Alors que défilent les images de la Chute du mur de Berlin, la petite Violaine, 10 ans, y superpose la chute brutale de sa mère. Tout comme sa soeur Elsa, 13 ans, elle est encore sous le choc de la vérité qu’une âme charitable a bien voulu lui avouer après des mois d’incertitudes et d’errance : sa mère est maniaco-dépressive et a été internée de force après un accident de voiture avec ses filles.
Il y a, dès le début, une écriture nerveuse qui nous happe par son urgence. Les mots s’entrechoquent, les voix se bousculent, les souvenirs se cognent. On y entend une petite fille angoissée, puis une adolescente qui raconte à la fois sa peur et son « ravissement ébloui ». D’un souffle, d’un seul presque, se dresse le portrait d’une mère détruite par l’alcool et les médicaments, traumatisée par son internement forcé, une mère à ramasser à la petite cuillère, un paquet chiffonné qu’il faut sans cesse relever dans le couloir, qui frappe, qui insulte, qui souffre, qui gémit, qui pleure. Une femme détestable et vulgaire parfois, qui n’utilise aucun filtre pour ses filles ; amants et maîtresses défilent sans discrétion dans cet appartement à la dérive. Le père de Violaine, l’ex-mari, lui, passe tous les soirs. Sa manière à lui, égoïste, sans concessions, d’être père sans se mouiller, sans s’impliquer réellement. La seule chose que ce grand bourgeois atypique sait offrir, c’est l’argent qui laisse à flot ce navire toujours sur le point de couler.
« Maman était une force de la nature et elle avait une patience très limitée pour les jérémiades de gamines douillettes. Nos plaies, elle les désinfectait à l’alcool à 90 °, le Mercurochrome apparemment était pour les enfants gâtés. Et puis il y avait l’éther, dans ce flacon d’un bleu céruléen comme la sphère vespérale. Cette couleur était la sienne, cette profondeur du bleu sombre où se perd le coup de poing lancé contre Dieu.»
Alors comment s’en sortir, comment grandir « dans ce bordel sans nom » ?
Heureusement, il y a tout cet amour. L’amour comme un miracle. L’amour de deux petites filles pour leur mère qui tairont leur vie à l’extérieur pour éviter de la perdre à nouveau et qui utilisent la formule magique qui tranquillise leur mère. L’amour émouvant et indestructible entre deux sœurs solidaires et affectueuses. L’amour écorché d’une mère pour ses enfants, excessif mais véritable, défaillant mais admirable.
« Cet amour fou, cette passion intenable que représentaient deux moutardes avec leurs emmerdements à tous âges, cet amour qui n’en finissait pas, qui ne pouvait finir, qui survivait à tout, flambait plus haut que tout, pardonnait tout, cet amour qui la faisait nous appeler, quand nous n’étions pas des petites connes ou des salopes ou des pétasses, mes chéries adorées que j’aime à la folie, cet amour la fit vivre autant qu’elle le put. »
« Nous avions une expression consacrée, une expression que nous lui avions consacrée, ma soeur et moi : maman chérie que j’aime à la folie pour toute la vie et pour l’éternité du monde entier. Cette formule magique qui arrivait parfois à retourner sa colère et métamorphoser son humeur. Soudain elle retrouvait son calme, elle était rassurée, nous l’aimions au point de toujours parer ses assauts avec la fulgurance de notre affection. Le revers de sa rage n’était pas la sobrieté mais la vénération . »
Qui est-elle réellement, cette femme ? Que s’est-il passé pour qu’elle devienne cette mère au bout du rouleau ? C’est ce que l’on apprend dans la deuxième partie. Sur un ton plus apaisé, plus distancié aussi, une vie entière se dessine, celle de Catherine, la femme avant la mère. D’abord, une enfant effrayée, traumatisée à jamais par une longue hospitalisation sans aucune visite, pas même celle de sa mère Jacqueline. Celle-ci, pleine d’aigreur et de froideur ne saura jamais lui donner l’affection qu’elle attend, mais pour autant, elle la donnera à ses petites filles et deviendra même leur bouée leur équilibre. Mais soit, Catherine a du caractère, une immense force de caractère qui lui fait soulever des montagnes, et qui lui fera exercer la danse malgré sa jambe plus courte que l’autre. Catherine est une femme amoureuse de l’amour. Elle aime comme elle vit, avec passion, à s’écorcher le cœur. Et plusieurs fois, elle chutera. C’est une femme sublime qui portera sa beauté comme un bouclier sur ses failles, mais qui sera son poison son fardeau. Certes, les hommes l’aimeront. Passionnément. Certes, elle sera adorée, adulée. Mais elle sera aussi manipulée, trompée, blessée, quittée.
A la fin du récit, Violaine revient sur les dernières années et évoque la mort et le deuil de cette mère qu’elle et sa sœur ne cesseront jamais d’aimer. Catherine aura perdu tous ses amis et aura refait sa vie à l’étranger, mais partout, son mal de vivre la suivra.
Ce roman coup de poing a été pour moi un vrai coup de cœur. C’est un récit autobiographique dont on ressort muet. Abasourdi. Vacillant. Catherine, on la déteste, puis on l’aime un peu, puis beaucoup, puis parfois plus du tout. A la fin, on ne la juge plus, on la regarde vivre et se mouvoir. On aime tout cet amour, plus fort que tout.
Quel bel hommage que rend Violaine à sa mère ! La ressusciter pour elle et pour nous, et laisser d’elle, grâce à ce roman, une trace indélébile dans le monde. J’ai apprécié le regard toujours bienveillant, sincère, sans concessions ni pathos, de cette fille sur sa mère. Une femme libre qui aime, qui vibre, et qui chute sans cesse mais qui se relève, toujours plus fragile à chaque fois. Une reine. Une fugitive qui en rappelle d’autres : celles de « En attendant Bojangles » et de « Rien ne s’oppose à la nuit « . Pour moi, toutes les trois resteront inoubliables.
Née en 1979, Violaine Huisman vit depuis vingt ans à New-York où elle a débuté dans l’édition et organise actuellement des événements littéraires, notamment pour la Brooklyn Academy of Music. Elle est l’auteure de plusieurs traductions de l’américain dont Un crime parfait de David Grann (Allia, 2009) et La Haine de la poésie de Ben Lerner (Allia, 2017).