En 1981, dans le Southside de Minneapolis, un cerf défile entre deux rangées de sans-abri assis près d’une clôture en bordure d’autoroute. Il poursuit sa route, bondit par-dessus la clôture et se fait frapper par une voiture.
C’est sur cette scène surréaliste que débute Comme un frère
Au milieu des sans-abri, Simon est le dernier homme à avoir effleuré le cerf. Simon est sorti de prison, où il a passé dix ans de sa vie pour avoir tué son frère Lester. Dehors, il ne reconnaît plus rien. Il n’a plus rien.
Dans ses poches, ses mains ne trouvent rien. Rien qui pourrait satisfaire leur envie de se raccrocher à quelque chose. Pas de monnaie qui tinte dans le fond pelucheux, à la suite de quelque achat anodin. Pas de briquet qu’il aurait ramassé intentionnellement ou par mégarde au milieu du désordre sur une table à la fin d’une bringue. Il n’a pas de clés qui ouvriraient des portes d’hier ou d’aujourd’hui. Ses doigts engourdis ne se referment pas sur un tube de rouge à lèvres qu’une petite amie lui aurait demandé de garder pour elle parce que sa belle tenue toute neuve n’avait pas de poches. Aucun de ces petits objets que tout le monde autour de lui transporte sans même y prendre garde. Pas de vieux billets de cinéma ou d’élastiques ayant entouré le journal du matin. Pas de liste de courses gribouillée au dos d’un reçu, ni d’autre témoin de telle ou telle innocente responsabilité domestique.Il s’en est passé, des choses, pendant son absence: u
ne de ses sœurs est morte, l’autre est partie au loin avec le premier Blanc venu; Lester a laissé un fils, Lincoln, dont la mère de seize ans l’a abandonné dans les bras de sa grand-mère Betty juste après sa naissance. En sortant de prison, Simon est retourné voir sa mère. Malaise… Il s’est trouvé un boulot dans la chaufferie d’un vieil hôtel, au sous-sol. C’est là qu’il est resté, aux côtés de Dougan, grand amateur de Hustler. Pour l’ouvrier des hauteurs qui a construit les charpentes d’acier de la Tour IDS, le building le plus élevé de Minneapolis, le changement est drastique… D’oiseau, il est devenu un rat.Simon est certes libre. Mais les chaînes qui l’entravent sont à l’intérieur. Et celle-là, elles ne sont pas à la veille de le laisser respirer librement. La culpabilité pèse, le remord aussi.Betty, la mère de Simon, a quitté sa réserve du Nord après avoir perdu son mari, écrasé par un arbre sous les yeux de Simon. À trente-et-un ans, elle a débarquée à Minneapolis avec quatre enfants sur les bras. Elle a trouvé un travail dans les cuisines d’un hôpital. Maintenant que sa maison sera détruite, elle décide de retourner dans le Nord avec Lincoln.
Simon, Betty et Lincoln tenteront, chacun à leur façon, de prendre un nouveau départ et de retrouver une place parmi les leurs. Mais parfois, il est impossible de laisser le passé derrière soi…
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· · · · · · · ·Je ne pensais pas être emportée aussi loin par ce roman. La magie a opéré dès les premières pages.La construction du roman peut d’emblée dérouter. Le passé et le présent s’entremêlent sans préavis, les points de vue varient d’un chapitre à l’autre. Aussi, l’intrigue peut sembler
décousue. Même s’il malmène la chronologie, David Treuer insuffle un rythme soutenu tout au long du roman. La tension est forte. D’autant plus que ce n’est qu’à la toute fin que les circonstances du meurtre sont révélées.La galerie de personnages est riche, incarnée et bien étoffée.
Betty, en mère courage, reste à mes yeux le personnage le plus attachant.One-Two, un vieux Winnebago vétéran de la guerre de Corée et ange-gardien discret de la famille, a su toucher mes cordes sensibles.Derrière le drame familial, c’est celui qui secoue les Indiens d
’Amérique déracinés qui est raconté. David Treuer ne se gêne pas pour lancer une flèche sur la politique de réinsertion instaurée par Eisenhower. Sortir les Indiens des réserves, leur faire miroiter foyer et travail. De la poudre aux yeux et un échec sur toute la ligne.Elle avait débarqué dans un quartier en pleine expansion. Au moment même où l’on avait baptisé «dégradation urbaine» le mal qui frappait les villes, Eisenhower s’était arrangé pour y faire venir les Indiens. La «réinstallation», avec prospectus en couleurs et grandes majuscules à l’appui, apparaissait comme une idée formidable. La réinstallation. Un nouveau lieu, où se réinstaller.Au-delà d’un roman sur un fratricide, David Treuer brosse un portrait saisissant et dérangeant de la lutte d
’une famille Ojibwés contre la pauvreté et le racisme. Malgré le côté sombre omniprésent, les pointes d’humour fusent – La bataille entre Simon et une oie est digne d’une scène d’anthologie.Un petit bémol, un seul:
ici, la tendresse se fait rare, l’amour se manifeste en silence, sous couvert de non-dits. L’introspection est quasi inexistante. Résultat: la froideur et l’absence d’émotions des personnages, voulues ou non, m’a dérangée.Reste que j’ai trouvé passionnante et addictive cette première incursion dans l’univers de David Treuer.
À moi, maintenant, la lecture de Little et d’Indian Roads.Comme un frère, David Treuer, trad. Marie-Claire Pasquier, Albin Michel, 336 pages, 2002. Aussi disponible en poche chez 10-18 (Attention! La couverture fait peur!)★★★★★J’ai lu ce roman dans le cadre de deux challenges: 50 États en 50 romans (État du Minnesota) et Nation indienne.