, de mener ses personnages sur les chemins de la perdition, mais de leur offrir la possibilité de vivre à nouveau. De laisser le passé derrière eux et de reconstruire un avenir.
La résilience, encore. Encore et toujours...
Et ce billet va s'achever, comme souvent et comme j'aime bien le faire, en musique. Pas seulement parce que la voix et la sensualité de Norah Jones sont un bonheur, mais parce que ce titre, entendu dans "la Prunelle de ses yeux", n'a certainement pas été choisi par hasard par la romancière. Il y est question de vue, de regard. Forcément...