Philippe Claudel revient avec un roman intriguant, qui ressemble étrangement à un piège à souris, dont on sent qu'il va se refermer sur nous sans pitié. Et ça ne manque pas, parce que Philippe est un homme de parole.
Libres pensées...
Sur une plage de l'Archipel du chien sont rejetés par la mer les corps sans vie de trois hommes noirs. Ils ne sont pas d'ici, et l'on devine des migrants tombés des bateaux qui largent le continent. Ils sont plusieurs à les découvrir au petit matin : le Curé, le Maire, le Docteur, la Vieille, et l'Instituteur. Lorsque le Maire propose de faire disparaître les corps dans les entrailles de l'île pour ne pas mettre à mal le projet de construction de thermes qui devrait être très lucratif pour l'Archipel, seul l'Instituteur proteste, avant de se rendre à la majorité passive qui accepte la directive. Mais alors que l'atmosphère sur l'île devient inexplicablement irrespirable et que l'Instituteur s'adonne à des expériences qui inquiètent le Maire, un Commissaire venu du continent débarque sur l'île.
Volontairement, on ne sait trop rien de l'Archipel du chien, et l'auteur souligne que cela pourrait être ici comme ailleurs, qu'il n'y a guère de différences, et que les protagonistes sont nos voisins, nos amis, ou peut-être bien nous : l'introduction de Claudel va d'ailleurs en ce sens, lui qui s'érige en "Gêneur".
Le récit est sobre, et extrêmement efficace : nous avons deux cadavres, cinq personnages vivants, trois autres apparaissent en chemin, l'histoire est rythmée, maîtrisée, et l'île devient à son tour comme un personnage, qui se dresse contre les actes des vivants, après avoir avalé les corps des morts. L'écriture, comme toujours épurée chez Claudel, nous permet d'appréhender sans obstacles les cas de conscience des uns ou des autres, la manière dont ils jugent des priorités. Les préoccupations du Maire sont les plus évidentes, tout comme celles de l'Insitituteur - entre les deux, se dessine une palette de comportements et d'états d'âme qui font finalement pencher les protagonistes vers la passivité et la soumission.
La description de la foule, de son imprévisibilité, n'est pas sans rappeler les écrits de Gustave Le Bon, et montre en quoi la foule n'est que le jouet de ceux qui maîtrisent l'information.
Claudel excelle à décrire les comportements humains, dans toute leur noirceur, leur ambivalence, ou leur grandeur parfois. Le récit essentialise pour partie certains de ces comportements en les renvoyant chacun à un personnage, néanmoins le procédé n'en est pas moins efficace : on reconnaît sans mal des penchants bien connus, des options qui s'ouvrent à nous lorsque nous sommes confrontés à un choix qui met en cause notre humanité - et, en réalité, cela arrive très fréquemment, dès lors par exemple que nous nous détournons d'une personne dans le besoin au hasard de la rue.
L'archipel du chien est un conte cruel, un roman grinçant qui nous met face à nous-mêmes, face à nos responsabilités, face à notre lâcheté individuelle et à notre lâcheté collective.
Néanmoins, ayant déjà réfléchi à ce sujet à plusieurs reprises, je pense que notre ignorance n'est que de façade, qu'elle est feinte : sans savoir précisément la situation d'un tel ou d'un autre, nous savons ce qui se passe au-dehors, ou même au-dedans, pas si loin, au coin de la rue, où des migrants mendient (et d'autres!) et dont on peut imaginer le périple qui les a menés là. Ne pas savoir n'est plus une défense, comme, de plus en plus, communiquer et informer n'en est plus une non plus. J'ai tendance à penser que nous sommes, tous, de gros lâches, et que nous avons pris le parti de cette situation - lecteurs et écrivain compris... Lire, et écrire, ne sont plus des actes suffisants pour s'autoriser à croire que l'on a fait sa part.
Pour vous si...
Morceaux choisis
"Sur l'île, on enterre les morts debout. La terre est rare. Elle est le bien le plus précieux. Les hommes ont compris très tôt qu'elle devait appartenir aux vivants, qu'elle était là pour les nourrir, et que les morts devaient y prendre le moins de place possible. Qu'elle ne leur servait plus à rien." (thématique intéressante et filée, déjà évoquée dans L'arbre du pays Toraja)
"Alors enfin la bâche bleue bascula dans le trou, accompagnée d'une aspiration soyeuse et des abeilles qui se précipitèrent à sa suite, abandonnant le Curé et les autres à leur solitude. Chacun s'aplatit brutalement sur le bord de la lèvre sombre, côte à côte, essouflé, et scruta les ténèbres. On tendit l'oreille. On n'entendit rien. On aurait pu croire que les trois cadavres chutaient à l'infini, sans jamais s'écraser contre un replat, une corniche ni même au fond du gouffre. On aurait pu croire aussi qu'ils n'avaient jamais existé. Qu'on avait rêvé dans le creux inconfortable d'une mauvaise nuit, après avoir bu trop de vin ou mangé trop de viande en sauce, des images fantastiques et macabres. On aurait pu croire quantité de choses qui auraient permis de mieux vivre après."
"Certains mots construisent des murs que d'autres mots ne parviendront jamais à ébouler."
Note finale4/5(excellent)
Libres pensées...
Sur une plage de l'Archipel du chien sont rejetés par la mer les corps sans vie de trois hommes noirs. Ils ne sont pas d'ici, et l'on devine des migrants tombés des bateaux qui largent le continent. Ils sont plusieurs à les découvrir au petit matin : le Curé, le Maire, le Docteur, la Vieille, et l'Instituteur. Lorsque le Maire propose de faire disparaître les corps dans les entrailles de l'île pour ne pas mettre à mal le projet de construction de thermes qui devrait être très lucratif pour l'Archipel, seul l'Instituteur proteste, avant de se rendre à la majorité passive qui accepte la directive. Mais alors que l'atmosphère sur l'île devient inexplicablement irrespirable et que l'Instituteur s'adonne à des expériences qui inquiètent le Maire, un Commissaire venu du continent débarque sur l'île.
Volontairement, on ne sait trop rien de l'Archipel du chien, et l'auteur souligne que cela pourrait être ici comme ailleurs, qu'il n'y a guère de différences, et que les protagonistes sont nos voisins, nos amis, ou peut-être bien nous : l'introduction de Claudel va d'ailleurs en ce sens, lui qui s'érige en "Gêneur".
Le récit est sobre, et extrêmement efficace : nous avons deux cadavres, cinq personnages vivants, trois autres apparaissent en chemin, l'histoire est rythmée, maîtrisée, et l'île devient à son tour comme un personnage, qui se dresse contre les actes des vivants, après avoir avalé les corps des morts. L'écriture, comme toujours épurée chez Claudel, nous permet d'appréhender sans obstacles les cas de conscience des uns ou des autres, la manière dont ils jugent des priorités. Les préoccupations du Maire sont les plus évidentes, tout comme celles de l'Insitituteur - entre les deux, se dessine une palette de comportements et d'états d'âme qui font finalement pencher les protagonistes vers la passivité et la soumission.
La description de la foule, de son imprévisibilité, n'est pas sans rappeler les écrits de Gustave Le Bon, et montre en quoi la foule n'est que le jouet de ceux qui maîtrisent l'information.
Claudel excelle à décrire les comportements humains, dans toute leur noirceur, leur ambivalence, ou leur grandeur parfois. Le récit essentialise pour partie certains de ces comportements en les renvoyant chacun à un personnage, néanmoins le procédé n'en est pas moins efficace : on reconnaît sans mal des penchants bien connus, des options qui s'ouvrent à nous lorsque nous sommes confrontés à un choix qui met en cause notre humanité - et, en réalité, cela arrive très fréquemment, dès lors par exemple que nous nous détournons d'une personne dans le besoin au hasard de la rue.
L'archipel du chien est un conte cruel, un roman grinçant qui nous met face à nous-mêmes, face à nos responsabilités, face à notre lâcheté individuelle et à notre lâcheté collective.
Néanmoins, ayant déjà réfléchi à ce sujet à plusieurs reprises, je pense que notre ignorance n'est que de façade, qu'elle est feinte : sans savoir précisément la situation d'un tel ou d'un autre, nous savons ce qui se passe au-dehors, ou même au-dedans, pas si loin, au coin de la rue, où des migrants mendient (et d'autres!) et dont on peut imaginer le périple qui les a menés là. Ne pas savoir n'est plus une défense, comme, de plus en plus, communiquer et informer n'en est plus une non plus. J'ai tendance à penser que nous sommes, tous, de gros lâches, et que nous avons pris le parti de cette situation - lecteurs et écrivain compris... Lire, et écrire, ne sont plus des actes suffisants pour s'autoriser à croire que l'on a fait sa part.
Pour vous si...
- Vous êtes prêt à vous laisser frapper par un conte pour adultes
- Vous n'êtes pas dupe
Morceaux choisis
"Sur l'île, on enterre les morts debout. La terre est rare. Elle est le bien le plus précieux. Les hommes ont compris très tôt qu'elle devait appartenir aux vivants, qu'elle était là pour les nourrir, et que les morts devaient y prendre le moins de place possible. Qu'elle ne leur servait plus à rien." (thématique intéressante et filée, déjà évoquée dans L'arbre du pays Toraja)
"Alors enfin la bâche bleue bascula dans le trou, accompagnée d'une aspiration soyeuse et des abeilles qui se précipitèrent à sa suite, abandonnant le Curé et les autres à leur solitude. Chacun s'aplatit brutalement sur le bord de la lèvre sombre, côte à côte, essouflé, et scruta les ténèbres. On tendit l'oreille. On n'entendit rien. On aurait pu croire que les trois cadavres chutaient à l'infini, sans jamais s'écraser contre un replat, une corniche ni même au fond du gouffre. On aurait pu croire aussi qu'ils n'avaient jamais existé. Qu'on avait rêvé dans le creux inconfortable d'une mauvaise nuit, après avoir bu trop de vin ou mangé trop de viande en sauce, des images fantastiques et macabres. On aurait pu croire quantité de choses qui auraient permis de mieux vivre après."
"Certains mots construisent des murs que d'autres mots ne parviendront jamais à ébouler."
Note finale4/5(excellent)