Ah, le snuff movie, cette légende urbaine qui, à intervalles réguliers, revient sur le devant de la scène, par un film, un roman. Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce terme, petit rappel : il s'agit d'une vidéo réalisé pour être diffusée en ligne et présentant rien moins qu'un assassinat, si possible dans les conditions les plus abominables. L'équivalent pour le crime de ce que la pornographie est pour le sexe. L'horreur à l'état pur, le sommet sur l'échelle de Richter de la perversion. Cette pratique, dont on peut craindre qu'elle existe effectivement et trouve refuge dans les profondeurs les plus ténébreuses de l'internet, est au coeur d'un thriller pur et dur ; "Les Abysses du mal", de Marc Charuel (en grand format aux éditions Albin Michel). Un roman mené sur un rythme effréné, comme je n'en avais pas lu depuis longtemps, et dont l'intrigue possède plein de touches assez originales. Un thriller choral qui évite de tomber dans des descriptions trop détaillées et complaisantes (sans pour autant être une bluette) et s'achève sur une fin ouverte qui laissera chaque lecteur faire fonctionner son imagination.
Dans un terrain vague entre Gennevilliers et Asnières, au nord de Paris, en bordure de l'A86, le corps d'une jeune femme est découvert. Jeté dans un container à ordures, seules les jambes dépassent. Mais, une fois le cadavre sorti de là, l'horreur apparaît dans toute son étendue. La victime a dû terriblement souffrir avant qu'on mette fin à ses jours...
Le commandant Derolle, appelé sur les lieux, découvre avec effarement l'état de ce corps sur lequel il ne peut pas mettre de nom. De toute sa carrière, il n'a jamais vu un tel déchaînement de violence et le visage de la jeune femme hantera probablement longtemps sa mémoire. Une mémoire qui a déjà eu son lot de souvenirs macabres. Et ceux-ci pourraient bien brusquement remonter à la surface...
Derolle est un flic usé, abîmé, encore motivé par son travail et sa mission, mais il faut reconnaître qu'il n'a plus la flamme d'antan. C'est un solitaire, un peu en marge dans son propre service et qui ne parvient plus à se blinder. Sa vie privée aussi souffre de cela. Son mariage tient bon, mais il est de plus en plus distant, et cette affaire n'arrangera certainement pas les choses.
Très vite, dès l'autopsie, une mystérieuse expression apparaît : le snuff movie... C'est le procureur qui évoque cette piste improbable et s'en ouvre à Derolle, sans savoir que celui-ci a déjà été confronté à la question. Moins disert que le magistrat, le policier n'abonde pas dans son sens. La question demeure une légende urbaine, qui peut croire que cela existe vraiment ? Et comment le prouver ?
Pourtant, l'enquête démarre sur les chapeaux de roue : très vite, l'identité de la victime est découverte et Derolle peut reconstituer son histoire familiale, sa vie... Emilie Janson était une jeune femme comme tant d'autres, rien ne paraît la distinguer ou la prédestiner à la mort atroce qui a été la sienne. Alors, comment expliquer son meurtre ?
A travers les réseaux sociaux, mine de renseignements dont disposent désormais les policiers, Derolle découvre une personne joyeuse et pleine de vie, et son malaise n'en est que plus fort. Mais, il y a ce qu'on montre à tout le monde, et puis ce qu'on garde secret ou ce qu'on réserve à un public moins familier, plus restreint...
Aurait-elle pu faire une mauvaise rencontre en ligne qui aurait, par la suite, dégénéré dans la vie réelle ? Derolle s'oriente vers cette piste, autant pour Emilie que parce qu'elle fait écho à ses propres souvenirs, mais c'est là que le plus difficile commence... Et Derolle s'entête, son affaire tourne à l'obsession, il lance des lignes sans savoir si on y mordra et néglige d'autres éléments...
Petit à petit, il plonge dans un monde qui n'a de virtuel que son mode de communication. Car ce qu'il découvre, c'est un univers où l'on torture, l'on viole, l'on tue pour le spectacle. Filmé et mis en ligne, ces vidéos connaissent un succès monstre et rapportent surtout énormément d'argent à leurs créateurs... Oui, les snuff movies existent, et l'assassin d'Emilie en réalise probablement...
Bon, commençons par quelques explications. Ce que je viens de vous raconter, c'est la trame centrale de ce thriller, en tout cas, en apparence. Mais, en réalité, la narration des "Abysses du mal" est complètement atomisée, utilisant de nombreux points de vue, dont certains ne semblent pas, de prime abord, avoir de rapport entre eux.
Voilà pourquoi j'ai parlé de roman choral, puisque, à chaque chapitre, on s'attache à un personnage différent. Je n'ai choisi de ne parler que du commandant Derolle, parce que c'est le policier et parce que la découverte du corps d'Emilie est véritablement le point de départ de l'intrigue. Quant aux autres acteurs, ce sera à vous de les découvrir et de reconstituer le puzzle.
Ajoutez à cela des chapitres toujours très brefs (je ne crois pas qu'un seul atteigne ou dépasse la dizaine de pages) et vous avez une sensation de rythme qui ne décroît jamais. On a quasiment la sensation de flashes, on assiste à des scènes très courtes, racontées sans chichis, les faits bruts, quelques impressions quand un personnage se pose des questions, mais rarement plus.
Il n'en va pas tout à fait de même pour Derolle, qui lui a des états d'âme, que l'on partage. J'ai évoqué des souvenirs, sans en dire plus, et, sauf erreur de ma part, car je n'ai pas lu ce roman, je pense que Marc Charuel fait référence à l'intrigue du "Jour où tu dois mourir". "Les Abysses du mal" n'en est pas la suite, mais il y a des connexions entre les deux livres, concernant le sujet et Derolle lui-même.
Il n'est donc pas nécessaire d'avoir lu un avant l'autre, même si, c'est vrai, cela permet de mieux comprendre les idées noires qui rongent Derolle tout au long de ce roman et influent sur sa manière de mener l'enquête. Il va prendre les choses trop à coeur, en faire une affaire personnelle, et son jugement en souffre.
Tout cela donne un page-turner, comme on dit, avec des aspects difficiles, douloureux pour le lecteur, et beaucoup de questions. Marc Charuel joue avec son lecteur et l'on se sent par moments comme la souris sous la menace du chat, qui ne passe pas tout de suite à l'attaque, mais prend son temps. On pressent certains événements, et on ne peut rien faire...
On est comme au spectacle de Guignol, mais c'est infiniment plus dramatique que de prendre un coup de bâton du gendarme... Car, si on ne sait pas immédiatement quel est le rôle de certains des personnages que l'on rencontre au fil de l'histoire, en revanche, le sort de certains autres est évident, parce qu'un processus est en marche, inexorable...
Quand je dis que Marc Charuel joue avec nous, c'est par exemple le cas pour tout ce qui concerne l'identité du tueur. Cela semble d'abord évident, puis trop évident, et puis quelques doutes surviennent, et lorsque le dénouement approche, on se retrouve dans le doute, avec des alternatives et des situations qui nous font hésiter...
Je me sens un peu traître dans ce billet, car j'ai annoncé des originalités. Oui, je le dis, je le redis, mais le hic, c'est que, si j'entre dans le détail, je vais dévoiler de nombreux aspects qui font l'intérêt de ce thriller. Ce serait dommage, non ? Alors, il vous faudra me croire sur paroles et jouer le jeu. Car ces originalités, ce sont aussi des surprises, des situations et des évolutions inattendues.
Ca va donc à toute vitesse, avec une superposition d'événements, on ne se voit pas tourner les pages et la tension va croissante, jusqu'à un final qui tient en haleine jusqu'au bout. Ce final, je vous en parlerais aussi volontiers, mais non, vous ne saurez rien du contexte et du lieu exceptionnels, de cette situation qui est une sorte de point d'orgue à cette intrigue.
Bien sûr, il y a quelques ficelles, quelques facilités, quelques intuitions et déductions qui paraissent un peu rapides, mais c'est sans doute la rançon à payer pour conserver ce rythme infernal. C'est typiquement le genre de roman où les émotions priment sur tout le reste, où l'on doit se ronger les ongles sans forcément se demander si c'est plausible ou pas.
Et, avant d'aborder quelques aspects sur le fond, un dernier mot sur le roman lui-même, et sur ces dernières pages. Sur cet épilogue très surprenant. On ne s'attend pas à ça, la fin est finalement bien plus ouverte qu'on ne pouvait l'imaginer. Marc Charuel laisse le lecteur interpréter ces dernières pages à sa façon, comme il l'entend. Et termine sur une dernière phrase glaçante, quoi qu'on pense...
Au-delà du roman lui-même et de son intrigue, Marc Charuel aborde donc un sujet délicat : ces fameux snuff movies, dont on entend régulièrement parler depuis qu'internet est apparu dans nos vies. Un sujet aux allures de légende urbaine, donc, une rumeur qui court sans que personne ne puisse dire qu'il en a déjà vu.
Sans qu'on sache, comme c'est le cas pour d'autres formes de cybercriminalité, à commencer par la pédophilie sous toutes ses formes, que les polices du monde entier ont mis en place des brigades spécialisées pour démanteler des réseaux. Pour autant, avec cet outil merveilleux qui peut également rapidement devenir la pire des horreurs, on peut redouter le pire...
Depuis quelques temps, des romans, des films, des séries nous ont fait découvrir ce fameux Darkent, cet internet underground à l'accès si difficile, sorte d'antichambre de l'enfer, où tout se négocie en marge de toute loi, exceptée celle de l'offre et de la demande. Et il faut reconnaître que ce serait l'écrin parfait pour les snuff movies...
Dans "les Abysses du mal", son enquête conduit Derolles à aller fouiller ces ténèbres virtuelles pour y découvrir des preuves. Car, sans élément concret, impossible d'enquêter plus loin. Et même avec. Le commandant va rapidement se demander si son investigation ne dérangeait pas au-dessus de lui. Quelques bâtons dans les roues, quelques petites trahisons qui ralentissent tout... Troublant...
Enfin, comme souvent avec internet, le World Wide Web, le réseau mondiale, il faut aussi compter avec une abolition des frontières que le fonctionnement de la justice ignore. Chacun son pré carré... On a donc des commanditaires inaccessibles, des têtes de réseaux inatteignables et des acteurs locaux qu'on peut espérer arrêter, sans pour autant que cela mette un terme à ces pratiques...
Le marché des perversions est on ne peut plus florissant. Au point que s'en sont emparés des mafias qui ont trouvé là un terrain de jeu exceptionnellement rentable. On évoque cette question, peu approfondie dans le roman, comme une espèce de spectre impossible à attraper, ricanant et narguant les autorités, la morale... Marc Charuel évoque la Chine, mais le monde entier est sans doute concerné par ce commerce sordide.
Mais pas besoin d'évoquer les fantasmes malsains liés au Darknet ou aux snuff movies pour évoquer les travers d'internet. "Les Abysses du mal", c'est aussi une critique forte des réseaux sociaux et de ces relations virtuels que l'on se crée sans forcément en mesurer les conséquences. On évoque souvent ce sujet pour celles et ceux qui affichent leur vie sur leurs murs.
Dans ce thriller, pourtant, on va un peu plus loin, avec des personnages qui jouent à fond la carte du virtuel, jusque dans cette existence parallèle qu'ils se fabriquent pour connaître le grand frisson. On entre là dans les parties cachées de la vie privée, ces jardins secrets qu'on ne désire pas forcément partager avec ses proches IRL.
On est dans des zones grises, ne voyez pas un jugement moral dans cette expression, non, simplement, ce sont des thèmes qu'on présente plus facilement sous couvert d'anonymat ou en visant un public particulier. Oh, bien sûr, dans ces domaines, le sexe tient une place prioritaire, mais sous des formes qui peuvent aller du soft (la photo, par exemple), jusqu'à des pratiques nettement plus hard.
On est loin du proverbial puritanisme de Facebook, si souvent vilipendé pour sa géométrie variable (doux euphémisme !). Mais, sujets délicats, anonymat recommandé, mise en connexion de personnes ne se connaissant pas du tout en dehors de ces relations virtuelles, voilà un terreau favorable pour d'éventuels prédateurs...
Encore une fois, on n'est pas vraiment dans la branche du thriller ou du polar qui mise sur un réalisme presque documentaire pour construire ses intrigues. Cela n'empêche pas de garder en tête ces aspects-là, ces avertissements sur les côtés très sombres de ce réseau que nous utilisons tous au quotidien et de ses cinquante nuances de noir...