L'oeil le plus bleu · Toni Morrison

Par Marie-Claude Rioux

Toni Morisson faisait partie de ces auteurs qui m’intimidaient, de ceux dont je craignais l’approche. Par crainte d’être déçue devant tant d’appréciation unanime. (Je reste marquée par cet autre monument de la littérature américaine dont je tairais le nom. J’ai pas envie de recevoir des tomates par la tête! J’ai lu deux de ses romans il y a très longtemps. J’ai tenté d’y revenir ces dernières années. Sans succès. Je n’arrive pas à embarquer... Avec Toni Morrison, j’ai sauté à pieds joints. Ouf!)
J’ai décidé d’entrer par la grande porte et de commencer par le commencement: Loeil le plus bleu, son premier roman.

Ça se passe dans les années 1940, à Lorrain, en Ohio. Claudia MacTeer et sa sœur Frieda viennent d’une famille pauvre dans laquelle laffection fait défaut, faute de moyens et de temps. Leur complicité leur permet de mener leur barque la tête hors de l’eau. Lorsque Pecola Breedlove débarque chez elles pour un temps, après que son père ait mis le feu à leur baraque, les sœurs MacTeer oscillent entre la pitié et le rejet. Il faut dire que Pecola fait peine à voir. «Une petite fille très laide qui demandait la beauté.» Elle porte le malheur du monde sur ses épaules.

Sa douleur me révoltait. Je voulais l’aider à s’ouvrir de nouveau, enfoncer un bâton dans ce dos voûté et courbé, l’obliger à se tenir droite et à cracher toute sa misère dans la rue. Mais elle la gardait en elle, d’où elle remontait jusqu’à ses yeux.


Pecola veut des yeux bleus, «les yeux les plus bleus du monde». Avoir des yeux bleus n’est-il pas synonyme d’être aimé, remarqué? Des yeux bleus, des cheveux blonds et une peau blanche comme le lait... Si elle était blanche, sa mère, bonne chez une famille riche, lui accorderait sans doute l’attention et l’affection qu’elle offre à la petite gamine gâtée pourrie.

Le rêve de Pecola se transformera en cauchemar. Un véritable cauchemar devant lequel les sœurs MacTeer assistent, impuissantes.

L’amour ne vaut jamais mieux que celui qui aime. Les gens méchants aiment méchamment, les gens violents aiment violemment, les gens faibles aiment faiblement, les gens bêtes aiment bêtement, mais l’amour d’un homme libre n’est jamais sûr. Il n’y a pas de cadeau pour l’être aimé. Seul celui qui aime possède son don d’amour.


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Je n’aurais pas pu mieux tomber. Ma première incursion dans l’univers de Toni Morrison s’est révélée à la hauteur de mes attentes.

L’œil le plus bleu est divisé en quatre parties pour quatre saisons (automne, hiver, printemps et été). L’intrigue évolue par la voix de Claudia. Quelques chapitres présentent la vie de la mère et du père de Pecola, permettant de mieux comprendre l’origine de la famille Breedlove. Si, au début, je me suis égarée dans les dédales de la narration, je n’ai pas pris de temps à retomber sur mes pattes. La litanie obsédante («Voici la maison»), qui revient ici et là comme un chant incantatoire, trouble et ensorcelle. Les personnages sont pittoresques et plus vrais que nature (ah, ces prostituées au grand cœur!).
Derrière l’histoire d’une enfance maganée, L’œil le plus bleulève le voile sur le racisme ordinaire, son intégration par ceux qui en sont victimes, sur l’invisibilité des Noirs et sur le poison des normes sociales. Je suis tombée sous le charme de la prose de Toni Morrison. Chaque mot résonne, pèse son poids. La musicalité de la langue, très bien traduite, envoûte.Les images sont d’une rare acuité, les métaphores frappent. Que dire de celle-ci: «Nous avons descendu des rues bordées d’arbres avec des maisons grises, penchées comme des dames fatiguées…»?
Un roman rempli de pages dune beauté incandescente, malgré la dureté du propos.Une lecture choc, à marquer dun ruban rouge dans ma bibliothèque.
L’œil le plus bleu, Toni Morrison, trad. Jean Guiloineau, 10-18, 218 pages, 1994 (éd. originale: 1970).
J’ai lu ce roman dans le cadre de mon challenge: 50 États en 50 romans (État de l’Ohio).