Ne suis-je pas une femme ? de bell hooks

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Ne suis-je pas une femme ?, de bell hooks, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olga Potot, Cambourakis, 2015 (originale : 1981)224 pages.

L’histoire

« Ne suis-je pas une femme ? », telle est la question que Sojourner Truth, ancienne esclave, abolitionniste noire des États-Unis, posa en 1851 lors d’un discours célèbre, interpellant féministes et abolitionnistes sur les diverses oppressions subies par les femmes noires : oppressions de classe, de race, de sexe. Héritière de ce geste, bell hooks décrit dans ce livre devenu un classique les processus de marginalisation des femmes noires et met en critique les féminismes blancs et leur difficulté à prendre en compte les oppressions croisées. Un livre majeur du « black feminism » enfin traduit plus de trente ans après sa parution ; un outil nécessaire pour tou·te·s à l’heure où, en France, une nouvelle génération d’afro-féministes prend la parole.

Note : 5/5 ♥ Coup de cœur

Mon humble avis

Il me semblait particulièrement opportun de partager cette chronique aujourd’hui, journée internationale des droits des femmes. Sur ma liste de livres à lire depuis un moment, je me suis lancée dans la lecture de Ne suis-je pas une femme ? puisqu’il fait partie de la sélection de février-mars du club de lecture « Une chambre à nous ». Mille mercis aux organisatrices d’avoir proposé ce livre.

Un petit mot sur l’édition tout d’abord : si j’apprécie Cambourakis (et particulièrement la collection « Sorcières »), ce n’est pas seulement pour leurs titres pertinents et intéressants, mais aussi pour leur engagement. Ainsi, le livre a été traduit en français en écriture inclusive (dont des points médians), les pronoms neutres quand nécessaires et des noms de métiers féminisés.

De plus, le livre est préfacé par Amandine Gay (qui est, entre autres choses fabuleuses, la réalisatrice du film Ouvrir la voix) qui fait le point sur l’afro-féminisme français, ou plus particulièrement sa timidité au siècle dernier. Mais cela lui permet également de mettre ne lumière les militant·e·s qui se battent aujourd’hui pour que les voix afro-descendantes soient entendues, particulièrement celles des femmes, et avec les moyens contemporains (les réseaux sociaux notamment). Le fait que Ne suis-je pas une femme ? soit traduit trente ans après sa sortie aux États-Unis est en effet affligeant, mais cela montre aussi que les choses bougent. Un peu.

Parce qu’on pourrait croire, naïvement, qu’un livre écrit dans les années 1980 n’aurait plus guère de résonance avec notre société actuelle. Déjà, bell hooks fait le point sur l’histoire des luttes afroféministes aux États-Unis, avec bien sûr de nombreux chapitres, nécessaires, sur l’esclavage. Et ce, dès les enlèvements faits en Afrique, jusqu’à leur situation une fois que les Noir·e·s étaient sur les plantations, à travailler dans les champs ou dans les maisons. L’autrice remet en contexte les pratiques qu’avaient ces personnes africaines de divers pays et diverses cultures, afin de montrer la violence ressentie par les tâches qu’on leur imposait. Par exemple, pour certains, le travail dans les champs était un travail typiquement féminin et lorsque les planteurs blancs ont réclamé que les esclaves hommes aillent dans les champs de coton, nombreux ont refusé.

Cette mise au point sur les réalités de l’esclavage des femmes, dont la particularité est souvent invisibilisée, est absolument nécessaire. Ces passages n’étaient pas sans me rappeler un autre livre à ce sujet, Femmes et esclaves : L’expérience brésilienne 1850-1888 de Sonia Maria Giacomini, qui se focalise sur cette même question, mais au Brésil (sans surprise, il y a beaucoup de similitudes).

Même une fois « sorti » de l’esclavage, le tableau est loin d’être plus joyeux. Ce qui m’a vraiment marqué, c’est tout le passage sur les Sufragettes et la lutte pour le droit de vote des femmes. J’ai déjà eu l’occasion d’étudier ce sujet, soit à l’université soit dans mes recherches personnelles et jamais je n’avais réalisé à quel point ce mouvement avait été raciste. Ce qui fait absolument parti de mon privilège de Blanche, de ne jamais m’être posé la question, et aussi du racisme (dont l’invisibilisation fait partie) dans lequel j’ai été conditionnée par la société. Bref, j’ai encore beaucoup à (dés)apprendre.

Ce processus commence par l’action, par le refus de chaque femme d’accepter les mythes, les stéréotypes et les fausses théories qui nient ce qui nous unit, notre expérience humaine commune, qui nient notre capacité à faire l’expérience de l’Unité de toute vie, qui nie notre capacité à combler les fossés créés par le racisme, le sexisme ou le classisme, qui nient notre capacité à changer. Ce processus commence par la reconnaissance que les femmes états-uniennes, sans exception, sont conditionnées à être racistes, classistes et sexistes à différents degrés, et nous autoproclamer féministes ne nous exempte pas du travail qui consiste à se débarrasser de cet héritage de socialisation négative.
p. 244

Toujours est-il, bell hooks montre parfaitement l’hypocrisie de beaucoup de militantes de l’époque qui réclamaient des droits pour « les femmes » alors qu’elles entendaient bien sûr « femmes blanches ». L’autrice rappelle ainsi la violence de nombreux écrits qui parlent des « femmes » sans précision alors qu’ils entendent parler des « femmes blanches » en réalité. Comme si elles étaient la seule représentation de leur genre. S’ajoute à cela une vision classiste qui fait que ces mêmes droits étaient souvent demandés pour une certaine catégorie sociale, et certainement pas la plus pauvre.

Ainsi, des féministes blanches ont été outrées qu’on puisse donner le droit de vote à des hommes noirs, et non à elles. Elles n’avaient d’ailleurs parfois aucun scrupule à encourager le patriarcat (qu’elles combattaient supposément) si cela pouvait les valoriser comparé aux femmes noires.

Mais j’ai perdu mes illusions lorsque j’ai vu plusieurs groupes de femmes s’approprier le féminisme à des fins individuelles et opportunistes. Que ce soient les professeures d’université s’égosillant contre l’oppression sexiste (plutôt que contre la discrimination sexiste) pour attirer l’attention sur leurs efforts en vue d’être promues, ou des femmes utilisant le féminisme pour masquer leurs attitudes sexistes, ou des écrivaines féministes explorant de façon superficielle les thématiques féministes afin de favoriser leur carrière, il était évident qu’éliminer l’oppression sexiste n’était pas le but primordial de ces femmes. Tandis que leur cri de ralliement était autour de l’oppression sexiste, elles manifestaient peu d’intérêt pour le statut des femmes en tant que groupe collectif dans la société. Leur intérêt principal était de faire du féminisme un forum pour l’expression de leurs propres besoins et désirs autocentrés. Elles n’ont pas une seule seconde envisagé la possibilité que leurs intérêts puissent ne pas représenter les intérêts des femmes opprimées.
p. 287

Je ne pourrai jamais être assez éloquente pour faire justice à ce livre, aussi je vous laisse avec une dernière citation et la très forte recommandation de le lire. Je sais qu’en tous cas, je vais m’intéresser aux autres écrits de bell hooks.

Parler de race et de classe ne servait pas les intérêts des féministes blanches des classes moyenne et supérieure. C’est pourquoi une grande partie de la littérature féministe, bien qu’elle offre des informations importantes concernant les expériences des femmes, est à la fois raciste et sexiste de par son contenu. Je ne dis pas cela pour les condamner ou les délégitimer. Chaque fois que je lis un livre féministe qui est à la fois raciste et sexiste, je ressens de la tristesse et une douleur à l’âme. Car voir réapparaître sans fin, dans le mouvement même qui a prétendu libérer les femmes, de nouveaux pièges qui nous maintiennent encore et encore dans les vieilles oppressions, c’est être témoin une fois de plus de l’échec d’un mouvement potentiellement radical et transformateur dans notre société.
p. 288

Pour aller plus loin :