Le 14 septembre 1485, le père Arbuès, grand inquisiteur de Saragosse et du royaume d'Aragon, est assassiné en pleine cathédrale, la magnifique Seo. Le choc est énorme dans la ville et même au-delà, car l'Inquisition est un pouvoir qui gagne sans cesse en puissance et l'on se demande qui a pu s'y attaquer ainsi. Qui a pu profaner un lieu saint ?
Dès le lendemain, Tomas de Torquemada est en ville. A la suite de la mort du père Arbues, le roi d'Espagne l'a investi du titre de Grand Inquisiteur pour toute l'Espagne. Une fonction que convoitait le Dominicain qui espère installer le pouvoir que l'Eglise lui confère dans tout le royaume. Et pourtant, malgré cette promotion, il ne montre aucune satisfaction ; il brûle de colère...
Une colère dont la source n'est pas la mort du père Arbuès, comme on pourrait le croire, non, ce qui le rend absolument furieux, c'est que, dans toute la ville, ont fleuri des placards sur tous les murs. Sur ces affiches, une gravure, d'une grande violence, d'une grande indécence, qui semble l'accuser, lui, le Grand Inquisiteur. Et le tout est signé d'une mystérieuse rose aux épines saillantes.
La provocation est terrible et, malgré les acclamations de la foule qui ont salué son arrivée à Saragosse, Torquemada est ivre de rage. Peu lui importe de démasquer l'assassin du père Arbuès, non, ce qu'il veut plus que tout, c'est retrouver l'auteur de ces odieux documents, un artiste de grand talent, certes, mais qui ne mérite qu'une chose : le bûcher.
Parmi les badauds qui applaudissent Torquemada, un homme observe. Il s'appelle Angel de la Cruz et, où qu'il aille, il est accompagné de son chien Cerbère, aussi pouilleux qu'il peut se montrer féroce. Son maître ne vaut d'ailleurs pas mieux, question allure. Il a beau se prévaloir du rang d'hidalgo, il ressemble plutôt à un vagabond.
Mais, ne vous y fiez pas, cet Angel, qui n'a rien d'un ange, justement, est un homme très intelligent. Il est un familier, c'est-à-dire un mouchard qui espionne et dénonce à l'Inquisition, moyennant quelque rétribution, évidemment. Mais, Angel de la Cruz n'est pas le serviteur d'un seul maître, il a sa conscience pour lui et, en fonction de ses découvertes, il peut... oublier ses engagements.
Ce qui le fascine dans cette affaire, c'est la gravure sur l'affiche. Il n'en a pas l'air, mais Angel de la Cruz sait dessiner. Il a toujours sur lui du papier et un fusain et, dès qu'il le peut, il croque les gens qui l'entourent, les paysages... Avec une précision fort utile quand il s'agit de retrouver un possible suspect. Il aurait pu devenir un honnête artiste, pas un grand artiste, mais il aurait sans doute pu vivre de cet art.
Et ce qu'il a ressenti en voyant les placards l'a laissé pantois. Ce dessin, cette gravure sont l'oeuvre d'un immense talent, un talent qui est donc forcément rare. Autrement dit, il y a sans doute peu de suspects capables de réaliser une telle oeuvre, si l'on peut parler ainsi de cette image qui met Torsquemada dans tous ses états.
Dans Saragosse en émoi, une communauté est particulièrement inquiète : les juifs de la ville, qui se savent dans le collimateur de l'Inquisition et redoute des représailles. Parmi eux, deux familles, les Montessa et les Cuheno. Ménassé de Montessa, riche négociant de la ville, est un converso : il a choisi de se convertir au catholicisme pour éviter les persécutions, sans illusion.
Car ce n'est pas cette espèce de simulacre qui suffira lorsque, il n'en doute pas une seconde, l'Espagne, sous la férule de Torquemada, décidera, et c'est imminent, de s'occuper des Juifs d'Espagne. Malgré le péril, les deux familles se sont rapprochées et Léa, la fille de Montessa, et Yéhuda, le fils Cuheno, semblent promis à un avenir commun.
Montessa est connu à Saragosse pour posséder une imposante collection de gravures, ainsi qu'une bibliothèque dans laquelle se trouvent certainement des ouvrages qui pourraient lui valoir de gros ennuis... Naturellement, c'est chez eux, dans la Juiverie de Saragosse, que Angel de la Cruz va commencer son enquête...
Voilà le décor planté, voilà les personnages de ce court roman (moins de 200 pages) brièvement présentés. Bref, mais intense, car il se passe énormément de choses dans ce livre, où l'image tient une place centrale. L'image, et sa puissance, encore supérieure à celle des mots, que le monde commence à découvrir de nouvelle façon en cette fin du XVe siècle.
Dans "la Confrérie des chasseurs de livres", Raphaël Jerusalmy rapprochait l'invention de l'imprimerie et la disparition de François Villon. L'intrigue tournait autour de ce moyen formidable qui permettait de gagner un temps énorme et donc d'augmenter le nombre de livres en circulation, de répandre plus aisément le savoir, de s'affranchir du contrôle du pouvoir, politique mais surtout religieux...
Dans "la Rose de Saragosse", qui se déroule une vingtaine d'années plus tard, il reprend des éléments voisins, et particulièrement la possibilité de reproduire un document en de très nombreux exemplaires, comme le fameux placard qui déclenche l'ire de Torquemada. Mais, cette fois, ce ne sont pas des mots qui sont reproduits, ce sont des images.
Or, l'image est accessible à tous (sauf les aveugles, bien entendu, comme chanterait Brassens), au contraire des mots : l'imprimerie a permis de multiplier les livres, mais pas de répandre l'enseignement de la lecture. On se méfie trop de ceux qui savent pour généraliser ce genre de pratique ! Mais, si on recourt à l'image, là, tout change...
Car il n'est pas besoin de talent particulier pour comprendre ce que représente l'image, pour voir l'affront fait par cette Rose à l'Inquisition et à son chef tout-puissant. Il est directement attaqué, montré du doigt. Pire, il est moqué avec une terrible insolence, tant le trait de l'artiste est précis. Tant il a su reproduire le réel sur le papier...
Oh, le dessin, la peinture ne sont évidemment pas des nouveautés, mais longtemps, les artistes n'ont pas su ou n'ont pas pu représenter aussi fidèlement le réel qu'ils ne le font désormais. Cette époque de mutation est aussi celle d'un art qui découvre des techniques nouvelles et parvient à représenter le monde tel qu'il est. A l'embellir, aussi. Et même à l'enlaidir, s'il le désire...
Mais le peintre est comme le copiste : il ne peut pas reproduire son oeuvre, sauf à peindre sans arrêt le même tableau, avec le temps que cela demande. C'est là qu'on va retrouver l'importance de l'imprimerie : grâce à elle, on peut reproduire un dessin, exactement comme un texte. Pas un dessin peint, bien sûr, mais un dessin gravé sur une plaque de métal, en revanche...
Et voilà donc une véritable révolution, qu'on néglige par rapport à celle des mots imprimés. Et pourtant, Raphaël Jerusalmy met le doigt sur cet élément majeur. En quelques heures, un simple dessin a pu se retrouver sur la plupart des murs de Saragosse, ce n'est pas rien ! Et Torquemada se retrouve face à cette provocation, impuissant. Et redoutant que cela se reproduise...
Ne vous-y trompez pas, ces thèmes ne concernent pas juste la fin du XVe siècle, les débuts de la Renaissance. Ils sont au combien d'actualité à notre époque, celle des chaînes d'info continue, d'internet, des réseaux sociaux... Nous mangeons de l'image du matin au soir, jusqu'au gavage, parfois, et l'image devient une arme.
Les vidéos, les montages, les dessins sont autant de moyens de manipuler les esprits et les opinions, et, on vient de le voir avec cette enquête hallucinante, les fameuses "fake news" sont bien plus efficaces dans leur circulation et donc dans leur captation que les véritables informations (ne parlons même pas des hiérarchies de l'information, on n'en finirait plus).
En lisant "la Rose de Saragosse", j'ai surtout pensé à l'affaire des caricatures de Mahomet, qui défrayèrent tant la chronique et ont valu à la rédaction de "Charlie Hebdo" d'être condamnée à mort par des fous de dieux. Dans son roman, Jerusalmy met en scène un de ces fous, Torquemada, cet inquisiteur dont le nom est entré dans notre langage commun pour définir un fanatique cruel et sans pitié.
Et il le met en scène face à ce qu'on peut considérer, nonobstant la qualité du dessin qui semble frapper tout ceux qui le voit, comme une caricature. En tout cas, elle joue exactement le même rôle provocateur et subversif. Et le résultat obtenu est le même : la colère du fou de Dieu et sa volonté de faire payer au prix de sa vie l'affront au responsable de cette action...
A l'opposé, l'artiste, dont je n'ai pas encore parler. Soyez prévenus, dans la suite du billet, vont être révélés quelques éléments importants du récit... A commencer par l'identité de cette artiste qui, soyons honnête, est tout sauf une surprise. On s'y attend, mais on n'est pas dans un polar, ce n'est pas un enjeu fondamental.
L'artiste, donc, qui, par son oeuvre, vient contester l'hégémonie de l'Inquisition et tout ce qu'elle transporte. La loi divine que Torquemada compte imposer à tous en tous lieux, ne souffre aucune contestation. On doit s'y plier ou mourir. Ici, l'artiste incarne la révolte, le refus de se résigner à cette chape que le Grand Inquisiteur entend bien faire peser sur l'Espagne.
L'artiste, c'est donc la liberté contre l'obscurantisme, l'arbitraire, l'autoritarisme, la tyrannie. Jerusalmy n'invente rien, cette définition de l'artiste est finalement très courante, très répandu, à toutes les époques, d'ailleurs. Mais, jusque-là, il était facile de circonscrire son influence, puisqu'un tableau, un dessin, une sculpture ne pouvait circuler.
Avec la gravure, tout change, on peut produire en quantité, faire circuler, aller plus vite que l'autorité dominante, la devancer et agir avant toute intervention censée l'en empêcher. Mais, l'avantage de la gravure ne s'arrête pas à ce côté pratique : le trait du graveur est d'une finesse et d'une précision que rien n'égale. Et son dessin d'une souplesse qui fait que chaque spectateur le perçoit différemment...
Voilà pourquoi la gravure est l'art des rebelles : il permet en quelques coups de stylet ou de burin de s'exprimer, de faire passer des émotions, de transmettre des messages très clairs, de montrer un personnage sous son véritable jour et même, si nécessaire, de forcer le trait pour le ridiculiser ou montrer sa face sombre en l'enlaidissant...
On pourrait d'ailleurs presque ajouter que l'écriture de Raphaël Jeruslamy suit le même principe : elle est vive, précise, aiguisée, elle ne s'embarrasse pas de fioriture (voilà aussi pourquoi c'est un roman court) et elle croque des personnages précis, on les voit comme s'ils se trouvaient face à nous. Un exemple : la verrue de Torquemada, sujet récurrent du roman et objet qui fâche...
Ah, les personnages... Angel de la Cruz est absolument formidable ! Un anti-Quichotte, sale, écoeurant, puant, effrayant, sournois, mais camouflant sous cette carapace sordide une âme d'artiste, dont le trait sombre, sous la mine du fusain, offre un monde en noir et blanc, mais un peu plus en noir... Il y a de l'ombre, de la noirceur chez cet homme, mais pas seulement...
Il contraste alors sérieusement avec la personnalité de l'artiste qui se cache derrière la signature à la Rose. Allez, je le dis, face à l'hidalgo, va se dresser Léa, jeune femme au caractère trempé, éprise de liberté, n'ayant pas froid aux yeux et prête à provoquer un homme aussi dangereux que Torquemada pour lui dire qu'il n'a pas toutes les commandes en main.
Douée, elle l'est, on l'a dit, il faudrait ajouter une beauté que je n'oserais pas qualifier de lumineuse, car cela ne rendrait pas la chose justement. A l'image d'Angel, Léa est une personne bien plus contrastée, et force est de constater que l'un comme l'autre peuvent parfaitement se décliner dans une gamme de noir et de blanc, qui serait parfaite pour être représentés sur une gravure.
On pourrait d'ailleurs imaginer l'histoire de "la Rose de Saragosse" racontée par une série de gravure, comme un ouvrage illustré. Nombreuses sont les scènes si visuelles qu'on pourrait parfaitement les immortaliser. C'est valable pour la première scène, celle du meurtre du père Arbuès (vous l'entendez, le "Tu quoque, mi filii", dans cette mise en scène spectaculaire ?), comme pour d'autres, tout au long du roman.
Et ce serait d'ailleurs magnifique d'avoir en main un tel objet-livre, dans lequel des gravures viendraient à l'appui du texte pour l'enrichir, tels ces classiques illustrés par Gustave Doré. Cette gravure, au coeur du récit, ne serait ainsi plus seulement une abstraction, mais trouverait sa place parfaite : sur le devant de la scène.
Je parle, je parle, mais il reste encore un élément majeur à évoquer. La question de la judaïté est récurrente dans les romans de Raphaël Jerusalmy et vous avez déjà compris que c'est encore le cas ici. Pas uniquement parce que c'est Léa qui défie Torquemada et que les Montessa comme les Cuheno mènent des activités susceptibles de leur valoir de très graves ennuis.
Non, c'est aussi une question historique. Nous sommes en 1485 et, comme je le dis plus haut, les juifs de Saragosse n'ont pas d'illusion : ils s'attendent à devenir bientôt les boucs émissaires parfaits de l'Inquisition. En 1492, débutera la Reconquista qui verra les musulmans chassés de la péninsule ibérique, mais aussi les juifs.
L'utopie d'une Espagne oecuménique instaurée des siècles plus tôt aura vécu, et l'exil sera la moindre des souffrances pour ces communautés. En découvrant que le roman se déroulait en 1485 et que Torquemada y occupait un rôle important, je me suis dit que cette question de la Reconquista ne serait pas loin.
Le dénouement de "la Rose de Saragosse", en plus de donner une très intéressante touche d'aventure à ce livre, offre une situation tout à fait inattendue, où Jerusalmy évoque les liens forts, mais teintés de méfiance, entre les juifs chassés d'Espagne et les musulmans qui les accueillent. On retrouve le goût de l'auteur pour les rebondissements et les secrets et pour l'imagination qui vient se glisser partout avec bonheur.