Le Coeur des Amazones (Géraldine Bindi – Christian Rossi – Editions Casterman)
Les Amazones font partie de l’imaginaire collectif. Depuis l’Antiquité, ces fières guerrières fascinent autant qu’elles effraient, comme le démontre une nouvelle fois la somptueuse BD « Le Cœur des Amazones ». S’inspirant de « Penthésilée », un drame rédigé par Heinrich von Kleist au début du 19ème siècle, Géraldine Bindi et Christian Rossi mettent en scène des Amazones particulièrement cruelles. Haïssant les hommes de mère en fille, elles vivent en tribu dans une forêt impénétrable et magique, dans laquelle elles demeurent à l’écart du reste du monde. Le seul moment où ces femmes libres entrent en contact avec des hommes, c’est lors de la « fête des fleurs », la semaine de l’année tant attendue durant laquelle elles célèbrent le plaisir et la reproduction. A cette occasion, une délégation d’Amazones, avec à sa tête la redoutable guerrière Astérie, quitte momentanément la forêt pour capturer des hommes. Cela tombe bien: il y a justement une armée de soldats grecs dans les parages. Dans un premier temps, ces hommes ne regrettent pas d’avoir été faits prisonniers. Au contraire: ils ont l’impression d’être au paradis, étant donné que les femmes de la tribu se partagent les mâles captifs pour s’accoupler et prendre du plaisir, avec comme objectif affiché de produire de futures Amazones. Mais pas question pour elles de s’attacher à l’un des prisonniers. Une fois la « fête des fleurs » terminée, les hommes sont exécutés sans pitié. Quant aux nouveaux-nés de sexe masculin, ils sont eux aussi sacrifiés, la loi des Amazones interdisant à tout mâle de vivre aux côtés d’elles. Mais personne n’échappe à l’amour, pas même les plus fières des guerrières. Leur modèle social se retrouve progressivement remis en cause lorsque Penthésilée, leur jeune reine, tombe amoureuse du héros légendaire Achille, celui-là même qui dirige les armées grecques contre celles de Troie. Et si cette rencontre changeait tout pour la tribu des Amazones?
« Le Coeur des Amazones » est un album vraiment étonnant. Mélangeant douceur et violence extrême, ce récit particulièrement original (qui n’est pas à mettre entre toutes les mains) est né de la rencontre entre Christian Rossi, un vieux routier de la bande dessinée, et Géraldine Bindi, une jeune enseignante de lettres modernes qui rêvait depuis des années d’écrire une histoire sur les Amazones. « Je songeais à écrire un roman, mais je me suis rendue compte que l’histoire que j’avais en tête m’apparaissait surtout sous forme d’images », explique-t-elle. Charmée par le travail de Christian Rossi sur l’album « La Gloire d’Héra », elle a pris contact avec le dessinateur pour lui proposer le scénario du « Coeur des Amazones ». Et heureusement, il a accepté! « Cela m’a parlé tout de suite », dit-il. Effectivement, on sent que Rossi a été emballé car sur cet album, il s’est vraiment surpassé. On ne peut qu’être fasciné par la beauté de ses planches, réalisées en combinant des feutres sépia avec de l’encre brune à base de brou de noix, ce qui donne à ses dessins une texture inhabituelle, qui participe clairement à l’ambiance singulière de cet album. Connu à la base comme l’un des principaux disciples de Jean Giraud (avec lequel il a travaillé sur la série « Jim Cutlass »), Rossi prouve avec « Le Coeur des Amazones » qu’il a aujourd’hui un style bien à lui et qu’il fait partie des tous grands de la bande dessinée. Cela dit, les plus beaux dessins ne suffisent pas pour faire un album réussi. Mais dans ce cas-ci, le scénario est largement à la hauteur. Géraldine Bindi dresse un portrait véritablement fascinant des Amazones, en se concentrant sur leurs us et coutumes et sur l’importance de leurs traditions ancestrales. « Cette histoire parle aussi de croyances qui protègent le groupe, mais qui ont tendance également à l’enfermer », explique la scénariste. Effectivement, c’est le double visage des Amazones qui fait toute la force de ce récit. D’un côté, ce sont des guerrières extrêmement indépendantes et fortes, pour qui les hommes ne sont que de simples « reproducteurs ». D’un autre côté, on découvre une tribu faite de multiples personnalités souvent attachantes, avec chacune leur sensibilité et leurs faiblesses. Progressivement, certaines d’entre elles vont d’ailleurs chercher à se libérer de leur haine des hommes, lorsqu’elles se rendent compte que celle-ci est sans issue. Comme le souligne Géraldine Bindi, il s’agit évidemment d’une question très actuelle…