"A mon commandement, les tombes ont réveillé leurs dormeurs, se sont ouvertes et les ont expulsés sous l'effet de mon art si puissant" (Shakespeare).

Une citation extraite du dernier acte de "la Tempête", pour ouvrir ce billet. J'ai repris le texte tel qu'il est cité par un personnage de notre roman du jour, on la trouve avec quelques variantes lorsqu'on cherche, joie des traductions. Une tragédie qui se déroule sur une île peuplée d'esprits, ce qui pourrait assez bien coller avec le décor que nous allons découvrir. Et les points communs ne s'arrêtent pas là, mais chut ! Direction Venise, cadre de la septième enquête du chevalier de Volnay, toujours flanqué de son acolyte le (de moins en moins) mystérieux moine hérétique. Et, comme depuis le début de cette série de polars historiques, on flirte avec le fantastique, le surnaturel. L'irrationnel, un comble pour des histoires qui se déroulent au Siècle des Lumières... "Le Carnaval des vampires", d'Olivier Barde-Cabuçon (en grand format chez Actes Sud, collection Actes Noir), est un titre qui annonce la couleur et deux des ingrédients importants de cette enquête. Alors que l'on prépare les masques et que la société vénitienne sera sens dessus dessous pendant un moment, Venise sera-t-elle "la ville d'Europe la plus gaie comme la plus sanglante" ?
Après les frasques versaillaises du moine hérétique, ce dernier et le chevalier de Volnay ont dû précipitamment quitter la France. Direction l'Italie, et plus précisément Venise, où ils espèrent pouvoir attendre que la situation se calme à la cour, qu'on les oublie et qu'on permette au chevalier de reprendre ses fonctions de commissaire aux morts étranges.
Nous sommes en mai 1760 et c'est bientôt la reprise du carnaval dans la Cité des Doges. Un événement qui n'a pas pour effet de rendre le meilleure humeur un Volnay toujours aussi strict (raide comme la justice, pourrait-on dire). La ville ne leur est pas inconnu, Volnay a même failli épouser Flavia, une Vénitienne fille d'un patricien, le procurateur Cordolina.
C'est d'ailleurs chez lui que les deux Français se sont rendus dès leur arrivée à Venise. Le procurateur s'est alors offert de les loger dans une maison, pas un des somptueux palais donnant sur le Grand Canal, mais dans une belle maison ayant tout de même connu des jours meilleurs, proche de l'Arsenal.
Ils y retrouvent Violetta, une adolescente que le moine hérétique considère comme sa fille adoptive. Elle était comédienne quand les deux hommes l'ont rencontrée lors d'une de leur précédentes enquêtes. Ensemble, il s'apprête à passer le temps qu'il faudra dans cette maison, servi par un domestique zélé, mais bien peu bavard, Iago, qui servait les anciens propriétaires des lieux.
Voilà comment pourrait commencer une période de villégiature, n'en déplaise au chevalier de Volnay qui n'a que son devoir à l'esprit. Pourtant, d'emblée, l'atmosphère de la ville a semblé bizarre aux deux enquêteurs chevronnés. D'abord, l'étrange sensation d'être suivi, des ombres... Mais peut-être est-ce la nuit tombante...
Puis, ils apprennent qu'on a découvert un corps sans vie. La victime n'est pas seulement morte, elle a été vidée de son sang. Et la rumeur qui court le long des canaux laisse entendre que ce n'est pas le premier cadavre du même genre que l'on retrouve ainsi... Un bruit qui ne tombe pas dans l'oreille de deux sourds : Volnay et le moine sont intrigués, pour le moins.
La ville est en émoi, on commence même à profaner les cimetières pour vérifier que les tombes n'abritent pas de vampires... Le mot est lâché et la panique se répand sur toute la lagune, au risque de dégénérer et de devenir incontrôlable. Alors qu'un public nombreux devrait arriver pour participer au carnaval, cela tombe vraiment mal.
Le procurateur Cordolina va alors demander à Volnay et au moins d'enquêter discrètement, si ce n'est clandestinement, puisqu'ils n'ont aucune fonction officielle dans cette ville, et d'essayer de comprendre ce qui se passe à Venise. Après tout, s'il ne s'agit pas là de morts étranges, que serait une mort étrange, alors ?
Puisqu'il n'ont rien d'autre à faire et que l'inaction leur pèse rapidement, les deux Français se lance dans une nouvelle enquête improbable dans le cadre majestueux de la Sérénissime. A leurs côtés, Violetta, qu'ils essayent de protéger, mais qui n'entend pas les attendre sagement à la maison, et un renfort lui-même assez étrange...
Il s'agit d'une jeune femme, Maddalena Corvinus, qui se présente elle-même comme historienne des vampires... Pas de quoi impressionner Volnay, pour qui seule la raison domine en toutes circonstances, ni le moine hérétique, plus cynique, mais à l'esprit plus scientifique et donc prêt à toute nouvelle expérimentation. Et comme la jeune femme possède un charme certain...
Reste qu'il se passe effectivement des choses franchement inquiétantes si on les prend au premier degré. A nos deux comparses de soulever le voile sur ces événements particuliers et empêcher que Venise ne bascule dans la folie et la violence. Et peut-être même dissuader, par tous les moyens à leur disposition, des... vampires d'y poursuivre leur oeuvre macabre.
Après avoir dévoré les trois premières enquêtes du commissaire aux morts étranges, j'ai décroché. Et Olivier Barde-Cabuçon en a profité pour en écrire trois autres ! Et même quatre, avec ce "Carnaval des vampires", dont le cadre et le thème m'ont attiré. Je reprends donc le cours de la série en ayant raté quelques péripéties, mais avec l'envie prochaine de reprendre là où je m'étais arrêté.
Si vous ne connaissez pas encore cette série, sachez que les enquêtes sont indépendantes. Mais le parcours des deux personnages principaux, lui, évolue au fil de ces enquêtes. Ainsi, vais-je continuer à parler du moine hérétique, sans en dire beaucoup plus, alors même que, pendant une bonne partie de ce roman, il ne porte plus la bure qui fait pourtant sa réputation.
Avec Volnay, il forme un duo assez improbable, franchement mal assorti, mais très efficace, complémentaire et surtout, par la force des choses, inséparables. On en découvre d'ailleurs un peu plus sur le moine dans cette enquête vénitienne, car, en plus des vampires, figurez-vous qu'on y croise aussi quelques fantômes...
Les fantômes d'un passé aujourd'hui révolu et qui viennent se rappeler au souvenir du moine hérétique, au point de le faire douter de lui. Pour la première fois, du moins aussi clairement, semble-t-il prendre conscience de sa mortalité, du temps qui passe et de l'âge qui gagne du terrain. Il est encore en forme, mais il sait que le chemin qui lui reste est moins long que celui déjà parcouru.
Au fil de ces pages, le portrait du moine hérétique se complète un peu plus. J'ai l'impression d'un personnage en forme de puzzle à qui on ajoute à chaque volume quelques pièces supplémentaires. A l'origine, on ne savait quasiment rien de lui, si ce n'est son état de moine défroqué pour cause d'hérésie et sa grande culture, en particulier dans les domaines scientifiques.
Désormais, on a l'impression de mieux le connaître, de ne plus avoir à faire à un personnage si difficile à cerner qu'il en devient inquiétant, à l'abri sous l'ombre que lui offre la capuche de sa robe de bure. Il gagne aussi en humanité, à tous points de vue, car il est bien plus extraverti que son acolyte, tellement rigide (ce qui ne fait pas de Volnay un personnage insensible, bien au contraire).
Le voilà bien tourmenté, notre moine hérétique, plus encore que d'habitude, lui qui paraît déjà bien agité à côté du toujours hiératique Volnay. Au point de faire des cachotteries, de mener son enquête dans son coin et de prendre des risques inconsidérés... Sans oublier l'envoûtante Maddalena, qui ne laisse personne indifférent.
D'ailleurs, on va constater aussi chez le commissaire aux morts étranges un certain trouble, pour ne pas dire un trouble certain. Déstabilisé comme sans doute jamais auparavant, pris en tenaille entre sa loyauté et sa fidélité à l'Ecureuil (personnage qui n'apparaît pas dans cette enquête) et sa situation d'exilé ignorant s'il rentrera un jour au pays.
Le si sage chevalier de Volnay lutte contre ses propres passions, ses propres désirs, en vain... Son sens moral peut en être écorné, mais ses doutes se placent sans doute ailleurs. Entre fidélité au devoir, fidélité aux amours, fidélité au moine hérétique, aussi, et la question lancinante de ce que pourrait être sa vie s'il n'était plus commissaire aux morts étranges...
Il faut dire que l'atmosphère du "Carnaval des vampires" est propice à ne plus se sentir tout à fait dans son état normal... J'ai vraiment retrouvé avec plaisir ce climat ambigu que sait concocter Olivier Barde-Cabuçon en jouant avec tous les codes à sa disposition, qu'il s'agisse de l'histoire, du polar et donc du fantastique.
Là encore, si vous ne connaissez pas cette série, c'est sa marque de fabrique : mettre en place des affaires reposant sur des croyances, des superstitions, des mythes, et tout ce qui peut les alimenter, de la politique à la religion, en passant par l'ambition, la cupidité ou la passion... La crédulité ou la peur de l'irrationnel sont des leviers forts qui permettent de masquer les pires turpitudes...
Outre le fait que cela plonge les personnages et le lecteur dans des histoires particulièrement sombres et mystérieuses (même si l'on se doute que la réalité sera bien plus terre-à-terre que ce qu'on peut s'imaginer), l'un des grands intérêts de cette série c'est donc ce paradoxe entre une période qui érige la Raison en valeur dominante, quitte à remettre en cause l'hégémonie de la religion, et la montée de ces superstitions.
Cette recette fonctionne aussi hors de France, comme en témoigne cette enquête dans ce contexte particulier du carnaval. Ce n'est pas anodin, sans être central, mais il est tout de même question de masques et le final se déroule alors que la fête commence... Une fête pas loin d'être gâchée, car, vous le verrez, même la météo se met au diapason, comme si, décidément, on en voulait à Venise elle-même en faisant s'abattre sur elle un escadron de calamités...
La ville elle-même est un décor somptueux pour cette enquête. Rares sont les villes qui ont aussi peu changé en plus de 250 ans, il est donc assez facile de se repérer au gré des investigations du chevalier et du moine. Et, au passage, en plus des monuments et des lieux si marquants, on en apprend aussi un peu plus sur l'histoire de la Sérénissime.
Le contexte historique de ce milieu de XVIIIe siècle est d'ailleurs un élément important de cette histoire, voilà pourquoi je ne développerai pas plus cet aspect. Mais, détail après détail, indices après indices, observation après observation, on commence à reconstituer cet arrière-plan et à comprendre que tout cela est une parfaite scène de théâtre...
Reste à comprendre qui est, qui sont peut-être les metteurs en scène de ce qui se passe à Venise en ce printemps à la douceur compromise. De cette pièce qui est sur le point de devenir une véritable tragédie et dont les comédiens ne connaissent le texte et les rebondissements qu'au fur et à mesure. Il y a un, des metteurs en scène, peut-être, mais aussi des souffleurs... Qui attisent le feu...
Enfin, il y a la question des vampires. Je ne suis pas un spécialiste de littératures vampiriques, je ne porterais donc pas de jugement autre que celui du simple lecteur qui s'est bien amusé à suivre cette histoire où l'on finit par se dire que Venise est bien un nid de non-vivants à longues canines ayant la fringale quand ils n'ont pas leur ration d'hémoglobine...
Si le bal des vampires se déroulaient en Transylvanie, leur carnaval ne pouvait avoir lieu que le long des canaux de Venise, mais aussi sur toute sa lagune, puisque certaines des îles appartenant au territoire vénitien tiennent une place importante dans l'histoire. Il n'y a pas le côté parodique et décalé, gentiment kitsch du film de Polanski dans ce roman, mais on plonge dans cette obscurité propice où se trament bien des choses...
On est au XVIIIe siècle, quelques années à peine après la parution, par exemple, du traité de Dom Calmet (mort en 1757) et qui fait référence. Il n'est pas encore question de tradition littéraire à proprement parler, ce sont plus des études autour d'un phénomène que l'on retrouve un peu partout en Europe, une peur qui a voyagé d'un pays à l'autre, avec son lot de, disons, solutions...
Et justement, jouer avec cet archétype en sortant des codes que la période moderne nous a imposé, sur le plan littéraire, mais aussi cinématographique. Il n'est plus romantique, gothique ou séducteur, non, il n'est que prédateur, dangereux, craint, au point d'aller tirer les morts de leurs sépulture pour leur infliger des sévices qui n'ont rien à envier à ceux subis par les victimes vivantes...
Olivier Barde-Cabuçon prend plaisir à nous perdre dans les rues et les canaux de Venise, en nous emmenant des lieux les plus lumineux aux plus sombres. C'est un travail d'illusionniste, d'une certaine manière, car il s'agit, on s'en doute, de focaliser l'attention pendant que d'autres événements s'organisent. Mais la peur est inoculée et l'on ressort encore troublé, plus si certain que tout cela ne soit que superstition...
Les billets sur les trois premières enquêtes du chevalier Volnay :
- "Casanova et la femme sans visage".- "Messe noire".- "Tuez qui vous voulez".
Les autres enquêtes :
- "Humeur noire à Venise".- "Entretien avec le diable".- "Le Moine et le singe-roi".