Le livre dont nous allons parler aujourd'hui porte le titre d'une chanson de France Gall. Horrible hasard, la chanteuse s'est éteinte quelques jours à peine après la sortie de ce roman. Un mois plus tôt, c'était une autre figure de ceux qu'on appelait au début des années 1960 "les Yé-yés" qui avait disparu : Johnny Hallyday. C'est dire si "Laisse tomber les filles", de Gérard de Cortanze (en grand format chez Albin Michel), roman documentaire et musical qui parle de leur génération ("Talking bout my generation", vous l'avez ?), est paru au pire et au meilleur des moments... Après "Zazous" (désormais disponible au Livre de Poche), qui évoquait la jeunesse de sa mère, s'intéresse cette fois à sa propre génération, celle des baby-boomers, ces femmes et ces hommes nés dans les années qui ont suivi la fin de la IIe Guerre mondiale et qui ont eu la vingtaine en 1968. Les deux livres débutent sur le même modèle, mais "Laisse tomber les filles" se démarque ensuite pour nous proposer un regard plus large sur cette génération dont la place est centrale dans notre époque contemporaine...
Le 22 juin 1963, la place de la Nation à Paris est noire de monde. A l'instigation d'Europe n°1 et de son émission-phare, "Salut les Copains", qui fête le premier anniversaire de sa création, un grand concert rassemblant la fine fleur de ce qu'on surnomme déjà (l'expression est dû au sociologue Edgar Morin) "les Yéyés".
Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, les Chaussettes Noires d'Eddy Mitchell ou encore les Chats Sauvages de Dick Rivers sont les têtes d'affiche de cette formidable fête et galvanisent une foule totalement acquise. Tous ces jeunes connaissent leurs chansons par coeu et ront élevés ces chanteuses et ces chanteurs au rang d'idoles.
Oh bien sûr, il y a eu quelques incidents, quelques bagarres, la faute à ceux qu'on appelle les Blousons noirs, mais rien qui puisse atténuer la joie et la fierté de ceux qui ont participé à cet événement exceptionnel. Une affirmation d'une jeunesse qui entend bien s'émanciper d'une tutelle parentale et morale un peu trop étouffante.
Face à cette situation inédite, les adultes sont surpris, déstabilisés. Cette jeunesse agitée et rebelle, indocile et désobéissante, est montrée du doigt, dénigrée parfois dans la presse (un point Godwin pour Philippe Bouvard, au passage). Mais elle s'en moque et elle a déjà trouvé un surnom pour tous ces gens qui ne la comprennent pas : les croulants.
Ce concert de la Place de la Nation, c'est le moment qui va marquer la séparation entre des générations marquées par l'histoire : entre les parents et les enfants, la IIe Guerre mondiale et ses profonds traumatismes, aussi bien individuellement qu'au niveau de la société toute entière. Les jeunes de la Place de la Nation sont les premiers à naître depuis la fin de ce conflit, leur vision du monde en est bien différente.
Parmi les spectateurs présents pour le concert du 22 juin 1963, Lorenzo, un collégien venu de la banlieue nord de Paris. Issue de parents immigrés italiens, fils d'un ingénieur chimiste et d'une femme au foyer, il n'aurait raté pour rien au monde cet événement qu'il attendait avec impatience. Mais, pour y assister, il a dû mentir à ses parents, car ils ne lui auraient jamais donné l'autorisation...
Son meilleur ami s'appelle Antoine. C'est avec lui que Lorenzo a dit passer la soirée, et c'est presque vrai : ils sont ensemble, direction la Place de la Nation, et non pas en train de réviser... Ces deux-là sont très différents : Antoine est un fils de syndicaliste, membre de la CGT. Il a déjà une conscience politique que ne possède pas son ami et son idole s'appelle plutôt Jean Ferrat que Johnny Hallyday.
Bientôt, ils vont rencontrer le troisième membre de leur petite bande, appelée à devenir inséparable : François. Elèves dans le même lycée privé, ils n'ont pas grand-chose en commun et c'est peut-être ce qui les rapproche et les unit, justement. Un peu cancre, un peu rockeur, curieux de toutes les expériences nouvelles, y compris lorsqu'il s'agit de drogues, c'est un vrai gentil.
Et puis, il y a Michèle. Adolescente, comme les trois garçons, fille de commerçant, venue applaudir ses idoles. Une demoiselle pleine de vie, d'espoir, d'idéal. Un peu provocatrice, aussi, lorsque, lors des repas de famille, elle s'affirme, quitte à bousculer les certitudes de ses aînées (mais non sans apercevoir dans l'oeil de sa grand-mère une étincelle de fierté).
Michèle appartient pleinement à cette génération naissante qui entend bien couper le cordon au plus vite et écrire son destin. Construire une société nouvelle, heureuse, joyeuse, libérée, dans laquelle la femme occuperait une place à part entière et pas juste celle de faire-valoir de l'homme... Elle en a adopté les codes : blue-jeans, t-shirt imprimé, fard à paupières et fond de teint, mais pas de rouge à lèvres.
Michèle aussi était Place de la Nation, ce fameux 22 juin au soir. Elle y a croisé Lorenzo, par hasard, ils ont échangé quelques mots et puis elle a disparu en laissant le garçon sous le charme. Pour la première fois, l'adolescent se sent... amoureux. Et, malgré son inexpérience, sa naïveté, il a envie de la revoir. Et, en attendant, partage sa rencontre mystérieuse avec ses amis.
Eux aussi ont croisé une jeune demoiselle qui a fait battre leur coeur plus fort que les autres. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que le hasard a placé la même personne sur leur chemin, à des moments différents et dans des circonstances différentes. Il leur faudra un moment avant de réaliser qu'ils aiment tous Michèle, la belle...
Ces quatre ados dans le vent vont alors devenir inséparables, tout en traçant chacun un chemin singulier, au fil des parcours scolaires, des obligations sociales, des choix professionnels (mais aussi amoureux), et des expériences qu'ils vont faire en grandissant et en entrant dans cette vie d'adulte qu'ils vont devoir affronter à leur façon, avec les repères qu'ils ont rejetés.
J'ai retrouvé dans "Laisse tomber les filles" beaucoup d'éléments, en particulier dans le canevas du livre, que j'avais remarqués dans "Zazous" : des jeunes gens qui approchent de l'âge adulte et qui choisissent de défier l'ordre installé à un moment particulier. Bon, vous me direz, c'est sûrement arrivé à toutes les époques, certes, mais ces jeunes-là, ils sont encore vivants et peuvent partager leurs expériences, leurs souvenirs.
Bien sûr, le contexte historique que "Laisse tomber les filles" est très différent de celui de "Zazous", je dirais même que c'est quasiment tout le contraire. Les zazous ne défiait pas qu'un ordre moral, mais carrément un pouvoir politique et idéologique tyrannique qui n'avait pas franchement le goût de la plaisanterie. La lutte par la joie contre un ordre noir.
Les Yéyés sont justement libérés du poids de la guerre. Oh, elle n'a pas cessé d'exister un soir de 1963, mais pour les jeunes Français, la fin de la Guerre d'Algérie a changé la donne : la perspective de grandir en paix n'a jamais été aussi présente, tout en demeurant très utopique. Bientôt, ils pourront prendre des décisions, influencer le monde et aller dans ce sens-là...
Cette génération est la première née dans le monde de l'après-nazisme, et c'est sans doute très important. Car, c'est à la fois ce qui les rapproche et les éloigne de leurs parents : ils ne portent pas la faute, ils n'ont pas connu cette horreur, et cela fait toute la différence. Le gouffre qui sépare ces générations, il est là, et il est bien plus large que la vingtaine d'années d'écart.
Comme dans "les Zazous", Gérard de Cortanze raconte cette époque des années 1960 qui n'est justement pas, comme les années d'Occupation, une période en perpétuelle évolution : la société de consommation s'impose, les jeunes prennent leur destin en main, l'ordre bourgeois, moral, sexuel, religieux est remis en cause de manière brute.
L'auteur, né en 1948, est de la même génération que ses personnages. Peut-être est-il l'un des trois garçons, d'ailleurs, ou retrouve-t-on une part de lui dans chacun d'eux. Mais, contrairement aux zazous, il a connu les yéyés, et son regard, forcément, n'est pas tout à fait le même. Parce qu'il n'y a justement pas ce gouffre entre eux et lui.
On a donc deux livres qui, dans la forme, se ressemblent beaucoup : la musique est omniprésente, même si le style est différent, et elle est un signe de ralliement, de reconnaissance, même. Dans la première partie, on plonge dans cette période en y entrant par la porte yéyé et pas forcément à travers les titres les plus connus.
Et, comme dans "Zazous", les personnages principaux, ces quatre copains inséparables, unis par une amitié amoureuse indéfectible, incarnent chacun des archétypes : Lorenzo, l'intello de la bande, fou de cinéma et grand lecteur ; Antoine, le militant, l'idéologue du groupe, engagé et déterminé ; François, qui passe par toutes les modes, yéyés, puis beatnik, puis hippie, etc.
Enfin, Michèle, que j'ai déjà évoquée, mais qui représente à elle seule toutes les femmes de cette génération qui vont faire tomber pas mal de barrières au fil des ans, sans réussir à totalement combler l'écart avec les hommes qui leur a été imposée. Elle est la moins naïve de la bande, celle qui parle le moins, mais agi le plus.
Et quand je dis qu'elle est la moins naïve, c'est sans doute aussi parce que c'est elle qui déchantera le plus vite, qui comprendra que les belles illusions nées avec les yéyés le resteront encore longtemps. C'est un beau personnage, celui de Michèle, le plus contrasté des quatre, dont on ne comprend pas forcément les agissements, parfois, mais qui reste solaire et la véritable chef de la bande, pour reprendre un titre de Frank Alamo.
"Laisse tomber les filles" mêle alors à la fiction une part documentaire assez abondante, afin que le lecteur de 2018 qui n'aurait pas connu cette période puisse se repérer. Des chiffres, des enquêtes, des références... Peut-être un peu trop, parfois. Le mariage entre fiction et documentaire est loin d'être évident et cela donne parfois des dialogues assez bizarres entre les personnages, pas toujours très crédibles.
Pour autant, malgré l'abondance d'informations, on comprend qu'on est dans une France qui n'est plus celle des Zazous et que cette jeunesse évolue au diapason. Elle est finie, la France de Papa, même si elle n'en a peut-être pas encore conscience, même si elle n'est pas prête à l'accepter. Les carcans sociaux évoqués dans le titre de ce billet sont solides, et les chansons des yéyés ne suffiront pas à les faire sauter.
Et puis, soudain, les parallèles entre "Zazous" et "Laisse tomber les filles" deviennent caducs. Pour une raison toute simple : on comprend qu'on va suivre le quatuor de personnages bien plus longtemps que les garçons et les filles de "Zazous". Ce dernier roman se limitait, assez logiquement, à la période de la guerre, c'était un mouvement fugace, appelé à durer le temps que durerait la guerre.
En revanche, les yéyés, s'ils ne vont pas conserver ce surnom très longtemps et deviendront par la suite les baby-boomers, vont voir toute leur vie marquée par cette période. Ce sont quatre vies que l'on va suivre, de cette naissance au monde jusqu'à nos jours, jalonnées de moments forts et de drames, de grandes espérances et de grandes déceptions.
Le roman s'ouvre sur un rassemblement, celui de la Place de la Nation. Mais, en fait, on se rend compte que l'on retrouve tout au long du roman de Gérard de Cortanze d'autres dates clés, des événements marquants appelés à demeurer dans les mémoires, peut-être plus encore que dans les livres d'histoire (et encore, il manque la Coupe du Monde 1998 !).
Des événements qui ont permis à des populations de communier, souvent dans la joie, mais aussi dans la révolte, et à des générations de s'affirmer, de se retrouver, de se construire. De se bâtir des repères forts qui les accompagneront pour le reste de leur existence. Pour exemple, la Chute du Mur de Berlin tient une place importante, dans le livre, et vous comprendrez pourquoi.
"Laisse tomber les filles" est un titre un peu trompeur, car on s'attend à rester ancré dans les années 1960, mais c'est plus qu'une génération, c'est une époque que nous raconte Gérard de Cortanze à travers les yeux de ceux qui furent yéyés et ont coupé le cordon grâce à ce mouvement spontané, inattendu, porté par une modernité nouvelle.
Une époque dont nous faisons aussi partie, nous qui sommes nés après les Yéyés. Nous qui avons connu le punk, la new-wave, la techno, et tant d'autres mouvements culturels marquants depuis les années 1960... Qui avons à notre tour été comme ces copains, regardant nos croulants avec insolence et rejetant (plus ou moins, selon les individus) ce que l'on a voulu faire de nous.
"Ses années 60 le poursuivront toujours, parce que comme ici aujourd'hui elles témoignaient d'un temps qui avait soif d'intelligence, de douceur, de raffinement, et qu'il avait tenu tout cela dans sa main, mais n'avait rien su retenir, avait tout laissé échapper"... J'avais noté cet extrait au cours de ma lecture, j'aurais pu en faire le titre de ce billet, parce que c'est très représentatif.
A travers le personnage de Michèle, en particulier, on mesure la joie qui a accompagné la jeunesse de ces personnages, une joie immense, pleine de rêves et d'espoirs, bientôt remis à leur place par une impitoyable réalité. Le désenchantement n'en est que plus fort et c'est certainement la seule femme du groupe qui le ressentira le plus durement.
Parce que, et on le comprendra mieux une fois qu'on aura traversé les décennies jusqu'à ce début de XXIe siècle, c'est bel et bien Michèle qui s'avérera la plus rebelle des membres du groupe, celle qui remettra le plus de choses en cause, bousculera les convenances et les conventions pour suivre son petit bonhomme de chemin.
J'ai refermé le livre un peu triste, avec un sentiment d'incomplétude que j'ai ressenti chez les personnages, et donc surtout Michèle. Oui, j'ai bien retrouvé cette idée d'un rêve qui était là, à portée de la main, et qu'on n'a pas su retenir, qu'on a laissé passer, comme ce cerf-volant qui casse sa ficelle et s'échappe inexorablement, sous nos yeux impuissants.
Je suis sorti triste de cette lecture aussi en raison de son dénouement. Non, rassurez-vous, je n'en dirai rien. Simplement que les dernières pages sont assez déroutantes, laissant à chaque lecteur le soin de l'interpréter à sa façon, je pense. Mais, elle réaffirme une certitude : yéyé un jour, yéyé toujours. Et ceux qui ont participé à la fête de la Place de la Nation ne pourront jamais l'oublier.
Cette génération, c'est celle de mes parents. J'ai grandi en écoutant des disques de cette époque qui avaient appartenu à ma mère, par exemple, sans doute comme Gérard de Cortanze a pu écouter le swing qui faisait vibrer sa propre mère, sans se douter qu'un jour, cela lui inspirerait un roman. Ces baby-boomers sont la colonne vertébrale de la deuxième moitié du XXe siècle.
Faut-il souhaiter à de nouvelles générations de connaître ce même genre d'événements que cette fête de "Salut les Copains" ? Certainement, même si cela n'assure pas forcément un avenir meilleur, on le voit... Je termine ce billet avec une photo, celle qui résume le mieux cette génération yéyés, la photo officielle de SLC, prise par Jean-Marie Périer, et qui aurait fait une parfaite couverture au roman...
Le 22 juin 1963, la place de la Nation à Paris est noire de monde. A l'instigation d'Europe n°1 et de son émission-phare, "Salut les Copains", qui fête le premier anniversaire de sa création, un grand concert rassemblant la fine fleur de ce qu'on surnomme déjà (l'expression est dû au sociologue Edgar Morin) "les Yéyés".
Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, les Chaussettes Noires d'Eddy Mitchell ou encore les Chats Sauvages de Dick Rivers sont les têtes d'affiche de cette formidable fête et galvanisent une foule totalement acquise. Tous ces jeunes connaissent leurs chansons par coeu et ront élevés ces chanteuses et ces chanteurs au rang d'idoles.
Oh bien sûr, il y a eu quelques incidents, quelques bagarres, la faute à ceux qu'on appelle les Blousons noirs, mais rien qui puisse atténuer la joie et la fierté de ceux qui ont participé à cet événement exceptionnel. Une affirmation d'une jeunesse qui entend bien s'émanciper d'une tutelle parentale et morale un peu trop étouffante.
Face à cette situation inédite, les adultes sont surpris, déstabilisés. Cette jeunesse agitée et rebelle, indocile et désobéissante, est montrée du doigt, dénigrée parfois dans la presse (un point Godwin pour Philippe Bouvard, au passage). Mais elle s'en moque et elle a déjà trouvé un surnom pour tous ces gens qui ne la comprennent pas : les croulants.
Ce concert de la Place de la Nation, c'est le moment qui va marquer la séparation entre des générations marquées par l'histoire : entre les parents et les enfants, la IIe Guerre mondiale et ses profonds traumatismes, aussi bien individuellement qu'au niveau de la société toute entière. Les jeunes de la Place de la Nation sont les premiers à naître depuis la fin de ce conflit, leur vision du monde en est bien différente.
Parmi les spectateurs présents pour le concert du 22 juin 1963, Lorenzo, un collégien venu de la banlieue nord de Paris. Issue de parents immigrés italiens, fils d'un ingénieur chimiste et d'une femme au foyer, il n'aurait raté pour rien au monde cet événement qu'il attendait avec impatience. Mais, pour y assister, il a dû mentir à ses parents, car ils ne lui auraient jamais donné l'autorisation...
Son meilleur ami s'appelle Antoine. C'est avec lui que Lorenzo a dit passer la soirée, et c'est presque vrai : ils sont ensemble, direction la Place de la Nation, et non pas en train de réviser... Ces deux-là sont très différents : Antoine est un fils de syndicaliste, membre de la CGT. Il a déjà une conscience politique que ne possède pas son ami et son idole s'appelle plutôt Jean Ferrat que Johnny Hallyday.
Bientôt, ils vont rencontrer le troisième membre de leur petite bande, appelée à devenir inséparable : François. Elèves dans le même lycée privé, ils n'ont pas grand-chose en commun et c'est peut-être ce qui les rapproche et les unit, justement. Un peu cancre, un peu rockeur, curieux de toutes les expériences nouvelles, y compris lorsqu'il s'agit de drogues, c'est un vrai gentil.
Et puis, il y a Michèle. Adolescente, comme les trois garçons, fille de commerçant, venue applaudir ses idoles. Une demoiselle pleine de vie, d'espoir, d'idéal. Un peu provocatrice, aussi, lorsque, lors des repas de famille, elle s'affirme, quitte à bousculer les certitudes de ses aînées (mais non sans apercevoir dans l'oeil de sa grand-mère une étincelle de fierté).
Michèle appartient pleinement à cette génération naissante qui entend bien couper le cordon au plus vite et écrire son destin. Construire une société nouvelle, heureuse, joyeuse, libérée, dans laquelle la femme occuperait une place à part entière et pas juste celle de faire-valoir de l'homme... Elle en a adopté les codes : blue-jeans, t-shirt imprimé, fard à paupières et fond de teint, mais pas de rouge à lèvres.
Michèle aussi était Place de la Nation, ce fameux 22 juin au soir. Elle y a croisé Lorenzo, par hasard, ils ont échangé quelques mots et puis elle a disparu en laissant le garçon sous le charme. Pour la première fois, l'adolescent se sent... amoureux. Et, malgré son inexpérience, sa naïveté, il a envie de la revoir. Et, en attendant, partage sa rencontre mystérieuse avec ses amis.
Eux aussi ont croisé une jeune demoiselle qui a fait battre leur coeur plus fort que les autres. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que le hasard a placé la même personne sur leur chemin, à des moments différents et dans des circonstances différentes. Il leur faudra un moment avant de réaliser qu'ils aiment tous Michèle, la belle...
Ces quatre ados dans le vent vont alors devenir inséparables, tout en traçant chacun un chemin singulier, au fil des parcours scolaires, des obligations sociales, des choix professionnels (mais aussi amoureux), et des expériences qu'ils vont faire en grandissant et en entrant dans cette vie d'adulte qu'ils vont devoir affronter à leur façon, avec les repères qu'ils ont rejetés.
J'ai retrouvé dans "Laisse tomber les filles" beaucoup d'éléments, en particulier dans le canevas du livre, que j'avais remarqués dans "Zazous" : des jeunes gens qui approchent de l'âge adulte et qui choisissent de défier l'ordre installé à un moment particulier. Bon, vous me direz, c'est sûrement arrivé à toutes les époques, certes, mais ces jeunes-là, ils sont encore vivants et peuvent partager leurs expériences, leurs souvenirs.
Bien sûr, le contexte historique que "Laisse tomber les filles" est très différent de celui de "Zazous", je dirais même que c'est quasiment tout le contraire. Les zazous ne défiait pas qu'un ordre moral, mais carrément un pouvoir politique et idéologique tyrannique qui n'avait pas franchement le goût de la plaisanterie. La lutte par la joie contre un ordre noir.
Les Yéyés sont justement libérés du poids de la guerre. Oh, elle n'a pas cessé d'exister un soir de 1963, mais pour les jeunes Français, la fin de la Guerre d'Algérie a changé la donne : la perspective de grandir en paix n'a jamais été aussi présente, tout en demeurant très utopique. Bientôt, ils pourront prendre des décisions, influencer le monde et aller dans ce sens-là...
Cette génération est la première née dans le monde de l'après-nazisme, et c'est sans doute très important. Car, c'est à la fois ce qui les rapproche et les éloigne de leurs parents : ils ne portent pas la faute, ils n'ont pas connu cette horreur, et cela fait toute la différence. Le gouffre qui sépare ces générations, il est là, et il est bien plus large que la vingtaine d'années d'écart.
Comme dans "les Zazous", Gérard de Cortanze raconte cette époque des années 1960 qui n'est justement pas, comme les années d'Occupation, une période en perpétuelle évolution : la société de consommation s'impose, les jeunes prennent leur destin en main, l'ordre bourgeois, moral, sexuel, religieux est remis en cause de manière brute.
L'auteur, né en 1948, est de la même génération que ses personnages. Peut-être est-il l'un des trois garçons, d'ailleurs, ou retrouve-t-on une part de lui dans chacun d'eux. Mais, contrairement aux zazous, il a connu les yéyés, et son regard, forcément, n'est pas tout à fait le même. Parce qu'il n'y a justement pas ce gouffre entre eux et lui.
On a donc deux livres qui, dans la forme, se ressemblent beaucoup : la musique est omniprésente, même si le style est différent, et elle est un signe de ralliement, de reconnaissance, même. Dans la première partie, on plonge dans cette période en y entrant par la porte yéyé et pas forcément à travers les titres les plus connus.
Et, comme dans "Zazous", les personnages principaux, ces quatre copains inséparables, unis par une amitié amoureuse indéfectible, incarnent chacun des archétypes : Lorenzo, l'intello de la bande, fou de cinéma et grand lecteur ; Antoine, le militant, l'idéologue du groupe, engagé et déterminé ; François, qui passe par toutes les modes, yéyés, puis beatnik, puis hippie, etc.
Enfin, Michèle, que j'ai déjà évoquée, mais qui représente à elle seule toutes les femmes de cette génération qui vont faire tomber pas mal de barrières au fil des ans, sans réussir à totalement combler l'écart avec les hommes qui leur a été imposée. Elle est la moins naïve de la bande, celle qui parle le moins, mais agi le plus.
Et quand je dis qu'elle est la moins naïve, c'est sans doute aussi parce que c'est elle qui déchantera le plus vite, qui comprendra que les belles illusions nées avec les yéyés le resteront encore longtemps. C'est un beau personnage, celui de Michèle, le plus contrasté des quatre, dont on ne comprend pas forcément les agissements, parfois, mais qui reste solaire et la véritable chef de la bande, pour reprendre un titre de Frank Alamo.
"Laisse tomber les filles" mêle alors à la fiction une part documentaire assez abondante, afin que le lecteur de 2018 qui n'aurait pas connu cette période puisse se repérer. Des chiffres, des enquêtes, des références... Peut-être un peu trop, parfois. Le mariage entre fiction et documentaire est loin d'être évident et cela donne parfois des dialogues assez bizarres entre les personnages, pas toujours très crédibles.
Pour autant, malgré l'abondance d'informations, on comprend qu'on est dans une France qui n'est plus celle des Zazous et que cette jeunesse évolue au diapason. Elle est finie, la France de Papa, même si elle n'en a peut-être pas encore conscience, même si elle n'est pas prête à l'accepter. Les carcans sociaux évoqués dans le titre de ce billet sont solides, et les chansons des yéyés ne suffiront pas à les faire sauter.
Et puis, soudain, les parallèles entre "Zazous" et "Laisse tomber les filles" deviennent caducs. Pour une raison toute simple : on comprend qu'on va suivre le quatuor de personnages bien plus longtemps que les garçons et les filles de "Zazous". Ce dernier roman se limitait, assez logiquement, à la période de la guerre, c'était un mouvement fugace, appelé à durer le temps que durerait la guerre.
En revanche, les yéyés, s'ils ne vont pas conserver ce surnom très longtemps et deviendront par la suite les baby-boomers, vont voir toute leur vie marquée par cette période. Ce sont quatre vies que l'on va suivre, de cette naissance au monde jusqu'à nos jours, jalonnées de moments forts et de drames, de grandes espérances et de grandes déceptions.
Le roman s'ouvre sur un rassemblement, celui de la Place de la Nation. Mais, en fait, on se rend compte que l'on retrouve tout au long du roman de Gérard de Cortanze d'autres dates clés, des événements marquants appelés à demeurer dans les mémoires, peut-être plus encore que dans les livres d'histoire (et encore, il manque la Coupe du Monde 1998 !).
Des événements qui ont permis à des populations de communier, souvent dans la joie, mais aussi dans la révolte, et à des générations de s'affirmer, de se retrouver, de se construire. De se bâtir des repères forts qui les accompagneront pour le reste de leur existence. Pour exemple, la Chute du Mur de Berlin tient une place importante, dans le livre, et vous comprendrez pourquoi.
"Laisse tomber les filles" est un titre un peu trompeur, car on s'attend à rester ancré dans les années 1960, mais c'est plus qu'une génération, c'est une époque que nous raconte Gérard de Cortanze à travers les yeux de ceux qui furent yéyés et ont coupé le cordon grâce à ce mouvement spontané, inattendu, porté par une modernité nouvelle.
Une époque dont nous faisons aussi partie, nous qui sommes nés après les Yéyés. Nous qui avons connu le punk, la new-wave, la techno, et tant d'autres mouvements culturels marquants depuis les années 1960... Qui avons à notre tour été comme ces copains, regardant nos croulants avec insolence et rejetant (plus ou moins, selon les individus) ce que l'on a voulu faire de nous.
"Ses années 60 le poursuivront toujours, parce que comme ici aujourd'hui elles témoignaient d'un temps qui avait soif d'intelligence, de douceur, de raffinement, et qu'il avait tenu tout cela dans sa main, mais n'avait rien su retenir, avait tout laissé échapper"... J'avais noté cet extrait au cours de ma lecture, j'aurais pu en faire le titre de ce billet, parce que c'est très représentatif.
A travers le personnage de Michèle, en particulier, on mesure la joie qui a accompagné la jeunesse de ces personnages, une joie immense, pleine de rêves et d'espoirs, bientôt remis à leur place par une impitoyable réalité. Le désenchantement n'en est que plus fort et c'est certainement la seule femme du groupe qui le ressentira le plus durement.
Parce que, et on le comprendra mieux une fois qu'on aura traversé les décennies jusqu'à ce début de XXIe siècle, c'est bel et bien Michèle qui s'avérera la plus rebelle des membres du groupe, celle qui remettra le plus de choses en cause, bousculera les convenances et les conventions pour suivre son petit bonhomme de chemin.
J'ai refermé le livre un peu triste, avec un sentiment d'incomplétude que j'ai ressenti chez les personnages, et donc surtout Michèle. Oui, j'ai bien retrouvé cette idée d'un rêve qui était là, à portée de la main, et qu'on n'a pas su retenir, qu'on a laissé passer, comme ce cerf-volant qui casse sa ficelle et s'échappe inexorablement, sous nos yeux impuissants.
Je suis sorti triste de cette lecture aussi en raison de son dénouement. Non, rassurez-vous, je n'en dirai rien. Simplement que les dernières pages sont assez déroutantes, laissant à chaque lecteur le soin de l'interpréter à sa façon, je pense. Mais, elle réaffirme une certitude : yéyé un jour, yéyé toujours. Et ceux qui ont participé à la fête de la Place de la Nation ne pourront jamais l'oublier.
Cette génération, c'est celle de mes parents. J'ai grandi en écoutant des disques de cette époque qui avaient appartenu à ma mère, par exemple, sans doute comme Gérard de Cortanze a pu écouter le swing qui faisait vibrer sa propre mère, sans se douter qu'un jour, cela lui inspirerait un roman. Ces baby-boomers sont la colonne vertébrale de la deuxième moitié du XXe siècle.
Faut-il souhaiter à de nouvelles générations de connaître ce même genre d'événements que cette fête de "Salut les Copains" ? Certainement, même si cela n'assure pas forcément un avenir meilleur, on le voit... Je termine ce billet avec une photo, celle qui résume le mieux cette génération yéyés, la photo officielle de SLC, prise par Jean-Marie Périer, et qui aurait fait une parfaite couverture au roman...