C'est toujours délicat d'évaluer un roman de Patrick Modiano. C'est toujours délicat parce que je ne suis jamais sûre à cent pour cent d'avoir tout perçu de ce que l'auteur a voulu dire. On a le sentiment de toujours lire la même histoire. Pourtant, après l'exceptionnel Rue des boutiques obscures (assurément un grand grand grand grand très grand roman), avant le récent Souvenirs dormants (qui m'a moins émoustillée), il y a Dora Bruder : un fantôme, une jeune fille rebelle sûrement dotée d'une intelligence hors du commun qui à mon avis a tout compris de ce qui se tramait autour d'elle, le "autour" se résumant à la délation, aux contrôles de police devenant les antichambres de la déportation. Il y a Dora et l'enquête menée par le héros - le double de Modiano ou bien Modiano tout court (à la rigueur, on s'en fiche). De l'avis de recherche, l'enquêteur suit les traces de la jeune fille : son parcours (de la naissance à la disparition), celui de sa famille sur quelques années.
On pourra se dire : trop facile ! Il n'y a qu'à broder, imaginer, inventer, récupérer deux ou trois détails notables et puis discourir. Mais c'est si mal connaître notre prix Nobel de littérature. Parce que le discours ne lui suffit pas. Parce qu'en parlant d'elle (de Dora), il parle de toutes les autres et leur énumération fait froid dans le dos, dit l'insoutenable, donne le factuel... et on sait que le factuel ne se discute pas. C'est saisissant et émouvant d'arriver à ce point à l'universalité du propos : d'une inconnue, Patrick Modiano nous la rend proche et l'approche de jumelles, de "sœurs de fortune" qui ont connu le même sort, de ces militantes qui n'ont pas supporté que des copines soient stigmatisées par le port d'une étoile qui assombrit l'humanité tout entière, plus qu'elle n'éclaire.
Mais en enquêtant sur elle (Dora), l'enquêteur s'auto-analyse et analyse son passé, et on bascule du côté mâle de l'histoire (la petite et la grande). On découvre à quel point le climat de l'époque nauséabond et malsain a rendu certains hommes pitoyables : c'est vrai pour le père qui préfère embrigader son jeune fils pour une vulgaire dispute de pension, alors que lui-même a connu les tourments de la garde à vue.
Et puis, il y a la langue de Monsieur Modiano : simple, propre, précise, sans faute. Et il y a ce dernier paragraphe remarquable, exceptionnel, dédié à l'héroïne absente, qui lui laisse la place qu'elle mérite, dit le tout et nous laisse sans voix :
page 735 de la collection Quarto Gallimard « J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler.»
Voilà, Dora Bruder : un livre à découvrir tout simplement, une ode à la mémoire. Éditions Gallimard Collection Quarto Gallimard (merci à mon ami C. de m'avoir offert ce Quarto) Du même auteur : Rue des boutiques obscures
Souvenirs dormants
On pourra se dire : trop facile ! Il n'y a qu'à broder, imaginer, inventer, récupérer deux ou trois détails notables et puis discourir. Mais c'est si mal connaître notre prix Nobel de littérature. Parce que le discours ne lui suffit pas. Parce qu'en parlant d'elle (de Dora), il parle de toutes les autres et leur énumération fait froid dans le dos, dit l'insoutenable, donne le factuel... et on sait que le factuel ne se discute pas. C'est saisissant et émouvant d'arriver à ce point à l'universalité du propos : d'une inconnue, Patrick Modiano nous la rend proche et l'approche de jumelles, de "sœurs de fortune" qui ont connu le même sort, de ces militantes qui n'ont pas supporté que des copines soient stigmatisées par le port d'une étoile qui assombrit l'humanité tout entière, plus qu'elle n'éclaire.
Mais en enquêtant sur elle (Dora), l'enquêteur s'auto-analyse et analyse son passé, et on bascule du côté mâle de l'histoire (la petite et la grande). On découvre à quel point le climat de l'époque nauséabond et malsain a rendu certains hommes pitoyables : c'est vrai pour le père qui préfère embrigader son jeune fils pour une vulgaire dispute de pension, alors que lui-même a connu les tourments de la garde à vue.
Et puis, il y a la langue de Monsieur Modiano : simple, propre, précise, sans faute. Et il y a ce dernier paragraphe remarquable, exceptionnel, dédié à l'héroïne absente, qui lui laisse la place qu'elle mérite, dit le tout et nous laisse sans voix :
page 735 de la collection Quarto Gallimard « J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler.»
Voilà, Dora Bruder : un livre à découvrir tout simplement, une ode à la mémoire. Éditions Gallimard Collection Quarto Gallimard (merci à mon ami C. de m'avoir offert ce Quarto) Du même auteur : Rue des boutiques obscures
Souvenirs dormants