"Notre société ne réprime plus le désir comme au siècle dernier mais l'excite en permanence. Voilà ce dont on souffre aujourd'hui : l'excès de désir".

Comme souvent, je choisis le titre du billet en fonction du livre, parce qu'il me semble représentatif de cette lecture. Et ces deux phrases-là me semblent parfaitement répondre à cette idée. Voici un premier roman parfaitement dans l'air du temps, entre critique et satire, posant des questions fortes sur notre société, oscillant entre utopie et dystopie. Signé par l'ancien responsable du Pôle Culture de la FNAC, Nicolas Gaudemet, "la Fin des idoles" (en grand format aux éditions Tohu-Bohu) oppose science et conscience (la ruine de l'âme n'est donc pas loin...) dans une inquiétante quête du bonheur. Au coeur de cette histoire, donc, le désir, ou plutôt les désirs... Et, pour illustrer son propos, l'auteur a choisi de prendre comme exemple un désir omniprésent dans notre monde actuel : le désir de célébrité. On sourit, on peut même s'amuser franchement, par moments, mais ne nous y trompons pas, c'est un roman sombre et dérangeant que l'on a en main, parce qu'il est avant tout question de contrôle...

V19 est une jeune chaîne de télévision qui peine à trouver sa place. Chaîne de la TNT, elle est donc en accès libre pour les téléspectateurs, mais les audiences n'ont guère augmenté depuis sa création. Alors, Alexandre Valère, président de la chaîne, fils d'un grand patron à la fortune colossale, a décidé de frapper un grand coup pour faire enfin décoller son joujou.
Annoncée à grands renforts de publicité, une nouvelle émission va bientôt être mise à l'antenne. Son titre : "Obsession célébrité". Son principe : onze jeunes gens sans talent particulier qu'on va filmer dans un studio télé luxueusement aménagé, chaque semaine, une élimination, etc. Bref, de la télé-réalité comme on en a mangé depuis plus de 15 ans et l'apparition du "Loft" sur nos écrans.
Oui, mais... V19 ne se contente pas de copier les grandes chaînes en espérant siphonner leurs audiences, non, le projet se veut innovant et bien plus ambitieux qu'un "Secret Story". A la tête de l'émission, il y aura une scientifique, Lyne Paradis, docteur en neurosciences, et l'objectif annoncé n'est pas de fabriquer à la chaîne d'énièmes stars éphémères, mais bien de les guérir.
Les guérir de ce désir, désormais ancré profondément en nous, de devenir célèbre, par n'importe quel moyen, sans aucune raison qui justifie ce statut, des stars de papier aussi vite connues qu'oubliées, des produits jetables sur lesquels les annonceurs font du profit et basta. Avec "Obsession célébrité", Lyne Paradis entend prendre à rebours les bases même de la télé-réalité et rendre ces candidats meilleurs.
Le microcosme médiatique accueille avec un scepticisme de bon aloi et un air goguenard cette nouveauté qui ne convainc personne. D'autant que la candidate que la production a choisi de mettre en avant a tout d'un cliché du genre : Paloma semble sortie du même moule que la plupart des starlette de télé-réalité et possède cette même farouche volonté de devenir célèbre.
Ainsi débute cette nouvelle aventure télévisuelle qui ne va pas franchement emballer le public. Les audiences de V19 ne vont pas connaître le coup de fouet attendu (mais était-ce vraiment le but recherché ?). Pourtant, l'émission de Lyne Paradis est au coeur des conversations, elle fait polémique. Elle fait le buzz...
Un buzz alimenté par un autre personnage médiatique, farouche opposant à la télé-réalité, et sans doute pas qu'à cela. Il s'appelle Gerhard Lebenstrie, il est psychanalyste, "le psychanalyste des stars", comme le veut le cliché éculé. On le voit dans toutes les talk-shows, il a tribune ouverte dans les magazines, on l'interroge dans les JT, etc.
Disciple de Jacques Lacan, Lebenstrie a fini par prendre ses distances avec son mentor pour fonder sa propre chapelle. Sa vision du monde, de la psychanalyse, de l'esprit humain, il l'a abondamment décrite dans une véritable somme, son évangile en quelque sorte, sur lequel il base tout son enseignement à des étudiants conquis, fascinés...
D'emblée, Lebenstrie se dresse en principal opposant à Lyne Paradis. Pour lui, tout ce charabia sur les neurosciences, c'est une escroquerie, une provocation pour faire de l'audience, et rien de plus. Il profite de sa chaire médiatique pour tirer à boulets rouges sur la jeune femme et son émission, n'exonérant que Paloma, qu'il espère bien aider à se remettre du choc.
Car, il faut le dire, la vie de Paloma est en plein bouleversement depuis son apparition télévisuelle. Peut-être pas tout à fait comme elle l'imaginait, d'ailleurs, et cela a de sérieuses répercussions sur son comportement au quotidien. En particulier une boulimie sévère qui va avoir pour conséquence une prise de poids loin d'être idéale quand on veut être une star.
Paloma (sorte de compromis entre Loana et Nabila, mais finalement cocktail réalisé à partir de bien des candidats de télé-réalité, et pas seulement des femmes) m'a fait un temps songer à Charlie, le personnage central du roman de Daniel Keyes, "Des fleurs pour Algernon". J'ai redouté longtemps qu'elle subisse le même sort, d'ailleurs, mais le véritable cobaye de "la Fin des idoles" n'est peut-être pas le personnage que l'on croit...
Tandis que Paradis et Lebenstrie s'affrontent par écrans interposés, que chacun met en avant ses atouts présumés et les erreurs de l'autre, que la scientifique dénonce le charlatanisme de la psychanalyse et que le psy met en avant les inconnues bien trop nombreuses sur lesquelles repose la spécialité de sa rivale, la métamorphose de Paloma a commencé...
Un roman sur fond de télé-réalité... Encore ! Forcément, on se méfie un peu, d'autant qu'il est de bon ton de dénoncer ce genre télévisuel, de s'en moquer, de le caricaturer avec plus ou moins de finesse et de pertinence. Mais, dès le départ, on a dans le roman de Nicolas Gaudemet une idée qui va à l'encontre de tout cela : l'idée d'une télé-réalité qui dégoûte de la célébrité... Curieux...
Pourtant, Nicolas Gaudemet n'invente pas vraiment un nouveau genre : depuis la très controversée émission "Psy Show", dans les années 1980, se pencher sur les états d'âmes de nos contemporains est une mine de concepts. Je fais allusion à cette émission, parce que les personnages eux-mêmes s'y réfèrent à plusieurs reprises.
Mais, l'auteur de ce roman va plus loin. Il imagine une espèce de répulsif audiovisuel, vous savez, comme ce produit au goût horrible dont on badigeonne les ongles des enfants qui se les rongent pour les dissuader de continuer, ou pour qu'ils arrêtent de sucer leur pouce. Puisque le problème, c'est cette soif délirante de célébrité aux conséquences inquiétantes des deux côtés des écrans, rendons-la écoeurante.
L'un des temps forts du livre, c'est ce combat de titans entre Lyne et Gerhard. La science contre la conscience, disais-je plus haut. Lebenstrie apparaît vite comme le méchant de l'histoire, par son égocentrisme, l'emprise qu'il a sur ses étudiants et ses disciples, son charisme qui en a fait, à sa manière, une star, une personnalité incontournable des médias.
Une opposition plantée avant même le début du roman, dès l'exergue : Epictète et Freud se font face par citations interposées. Le premier, depuis sa lointaine antiquité, met déjà en garde contre ces désirs qu'on veut satisfaire et qui ne sont pas synonymes de liberté, au contraire. Des millénaires avant Lyne Paradis, il prônait la destruction du désir, les mots sont forts.
Quant à Freud, dans trop de surprise, le vrai fardeau, c'est la sexualité (je reprends ses propres mots). Mais, on sent qu'il ne croit pas trop à une possible libération de ce poids. Il y voit une promesse démagogique et impossible à tenir, porte ouverte vers toutes les âneries (le mot est encore de lui) imaginables. En lisant sa phrase, là, je me demande si Freud n'a pas rencontré Lebenstrie...
En bon psy, ce dernier ne jure que par le désir sexuel, source de tous les maux. Et, plus il voit se dévoiler le plan de Lyne Paradis, plus cela renforce ses certitudes et sa détermination. Mais, il est un peu trop sûr de lui, notre ami (sorte de mélange entre Michel Onfray et Gérard Miller), et il va se faire prendre à son propre jeu, jusqu'à se retrouver dans une position très délicate...
Quand je dis qu'il apparaît comme le méchant de l'histoire, c'est parce qu'on a franchement l'impression d'avoir devant nous une sorte de gourou endoctrinant ceux qui l'écoutent et faisant autant la promotion de sa petite personne que de ses théories. Face à lui, Lyne paraît d'abord angélique, mesurée, sûre d'elle, également, mais portant un message bien plus positif.
Pour autant, le clivage bien et mal n'est pas aussi évident que cela. En tout cas, il n'est certainement pas figé, comme on pourrait le croire au départ. Et, si Lebenstrie ne semble pas vouloir varier d'un iota, l'évolution du personnage de Lynn, tout comme celui de Paloma, d'ailleurs, sous-tend le récit, jusqu'au coup d'éclat final.
Je ne vais pas dans ce billet décrire les méthodes employées par Lyne Paradis, mais dans le genre "soigner le mal par le mal", il faut reconnaître qu'elle sait y faire. Mais, là encore, une idée que je trouve très amusante et intéressante est de transformer Paloma pour en faire une jeune femme non plus obsédé par sa célébrité, mais se découvrant une soif de connaissance.
De la starlette un peu nunuche, elle va devenir une espèce d'intello à laquelle personne ne croit vraiment, parce que... c'est tout bonnement impossible ! Et puis, c'est tellement ringard, d'apprendre, de savoir, de lire, d'écrire ! Ce n'est pas ça, la célébrité, ça manque de brillance, de bling-bling, de sex-appeal... Ca manque de rêve...
L'un des éléments récurrents de ce roman, c'est Eve. Oui, le personnage biblique (il y a d'ailleurs pas mal de symboles à connotation religieuse qui sont détournés dans ce livre). Petit à petit, on se dit que l'ambition de Lyne Paradis, c'est bel et bien de créer une nouvelle Eve, la première femme d'un monde nouveau débarrassé de ces désirs les plus vils, de ses instincts les plus basiques.
Il y a quelque chose effectivement d'un démiurge chez Lyne Paradis, le choix d'Eve comme symbole fort en dit long, d'ailleurs. Mais, se pourrait-il qu'au final, la neuroscientifique (la neuroscientiste, comme l'appelle Lebenstrie avec un mépris non dissimulé) ne soit pas Dieu, mais un nouveau Dr Frankenstein, post-moderne Prométhée ?
En écrivant cela, je ne peux m'empêcher de penser à la série "Black Mirror", qui dénonce avec verve, humour féroce et un brin de mauvais goût la domination qu'exercent sur notre société les écrans. Je ne crois pas me tromper en disant que "la Fin des idoles" se place dans ce sillage, sans forcément en atteindre la puissance de subversion, mais la pertinence est réelle.
Un épisode qui aurait pu avoir pour point de départ une citation désormais légendaire que l'on doit à l'un de nos grands philosophes contemporains, Patrick Le Lay : "Or, pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible (...) Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau".
D'un côté, le désir de célébrité, de l'autre, toute une palette de désirs consuméristes que la publicité se charge d'exciter. On le sait, l'essence du capitalisme, c'est de susciter le besoin pour mieux y apporter une réponse. Des désirs superflus, excessifs, incontrôlables, à l'image de la boulimie de Paloma, et à laquelle on se doit de répondre pour se sentir... bien, détendus. Disponibles pour la stimulation suivante.
Qui contrôle le désir, contrôle donc l'esprit dans ce joli monde qui est le nôtre. Que se passe-t-il alors si l'on supprime le désir ? On empêche quiconque d'avoir prise sur l'esprit humain, on libère l'humain, on lui redonne un libre arbitre en béton, on le dispense de toute frustration, on évince émotions et passions exacerbées et l'on va droit au Bonheur, avec un B majuscule...
Hum...
Derrière le roman, les interrogations ne sont pas minces et, d'une certaine manière, ce que développe Nicolas Gaudemet autour de ces fameuses neurosciences se rapproche beaucoup des romans d'anticipation ou de SF évoquant l'intelligence artificielle. "La Fin des idoles", c'est une nouvelle version de la quête nietzschéenne d'un humain supérieur qui saurait s'émanciper une bonne fois pour toute des désirs qui l'avilissent.
Si la charge menée contre la psychanalyse est virulente, Nicolas Gaudemet ne dédouane pas non plus les apprentis sorciers qui, sous couvert de recherches scientifiques, peuvent se lancer dans des expériences dangereuses... Le contrôle, encore le contrôle... Peu importent les méthodes, la finalité restent la même. Attention, un gourou peut en cacher un autre !
J'ai eu l'impression de voir renvoyés dos à dos "le Meilleur des mondes" et "1984". Dans "la Fin des Idoles", il y a ces deux conceptions qui aboutissent par des moyens très différents aux mêmes résultats : le contrôle des masses et de leurs consciences. Lebenstrie comme Paradis ont cette même tendance et la télévision (mais le raisonnement vaut pour internet, peut-être plus encore) est un outil bien pratique.
C'est un premier roman, il y a donc des imperfections, mais on les oublie vite, parce qu'on a envie de savoir comment le bras de fer entre Lyne et Gerhard va s'achever, qui va réussir à imposer ses vues à l'autre, et quel est exactement le but que recherche la neuroscientifique. La critique des médias (derrière les Valère, il y a du Bolloré) est acerbe et vise juste.
Comme je l'ai dit en préambule, on oscille entre utopie et dystopie : on nous promet un bonheur en libre accès, une liberté parfaite, idéale et sans contrepartie... Rien que cela est louche, non ? Et même si on aurait bien envie d'y croire, même si Paloma va formidablement jouer son rôle pour nous convaincre, difficile de ne pas redouter le moment où tant de merveilleux basculera dans le glauque...
J'ai donné plein de références dans ce billet, certaines sont dans le livre, d'autres viennent de la réflexion personnelle (et on a le droit de ne pas être d'accord). Il en reste une, qui est d'ailleurs un des clins d'oeil les plus amusants de "la Fin des idoles". Bon, amusant, ce n'est peut-être pas le mot, vu le contexte ou la référence en question...
Figurez-vous qu'on est dans une uchronie, si, si ! Il y a un passage qui nous en donne la preuve, puisqu'il fait ouvertement référence à des événements que nous connaissons mais qui, dans le contexte du livre, n'ont pas eu lieu... Des événements décrits dans un livre, en un jeu de miroirs qui pourrait faire penser à celui qui est au coeur du "Maître du Haut-Château", de Philip K. Dick.
Le jeu narratif est amusant, réussi, il renforce la charge contre les médias en jouant sur la dérision facile et un peu factice, sur les personnalités en vue qu'on voit partout (y compris celles qui affirment qu'on veut les faire taire). Alors, comme tout au long de cette lecture, on sourit franchement, et puis, on se reprend. Parce que, comme toute l'oeuvre de Dick, "la Fin des idoles" n'est certainement pas un livre optimiste. Mais un avertissement.
Avant qu'il ne soit trop tard...